ANALYSE DES CONCEPTIONS DE LA PRODUCTIVITÉ QUI PRÉSIDENT À LA TRANSFORMATION DES SERVICES PUBLICS DE SOINS DANS LE CADRE DE LA MISE EN PLACE DU VIRAGE AMBULATOIRE INFORMATISÉ AU QUÉBEC

 

 

par Luc Bonneville*

 

 

 

RÉSUMÉ

 

            Au cours de ce texte, nous abordons la problématique de la transformation des services publics de soins dans le cadre de l’informatisation globale du système sociosanitaire au Québec consécutif de la mise en place du virage ambulatoire informatisé.  Cette discussion, nous la ferons à partir d’une analyse des conceptions de la productivité, ou de la performance, qui ont présidé, au Québec, à la réorganisation des services publics de soins autour de l’ambulatoire informatisé, de 1975 à 2000.  L’effort consistera à démontrer que l’informatisation du travail médical, dans la foulée de la mise en place de cet ambulatoire informatisé, répond d’abord et avant tout à des objectifs, à des buts, strictement économiques, fondés sur un projet de réduction substantielle des coûts des services de soins assumés par le secteur public, qui occultent la finalité d’usage même des services publics de soins.  Or, la transformation de ceux-ci passerait par l’imposition de la prééminence de la raison économique sur la raison clinique qui accompagne l’informatisation globale du secteur de la santé.  D’où le constat d’une transfiguration de la finalité du travail médical et de soins.

 

SUMMARY

 

This article examines the wide-ranging computerisation and, by extension, transformation of public healthcare in Quebec following the government's deployment of an information-technology-driven virage ambulatoire, or shift to ambulatory (outpatient) care.  To do so, we analyse how the notions of productivity and performance presided over the IT-based reorganisation of health services as outpatient care between 1975 and 2000.  In particular, the article demonstrates that the computerisation of medical work in the context of this shift to IT-based outpatient care was rooed in strictly economic objectives and goals, geared towards dramatically reducing the healthcare costs that the public sector assumes, but not towards the very uses these services are meant to fulfill.  This elevation of economic logics to a preeminence which supersedes clinical reasoning, we argue, has given rise to a shift in the end-goals of medical and healthcare work.

 

 

 

 

 

 

 

 

1. INTRODUCTION

           

 

            L’objectif de cet article est double : 1) présenter les principaux constats effectués dans le cadre de nos recherches (Bonneville, 2003) ; 2) et mettre en lumière les différents enjeux que nos constats révèlent du point de vue de la transformation des services publics de soins induite par l’informatisation globale du secteur de la santé.

 

            Dans le cadre de nos recherches, nous nous sommes donnés pour mandat d’analyser les conceptions de la productivité, ou de la performance, qui président à la mise en place du virage ambulatoire informatisé au Québec.  De façon plus spécifique, nous voulions comprendre et expliquer la crise du système sociosanitaire et la solution mise de l’avant, privilégiée, pour la résoudre, à travers l’ambulatoire informatisé.  Nous voulions ainsi montrer que les conceptions à la base de celui-ci s’organisent autour du paradigme néoclassique de la productivité, lequel réduit la finalité des organisations sanitaires publiques et la finalité d’usage des services de soins à une finalité économique, occultant ainsi toute perspective véritable d’amélioration de l’efficience clinique et thérapeutique fondée sur la qualité de la pratique médicale et des services de soins offerts à la population[1].  Cela nous a conduit à penser qu’on assiste au passage d’un système sociosanitaire “ fordiste-keynésiste ”, en référence à celui qui s’est construit dans la plupart des pays industrialisés à partir des années quarante-cinquante (Carré et Lacroix, 2001, p. 26 et suivantes), à un système sociosanitaire néolibéral productiviste, dans lequel la raison économique subsume la raison clinique dans l’organisation des services de soins.  Ce qui s’avère incompatible avec l’efficience clinique et thérapeutique des services de soins, leur qualité, encore moins avec l’idée de l’amélioration réelle de celle-ci, qui devrait pourtant représenter une dimension importante de l’évaluation de la “ pertinence ” de l’informatisation des soins.  Nous montrerons que cela a pour effet de transfigurer la finalité d’usage des services de soins.  Pour ce faire, nous procéderons en quatre principaux moments. 

 

Premièrement, nous présenterons le contexte sociohistorique qui préside à la mise en place de l’ambulatoire informatisé au Québec pour, en deuxième lieu, préciser l’approche méthodologique que nous avons utilisée pour analyser les conceptions de la productivité sous-jacentes à la mise en place de cet ambulatoire informatisé.  Troisièmement, nous ferons une synthèse des principaux constats de recherche que nous avons effectués.  Quatrièmement, avant de conclure, nous discuterons des enjeux socio-médicaux associés à la mise en place de l’ambulatoire informatisé au Québec à la lumière des constats effectués.

