Transformer les objets connectés en mouchards : la surenchère sécuritaire du gouvernement

Communiqué de l’Observatoire des Libertés et du Numérique, 31 mai 2023

Le projet de loi “Orientation et programmation du ministère de la Justice 2023-2027” a commencé à être discuté au Sénat, et son article 3 fait déjà polémique. À raison.

Au milieu de dispositions qui visent à entériner pêle-mêle les interventions à distance des médecins en cas de prolongation de la garde à vue et des interprètes dès le début de la garde à vue, ou l’extension des possibilités des perquisitions de nuit à des crimes de droit commun, est créé un nouvel outil d’enquête permettant d’activer, à distance, les appareils électroniques d’une personne à son insu pour obtenir sa géolocalisation en temps réel ou capter des images et des sons. Art. 3 points 12° et 13° et 17° à 19°.

En clair, il s’agira par exemple pour les enquêteurs judiciaires de géolocaliser une voiture en temps réel à partir de son système informatique, d’écouter et enregistrer tout ce qui se dit autour du micro d’un téléphone même sans appel en cours, ou encore d’activer la caméra d’un ordinateur pour filmer ce qui est dans le champ de l’objectif, même si elle n’est pas allumée par son propriétaire. Techniquement, les policiers exploiteront les failles de sécurité de ces appareils (notamment, s’ils ne sont pas mis à jour en y accédant, ou à distance) pour installer un logiciel qui permet d’en prendre le contrôle et transformer vos outils, ceux de vos proches ou de différents lieux en mouchards.

Pour justifier ces atteintes graves à l’intimité, le Ministère de la Justice invoque la “crainte d’attirer l’attention des délinquants faisant l’objet d’enquête pour des faits de criminalité organisée, de révéler la stratégie établie ou tout simplement parce qu’elle exposerait la vie des agents chargés de cette mission” en installant les outils d’enquête. En somme, il serait trop risqué ou compliqué pour les agents d’installer des micros et des balises “physiques” donc autant se servir de tous les objets connectés puisqu’ils existent. Pourtant, ce prétendu risque n’est appuyé par aucune information sérieuse ou exemple précis.
Surtout, il faut avoir en tête que le piratage d’appareils continuera de passer beaucoup par un accès physique à ceux-ci (plus simple techniquement) et donc les agents encourront toujours ce prétendu risque lié au terrain. De plus, les limites matérielles contingentes à l’installation d’un dispositif constituent un garde-fou nécessaire contre des dérives d’atteintes massives à la vie privée.

La mesure prévue par l’article 3 est particulièrement problématique pour les téléphones portables et les ordinateurs tant leur place dans nos vies est conséquente. Mais le danger ne s’arrête pas là puisque son périmètre concerne en réalité tous les “appareils électroniques”, c’est-à-dire tous les objets numériques disposant d’un micro, d’une caméra ou de capteurs de localisations. Cette mesure d’enquête pourrait ainsi permettre de :
– “sonoriser” donc écouter des espaces à partir d’une télévision connectée, d’un babyphone, d’un assistant vocal (type Google Home), ou d’un micro intégré à une voiture ;
– de retransmettre des images et des vidéos à partir de la caméra d’un ordinateur portable, d’un smartphone ou d’une caméra de sécurité à détection de mouvement ;
– de récupérer la localisation d’une personne grâce au positionnement GPS d’une voiture, d’une trottinette connectée ou d’une montre connectée. De nombreux autres périphériques disposant de ces capteurs pourraient aussi être piratés.

Si ce texte était définitivement adopté, cela démultiplierait dangereusement les possibilités d’intrusion policière, en transformant tous nos outils informatiques en potentiels espions.

Il est, à cet égard, particulièrement inquiétant de voir consacrer le droit pour l’Etat d’utiliser les failles de sécurité des logiciels ou matériels utilisés plutôt que de s’attacher à les protéger en informant de l’existence de ces failles pour y apporter des remèdes.

Les services de police et de renseignement disposent pourtant déjà d’outils extrêmement intrusifs : installation de mouchards dans les domiciles ou les voitures (balise GPS, caméras de vidéosurveillance, micro de sonorisation), extraction des informations d’un ordinateur ou d’un téléphone par exemple et mise en oeuvre d’enregistreurs d’écran ou de frappes de clavier (keylogger). Ces possibilités très larges, particulièrement attentatoires à la vie privée, sont déjà détournées et utilisées pour surveiller des militant·es comme (dans la lutte du Carnet, dans l’opposition aux mégabassines, dans les lieux militants de Dijon, ou dans les photocopieuses de lieu anarchistes, etc.)

Alors que les révélations sur l’espionnage des téléphones par Pegasus continuent de faire scandale et que les possibilités des logiciels espions ont été condamnées par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, le ministère de la Justice y voit à contrario un exemple à suivre. Il tente de légitimer ces dispositifs en assurant que seuls le crime organisé et le terrorisme seront visés via ces “techniques spéciales d’enquête”.

Si le projet de loi renvoie effectivement à des infractions considérées comme graves, cela n’est pas de nature à apaiser les inquiétudes légitimes. En effet, ces mêmes infractions graves ont déjà été utilisées pour poursuivre des actions militantes, que ce soit à l’encontre de personnes solidaires avec les migrants accusées d’aide à l’entrée de personnes en bande organisée, de militants écologistes, encore qualifiés récemment d’ “écoterroristes” ou encore de militants contre l’enfouissement de déchets nucléaires à Bure.
Plus généralement, le spectre des infractions visées peut aussi dépasser l’imaginaire de la “grande criminalité”, y sont inclus notamment : la production et la vente de stupéfiant quelque soit l’échelle, le proxénétisme dont la définition très large peut inclure la seule aide à une personne travailleuse du sexe, les vols en bande organisée…

Concernant la technique de géolocalisation des objets connectés, le spectre est encore plus large puisque l’activation à distance pourra concerner toutes les personnes suspectées d’avoir commis un délit puni de cinq années de prison, ce qui – en raison de l’inflation pénale des lois successives – peut