 

2. LA MISE EN PLACE DU VIRAGE AMBULATOIRE INFORMATISÉ POUR RÉSOUDRE LA CRISE DU SYSTEME SOCIOSANITAIRE : UN POINT DE DÉPART

 

            Au Québec, comme dans la plupart des pays industriels avancés, la transformation du système sociosanitaire trouve son origine dans un vaste mouvement de réorganisation, de réforme, qui s’est imposé, au sein des instances décisionnelles, à la suite du décret de crise du secteur de la santé.  Cette crise, si l’on suit l’histoire de la santé au Québec, a été diagnostiquée et annoncée au début des années quatre-vingts par l’État et le milieu des affaires sur la base de l’évolution d’indicateurs de performance (budgétaires, organisationnels et démographiques).  Parmi ces indicateurs, ce sont ceux révélant la croissance des dépenses publiques de santé qui ont suscité le plus de réactions de la part des décideurs, ceux-ci voyant en cette croissance un obstacle majeur à l’équilibre budgétaire ainsi qu’à la croissance économique dans un contexte marqué par la lutte au déficit.  Il fallait donc, selon l’État et le milieu des affaires, s’inspirant des discours anti-interventionnistes de l’État qui prônaient déjà dans les années soixante et soixante-dix la nécessité de rationaliser l’ensemble des dépenses de l’État, réduire considérablement les dépenses publiques de santé.  Deux solutions furent alors mises de l’avant : 1) réduire les dépenses de santé assumées par le secteur public et 2) augmenter la productivité du travail médical pour diminuer les coûts publics des services de soins offerts à la population.  Ce que permettra la mise en place du virage ambulatoire informatisé à partir du début des années quatre-vingt-dix, tel que nous l’avons en outre constaté au cours de nos recherches (Bonneville, 2003). 

 

            Par ce virage ambulatoire informatisé, l’État voulait, et veut encore, mettre en place une nouvelle organisation du travail investit de la capacité d’intensifier considérablement le travail des professionnels de la santé.  D’où le recours à des mécanismes marchands, le productivisme, pour y parvenir.  L’idée consistait dès lors à saisir les opportunités offertes par les technologies de l’information et de la communication (TIC), dont plusieurs avaient déjà affirmé certaines promesses liées à leur utilisation quotidienne (Bonneville, 2003), pour augmenter structurellement la productivité des établissements sanitaires et du travail des professionnels de la santé, de manière à diminuer substantiellement les coûts des services de soins assumés par le secteur public.

 

 3. QUELQUES MOTS SUR LA MÉTHODOLOGIE UTILISÉE

 

            Puisque nous tentions de comprendre les conceptions de la productivité qui président à la mise en place du virage ambulatoire informatisé dans le secteur de la santé au Québec de 1975 à 2000, nous avons opté pour une double approche méthodologique : quantitative et qualitative.

           

            Ainsi, dans un premier temps, afin de replacer la crise du système sociosanitaire québécois dans son contexte, nous avons analysé l’évolution des grands indicateurs de performance (budgétaires, organisationnels et démographiques) dans le secteur de la santé, de 1975 à 2000.  Par la suite, dans un second moment, nous avons analysé quatorze (14) documents officiels publiés par l’État québécois, depuis 1992, qui évoquent la “ nécessité ” de réorganiser le système sociosanitaire autour du virage ambulatoire informatisé.  Finalement, vingt-cinq (25) entrevues ont été réalisées auprès d’informateurs clés sélectionnés sur la base de leur implication dans la transformation du système sociosanitaire québécois autour de l’ambulatoire informatisé.  À ce titre, nous avons interrogé des hauts fonctionnaires du Ministère de la Santé et des services sociaux (MSSS), des régies régionales et de plusieurs établissements sanitaires ; des responsables (chef de projet, chargé de projet, coordonnateur, gestionnaire de projet, directeur de projet, etc.) d’expérimentations en télémédecine (à visée clinique) au sein de leur établissement; des membres du personnel médical à la tête d’expérimentations en télémédecine (à visée clinique) et des promoteurs de nouvelles technologies, c’est-à-dire des gestionnaires impliqués dans l’informatisation du secteur de la santé au sein d’une entreprise fournissant des outils technologiques.

 

4. L’INTRODUCTION D’UNE LOGIQUE PRODUCTIVISTE INCOMPATIBLE AVEC LA FINALITÉ D’USAGE DES SERVICES DE SOINS : PRÉSENTATION DES CONSTATS DE LA RECHERCHE

 

4.1 La mise en place des  politiques restrictives dans le secteur de la santé au Québec

 

            Premièrement, à la suite de notre analyse de l’évolution des indicateurs de performance du système sociosanitaire, nous avons constaté une croissance significative des dépenses totales de la santé[2] de 1975 à 2000 (77,2 %).  Cette croissance résulte de la croissance de la proportion des dépenses privées de santé qui, sur l’ensemble de la période analysée, a pris énormément d’importance (19,3 % contre -5,2 % pour la proportion des dépenses publiques).  Cette double tendance à la croissance des dépenses privées de santé et à la diminution des dépenses publiques s’est fait au même moment où le Québec enregistrait une hausse de la demande pour des services de soins.  Ce qui, compte tenu des restrictions budgétaires en santé, a tôt fait de contribuer à l’émergence d’un espace marchand en santé même si le revenu médian de la population diminuait alors que le taux d’imposition minima, quant à lui, augmentait. 

           

            Par ailleurs, même si l’on a constaté une diminution relative des dépenses publiques de santé, les dépenses de l’État québécois affectées aux médicaments ont crû de façon spectaculaire de 1975 à 2000 (3 171,6 %).  Cette croissance des dépenses consacrées aux médicaments a contribué fortement à l’augmentation du poids relatif de ceux-ci dans l’ensemble des dépenses publiques (314,8 %), par rapport à d’autres segments (hôpitaux, médecins, immobilisations, etc.).  Contrairement à la croissance de ces dépenses consacrées aux médicaments, celle relative aux dépenses affectées aux hôpitaux et aux médecins a été beaucoup plus timide même si l’on peut parler d’une augmentation assez forte (388,3 % et 390,2 %).  Toutefois, nous avons noté que le poids relatif des dépenses affectées aux hôpitaux par rapport à l’ensemble des dépenses publiques a régressé de 15,5 % de 1975 à 2000, alors que le poids relatif des dépenses consacrées aux médecins n’a augmenté crû que de 4,3 %.  Cela montre très bien dans quelle mesure il y a eu, au cours de la période analysée, 1975 à 2000, transformation importante de la prise en charge clinique de la maladie et des patients, surtout si l’on tient compte de la croissance de 16,5 % de la population québécoise.  Inévitablement, cette diminution des dépenses affectées aux établissements sanitaires publics ainsi qu’aux médecins devait conduire à la densification de l’usage des services de soins offerts par ces derniers.  Notons que le Québec passe de 1 établissement sanitaire pour 7 728,5 habitants en 1980, à 1 établissement sanitaire pour 10 187,7 en 1996.  Cette croissance du ratio des habitants / établissements sanitaires (31,8 %) devait conduire à une importante croissance de l’achalandage dans les établissements sanitaires, au même moment où l’on tentait de réduire de façon intransigeante le nombre de lits et de places dans les établissements sanitaires.  À ce titre, nous avons constaté qu’il y avait eu, au cours de cette période, une diminution relative du nombre de lits et places au permis, ceux-ci passant de 1 lit ou place pour 67,3 habitants en 1981 à 1 lit ou place pour 73,8 habitants en 1996. 

 

            De telles restrictions budgétaires dans le secteur public de la santé au Québec ont contribué à l’émergence de problèmes d’engorgement et de listes d’attente dans les établissements sanitaires, ce qui est d’autant plus problématique lorsqu’on constate une augmentation très faible des médecins et des infirmières intervenant auprès de patients dans ceux-ci.  Ce sont en effet les médecins spécialistes et les infirmières auxiliaires qui ont augmenté le moins en rapport avec la population, contrairement aux autres professionnels d’autres catégories.

 

4.2 L’ambulatoire informatisé comme solution à la crise de productivité du système sociosanitaire

 

            En décrétant la crise du système sociosanitaire, l’État québécois a préconisé la mise en place d’une solution qui devait passer par des restrictions budgétaires, lesquelles ont été imposées de façon intransigeantes aux établissements sanitaires.  Aussi fallait-il réorganiser le système sociosanitaire, la façon de prendre en charge les patients, de manière à ce que les objectifs de réduction des coûts publics des services de soins soient assurés à court, moyen et long terme.  D’où la mise en place du virage ambulatoire qui, comme nous l’avons souligné plus haut, représentait, et représente encore, LA solution pour surmonter les problèmes identifiés par les décideurs politiques.  Afin de convaincre la population et l’ensemble des travailleurs de la santé, il fallait cependant que l’État fasse valoir les bienfaits du virage ambulatoire informatisé en indiquant en quoi le contexte budgétaire exigeait qu’il soit implanté rapidement et sans opposition.  L’État québécois a donc affirmé dans plusieurs documents officiels que les restrictions budgétaires en santé, et dans d’autres secteurs, étaient nécessaires, incontournables et inévitables, même dans un contexte marqué par une augmentation de la demande pour des services de soins.  Pour l’État, l’heure était à la performance, à la productivité et à la rentabilité, conformément au leitmotiv selon lequel “ il faut faire plus, autrement et avec moins ” (Saillant, 2000, p. 18).  L’informatisation de la pratique médicale, telle qu’imaginée par l’État québécois qui adoptait une position fantasmatique de la technologie[3], était investie de la capacité d’assurer le progrès du et dans le système sociosanitaire par rapport à la résolution de tous les problèmes auxquels celui-ci était confronté[4].  Ce progrès, tel qu’annoncé dans les documents officiels, à la lumière de notre analyse, devait passer par l’augmentation structurelle de la productivité du travail médical, par conséquent des professionnels de la santé.  Il était toutefois clair, pour des raisons de régulation sociale, que cette affirmation de la nécessité d’augmenter la productivité des professionnels de la santé ne pouvait être formulée seule, sans l’affirmation de l’informatisation pour améliorer la qualité des soins.  Or, notre analyse nous a permis de constater que l’énoncé de l’augmentation de la productivité pour des fins budgétaires était systématiquement accompagné, d’un document à l’autre, de celui de la qualité des soins.  Cela nous a conduit à affirmer que cette affirmation de la qualité des soins ne pouvait être occultée aux citoyens, puisque le contraire aurait eu des répercussions importantes sur l’opinion publique comme le montre l’histoire des revendications sociales et des mouvements sociaux des trente dernières années. 

 

Pourtant, tel que nous l’avons constaté, l’objectif premier et fondamental de la réorganisation (reengineering) du travail médical autour des TIC consistait à modifier structurellement le rapport au temps, comme en témoignent les propos très explicites sur cette question évoqués dans plusieurs documents officiels.  On voulait en effet intensifier le travail des professionnels de la santé en contraignant ceux-ci à traiter plus de patients plus rapidement.  Dans cette restructuration, c’est la prise de décision clinique qu’on veut accélérer, en éliminant également les tâches et les gestes décrétés inutiles par ceux qui décident du sens à donner à l’informatisation du système sociosanitaire québécois.  Pour que ce discours soit accepté, afin que les acteurs clés du système sociosanitaire se conforment aux objectifs présentés comme inéluctables, il fallait qu’il se ramifie dans la pyramide organisationnelle du système sociosanitaire, que les administrateurs locaux, les cadres, les directeurs de services, les médecins, les infirmières, reçoivent, acceptent, surtout s’“ approprient ”, ce discours, cette façon de voir l’“ incontournable ”.  Or cette ramification du discours, tel que nous l’avons constaté, a contribué à façonner les représentations des responsables des projets d’informatisation qui, de ce fait, adoptaient une position qui consistait à répéter, souvent même de façon pré-déterminée, pré-construite, les justifications de la réorganisation ambulatoire informatisée telle qu’imaginée par les décideurs.

 

4.3 La prééminence de la raison économique sur la raison clinique

 

Ainsi, sur le terrain, à l’analyse des témoignages recueillis, on constate que le discours officiel sur l’informatisation des services de soins a été intériorisé, “ approprié ”, par les décideurs locaux.  Il était clair, selon ces derniers, qu’il fallait informatiser les services de soins pour augmenter la productivité du travail médical, de façon à solutionner les problèmes d’engorgement et de listes d’attente des établissements sanitaires qui subissaient les restrictions budgétaires menées avec intransigeance, comme nous l’avons souligné plus haut.  L’ambulatoire informatisé devait, dans ce contexte, représenter le moyen pour répondre à la demande croissante pour des services de soins avec des ressources réduites, de plus en plus réduites.  Le mandat de l’ambulatoire informatisé était alors précis, puisqu’il visait à réduire les coûts de fonctionnement des établissements sanitaires par la diminution de leur fréquentation et la baisse de la durée moyenne de séjour.  Ce double objectif est fondé sur une conception prétextant que la demande de soins peut être gérée autrement que par les formes classiques de prise en charge, suivant le seul critère des coûts occasionnés par celles-ci.  Il s’agissait pour les décideurs, à la lumière de leurs témoignages, de contrôler la demande pour des services de soins, de façon à ce que les citoyens restreignent le plus possible leur consommation de soins.  On voulait ainsi freiner l’utilisation intensive et répétitive des services de soins, la consultation des médecins et / ou en hôpital.  D’où la pertinence d’une prise en charge ambulatoire, moins coûteuse, pour y parvenir.

 

            Or, à partir des témoignages que nous avons recueillis, nous avons constaté que ce projet de contrôle administratif sur les hospitalisations et leur durée conduit directement à la confrontation avec l’autorité légitime dont sont investis les médecins, lesquels sont administrativement remis en cause dans leur façon de soigner les patients.  On veut les soumettre, les subordonner, à la raison économique.  Le pouvoir de prescrire est ainsi remis en question, et c’est à lui qu’on veut s’attaquer pour réduire les coûts des services de soins.  Pour ce faire, il fallait s’assurer un contrôle permanent et systématique des pratiques cliniques, ce qu’allaient permettre les TIC considérées par les gestionnaires comme l’instrument clé d’un contrôle en continuité et en temps réel des professionnels de la santé.  Dans cette nouvelle organisation qu’on voulait créer, on pourrait dire imposer, les professionnels de la santé sont contraints de s’adapter à ce qui est déjà conçu et planifié, c’est-à-dire à des tâches devant être effectuées selon des standards prescrits et une temporalité prédéterminée par les gestionnaires-décideurs qui imposent de façon intransigeante l’ordre comptable duquel ils se réclament.  C’est donc la “ productivité ” des établissements sanitaires qui est surveillée, contrôlée, par ceux qui décident qu’elle doit être optimisée, c’est-à-dire l’État et les décideurs.

 

            Aussi ne faut-il pas s’étonner d’avoir constaté sur le terrain la présence d’une intensification importante du travail des professionnels de la santé, qui repose dans certains cas sur les principes tayloristes d’organisation du travail industriel mis au point par Taylor au début du XXe siècle (1911).  L’idée consiste ici à augmenter la charge de travail des professionnels de la santé, en accélérant la cadence de leur travail et, par conséquent, la rapidité avec laquelle leurs tâches quotidiennes sont réalisées.  Inévitablement, dans un contexte où, comme nous l’avons souligné plus haut, le Québec enregistrait une hausse de la demande pour des services de soins, cette intensification a voulu dire un alourdissement fort importante des tâches médicales, comme l’indiquent les quelques témoignages recueillis à ce propos.  Or, pour les professionnels de la santé contraints d’accepter et de s’adapter à cette nouvelle organisation du travail considérée comme plus productive par ceux qui décident du sens à donner à l’ambulatoire informatisé, la logique économique sous-jacente à la réorganisation de leur travail a conduit à la dégradation des conditions objectives d’exercice de la pratique clinique.  Pourtant, pour les professionnels de la santé, cette logique économique aurait dû être subordonnée à la logique clinique dans la façon de mettre en place l’ambulatoire informatisé, ce qui aurait eu pour effet de poser comme prioritaire, d’abord et avant tout, l’amélioration de la qualité des services de soins au bénéfice des patients.  Ainsi, cette conception des professionnels de la santé sur le sens à donner à la mise en place de l’ambulatoire informatisé, s’avère contraire à la logique économique qui, en ramenant tout à des considérations strictement économiques, s’inscrit en inadéquation face à la finalité même du travail médical et des soins.  En témoigne l’impact direct de cette logique économique qui préside à l’ambulatoire informatisé sur le travail quotidien des professionnels de la santé, ceux-ci ayant clairement affirmé qu’il y avait un manque de soutien à leur propre pratique qu’on voulait transformer pour en effectuer des économies.  D’où l’effritement des conditions du travail médical.  Non seulement y a-t-il effritement des conditions du travail médical, mais la réorganisation ambulatoire informatisé actuelle pose plusieurs obstacles devant la possibilité réelle d’améliorer la qualité du travail médical et des soins.  Ces contraintes additionnelles posent donc le problème de l’utilité clinique réelle des TIC, mises en place de façon consécutive au virage ambulatoire informatisé, lorsqu’elles sont implantées suivant une logique économique qui occulte, qui marginalise, toute affirmation de la logique clinique.  Finalement, on peut dire que c’est la qualité des soins qui est interpellée.  D’où le constat que nous avons fait au sujet de la contradiction “ irrésolvable ” qui existe entre la conception néoclassique de la productivité et l’efficience clinique et thérapeutique, la qualité réelle des soins, laquelle contrairement à la première s’inscrit en adéquation avec la nature même des services de soins.

 

5. QUAND LA RAISON ÉCONOMIQUE “ TRANSFIGURE ” LA FINALITÉ D’USAGE DES SERVICES DE SOINS

 

            L’un des problèmes centraux que pose la conception - néoclassique - de la productivité qui préside à la mise en place de l’ambulatoire informatisé, c’est que l’output n’est considéré que comme un coût, une dépense, qui est réifié en une chose abstraite, un objet, qu’il n’est pas.  Suivant cette conception, on évacue toute autre dimension de la réalité des soins, le problème à résoudre, c’est-à-dire le travail médical orienté vers l’amélioration de l’état de santé du patient, le recouvrement de la santé.  Voilà pourquoi nous ne pouvons que penser que cette conception néoclassique de la productivité s’inscrit, par essence même, en inadéquation avec les services de soins, avec l’efficience clinique et thérapeutique.  Or celle-ci, dans la logique mise en place par les décideurs pour mener à terme l’ambulatoire informatisé, ne représente pas un objectif central ; au contraire, tout n’a de sens que par la réduction des coûts des services de soins assumés par le secteur public.  C’est pourquoi nous pensons qu’il existe une contradiction fondamentale entre la façon avec laquelle l’ambulatoire informatisé est implanté, suivant les objectifs mis de l’avant par les décideurs politiques, et la nature même des services de soins et leur finalité d’usage, laquelle n’est pas prise en compte par les décideurs qui souhaitent d’abord et avant tout effectuer des économies à même le travail médical comme nous venons de l’évoquer plus haut.  Or, cette conception productiviste des services (informatisés) de soins, telle que présente dans la façon de transformer le système sociosanitaire, pose ces derniers comme des objets homogènes standardisables et pouvant être reproduits en série, à la chaîne.  Or, se réclamer d’une telle conception pour penser les services de soins, c’est postuler que les services de soins sont des actes réifiées en dépenses où les interactions humaines sont absentes, défigurées en choses rendues possible sans le travail de ceux qui les réalisent, c’est-à-dire les professionnels de la santé.  On oublie ainsi l’importance fondamentale de la relation sociale propre aux services de soins, laquelle relation ne peut être occultée au profit de l’accroissement de la vitesse de traitement dans le but de prendre en charge le plus grand nombre de patients possible dans un temps donné, comme l’ont montré plusieurs (Dodier, 1993) (Zborowski, 1952) (Dorvil, 1985) (Zola, 1966) (Le Disert, 1985) (Adam et Herzlich, 1994) et (Porat, 1976). 

 

De plus, dans cette conception néoclassique de la productivité, on ne tient pas compte de la particularité des cas traités, de la singularité d’un patient, ni de la durée nécessaire et suffisante des consultations, lesquelles sont nécessairement variables et hétérogènes les unes par rapport aux autres.  Au contraire, on suppose que la prise en charge des patients peut obéir aux impératifs de l’homogénéité comme condition centrale de la standardisation.  Toutefois, comme l’affirme Nusbaumer, “ s’il est possible de fixer des limites à la durée et à l’intensité des prestations dans le but de définir une unité de service, ces limites sont le plus souvent arbitraires, car le caractère plus ou moins achevé d’un service est une question d’appréciation subjective. ” (1984, p. 15)

 

            Au bout du compte, c’est la qualité du travail médical et des soins qui est touchée, au nom des économies qu’on prétend être nécessaires, qu’on affirme inéluctables au nom du “ progrès ”.  Ce qu’on cherche toutefois à faire, c’est d’imposer la prééminence de la raison économique sur la raison clinique de façon à parvenir aux objectifs d’économies fixés par les décideurs.  Derrière ce projet se cache toutefois une idéologie, on pourrait dire un dogme, portés par les évangélistes du marché, comme dirait Dixon (1998), ou par les grands prêtres de la modernité, comme diraient Martin et Savidan (1994), qui ne cessent de dire que la croissance économique, et donc le progrès, se portera d’autant mieux que l’intervention de l’État dans l’économie sera minimum.  On oublie toutefois que derrière l’économie, il y a la vie, la santé, des individus qui cherchent à recouvrer la santé, en faisant appel à des professionnels de la santé, dont l’éthique, d’inspiration hippocratique, implique qu’ils puissent mettre à contribution le plus de ressources possible pour améliorer l’état de santé de leurs patients.  Ressources qui ne sont certes pas illimitées, mais qui doivent tout de même être consenties de façon à répondre à la finalité - la qualité des conditions du travail médical et des soins – des services publics de soins.  Au fond, n’est-ce pas l’un des problèmes fondamentaux d’une économie politique qui place l’être humain au centre de la vie sociale et économique ?  N’est-ce pas un projet de société plus humain que celui de voir la vie mise au service de l’économie, avec comme condition centrale un productivisme qui impose sa propre logique, sa propre finalité ?  Ce qui, ultimement, a pour effet de transfigurer la finalité d’usage des services de soins, en considérant celui-ci comme un problème économique, une dépense.  C’est précisément ce qui nous conduit à penser, à la lumière de la position de Gadrey (1996) sur cette question, que si la notion de “ productivité ” dans les services de soins ne repose que sur la dimension des coûts, mieux vaut l’abandonner.  Mieux vaut l’abandonner car ses catégories analytiques - c’est-à-dire le temps, le quantum, le coût, le rendement, l’optimum, la substitution - sont étrangères à la nature, à la spécificité, de la réalité des services de soins.

 

6. CONCLUSION

 

            En définitive, face à la réorganisation du système sociosanitaire québécois modelée par une logique économique productiviste, nous ne pouvons que porter un jugement sévère sur l’emprunt qui est fait de la productivité comme instrument de pensée qu’on cherche à imposer en dehors des contextes dans lesquels il a été construits, c’est-à-dire au début du XXe siècle pour mesurer la rentabilité des processus de production dans les entreprises capitalistes.  Ce concept de productivité, qui constitue le noyau dur de la conception économique sous-jacente à la mise en place du virage ambulatoire informatisé au Québec, est pensée comme éternel, applicable à tout, dont le fondement théorique n’est jamais remis en question.  On est en plein dans la “ science normale ”, pour reprendre la conception kuhnienne de la science (Kuhn, 1972).  Les anomalies du paradigme ne semblent pas prises en compte, sinon que par quelques hétérodoxes.  Le concept néoclassique et marginaliste de la productivité est donc transposé aux services de soins sans que l’on puisse prendre de recul par rapport à son degré de congruence avec la réalité dont il est question, à la finalité à laquelle il répond.  Latour et Woolgar (1988) parlerait à ce titre d’un énoncé de type 5 (degré maximal) qui explique qu’un concept n’est jamais remis en cause entre les membres d’une communauté puisque ses fondements théoriques et épistémologiques sont pris pour acquis ; acceptés par tous ceux qui s’inscrivent dans le même paradigme et qui analysent la réalité à la lumière de la perspective inhérente à celui-ci.

 

            Voilà pourquoi nous pensons que nos recherches apportent une contribution, même modeste, aux recherches sur l’incompatabilité entre la productivité et la réalité des services, dans notre cas les services de soins, qui invitent plutôt à une évaluation fondamentalement différente de celle qui a cours.  Car nous pensons qu’il est nécessaire, comme l’affirme Gadrey (2001), de sortir du paradigme de la croissance économique pour adopter un nouveau paradigme du développement économique et social, des améliorations d’états, davantage compatible avec une vision plus réaliste du progrès.  Une vision du progrès qui dépasse la conception classique, voire néoclassique, du progrès qui veut que la source de toute richesse se trouve dans l’augmentation de la productivité du travail, comme l’ont si bien mentionné les classiques tels que Smith, Malthus, Ricardo et plusieurs autres.  C’est pourquoi il y a lieu de passer d’une “ économie de la comptabilité des flux et des coûts à une socio-économie du jugement des améliorations d’état, de qualité et de bien-être individuel et collectif ” (Gadrey, 2001, p. 50), ce qui déboucherait sur la subordination de l’économie à la vie, comme le propose Bartoli (1996). 

 

Enfin, suivant Nusbaumer (1984), nous pensons que la réflexion (socio-)économique sur les services de façon générale doit nécessairement renouveler ses catégories d’analyse : “ L’économie post-industrielle devra se libérer des préjugés matérialistes pour progresser.  Elle devra découvrir de nouveaux principes d’action mieux adaptés à un mode de production plus qualitatif que quantitatif, susceptibles de jouer le rôle que fut celui du profit dans la période d’industrialisation ”.  Voilà pourquoi il est nécessaire de prendre distance vis-à-vis des discours des décideurs, qui “ nous vantent les mérites de leur nouveau modèle avec les vieux concepts ” (Gadrey, 2001, p. 50), afin de contribuer à la construction d’une représentation scientifique épistémologiquement congruente avec la réalité des soins de santé.  Dans ce contexte, le retour à une économie politique de la santé, ou une sociologie économique de la santé, c’est-à-dire une approche pluridisciplinaire qui tranche avec l’économicisme, serait hautement pertinente.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

ADAM, Philippe et Claudine HERZLICH.  1994.  Sociologie de la maladie et de la médecine, Nathan, Paris.   

 

BARTOLI, Henri.  1996.  L’économie, service de la vie.  Crise du capitalisme.  Une politique de la civilisation, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble.

 

BAUMOL, William J., Alan S. BLINDER et William M. SCARTH.  1986.  L’économique.  Principes et politiques, Éditions Études Vivantes, Saint-Laurent (Québec). 

 

BONNEVILLE, Luc.  2003.  “La mise en place du virage ambulatoire informatisé comme solution à la crise de productivité du système sociosanitaire au Québec (1975 à 2000)”, Thèse de doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal, Montréal.

 

CARRÉ, Dominique et Jean-Guy LACROIX (sous la direction).  2001.  La santé et les autoroutes de l’information.  La greffe informatique.  L’Harmattan, Paris.

 

CARRÉ, Dominique et Jean-Guy LACROIX.  1999.  “Virage ambulatoire et autoroutes de l’information dans le secteur de la santé”, dans Sciences de la Société, no. 47, p. 23-41.

 

DODIER, Nicolas.  1993.  L’expertise médicale : essai de sociologie du jugement, Éditions Métaillé – Diffusion Seuil, Paris.

 

DORVIL, Henri.  1985.  “Types de sociétés et de représentations du normal et du pathologique : la maladie physique, la maladie mentale”, dans J. Dufresne et al (dir.), Traité d’anthropologie médicale.  L’institution de la santé et de la maladie, Presses universitaire du Québec et Institut québécois de recherche sur la culture ; Presses universitaire de Lyon, Sainte-Foy ; Québec et Lyon, p. 305-332.

 

GADREY, Jean. 2001.  Nouvelle économie.  Nouveau mythe ?  Suivi de que reste-t-il de la nouvelle économie ?, Flammarion, Paris.

 

GADREY, Jean.  1996.  Services : la productivité en question, Desclée de Brouwer, Paris.

 

GADREY, Jean.  1992.  L’économie des services, Éditions La Découverte, Paris.

 

KUHN, Thomas.  1972.  La structure des révolutions scientifiques.  Flammarion, Paris.

 

LATOUR, Bruno et Steve WOOLGAR.  1988.  La vie de laboratoire.  La Découverte, Paris.

 

LE DISERT, Dominique.  1985.  La Maladie : la part du social, Éditions du CDSH, Paris.

 

NUSBAUMER, François.  1984.  Les services.  Nouvelle donne de l’économie, Economica, Paris. 

 

PASCAL, Christophe , Éric GARCIA, Stéphane FRAISSE et David PIOVESAN.  2002.  “La télémédecine, entre fantasme et réalité.  De la fascination technique aux besoins des utilisateurs”, dans Santé et Systémique, vol. 6, no. 1-2-3, p. 321-336.

 

PORAT, Maurice.  1976.  La psychologie médicale du praticien, Presses universitaires de France, Paris.

 

SAILLANT, Francine.  2000.  “Transformations des soins familiaux et lien social”, dans Pascal-Henri Keller et Janine Pierret (dir.), Qu’est-ce que soigner ?  Le soin, du professionnel à la personne, Éditions La Découverte et Syros, Paris.

 

SICOTTE, Claude, François CHAMPAGNE, Lambert FARAND, André LACROIX, Louise ROUSSEAU, Marcellin AYÉ et Daniel REINHARZ.  1999.  Analyse de l'expérience d'un réseau interhospitalier de télémédecine, Groupe de recherche interdisciplinaire en santé, Faculté de médecine, Secteur Santé publique, Université de Montréal, Montréal. 

 

ZBOROWSKI, Mark.  1952.  “Cultural components in responses to pain”, dans Journal of Social Issues, no 8, p. 16-30

 

ZOLA, Irving.  1966.  “Culture and Symptoms.  An Analysis of Patient’s Presenting Complaints”, dans American Sociological Review, vol. 31, p. 615-630.

 



* L’auteur est professeur-chercheur au département de communication de l’Université d’Ottawa et chercheur au Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l’information et la société (GRICIS) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

 

[1] L’efficience clinique et thérapeutique peut être définie comme un indicateur de l’amélioration de la qualité du travail des professionnels de la santé – à la fois sur le plan diagnostique et thérapeutique – telle que jugée et validée par ces derniers en fonction de leur efficacité, c’est-à-dire suivant leur capacité à obtenir des résultats (effet médical attendue) qui se traduisent à la fois par une amélioration des services offerts à la population et par une utilisation cliniquement et médicalement adéquate des ressources mises à leur disposition (efficience opérationnelle).

 

[2] Les dépenses totales de santé représentent l’ensemble, c’est-à-dire le total, des dépenses publiques et des dépenses privées de santé.

[3] Sur cette problématique liée à la représentation des conséquences de la télémédecine, voir Pascal et coll. (2002, p. 321-336).

 

[4] Ce que Carré et Lacroix ont qualifié de “syndrome du tout informatique” en santé (2001, p. 9).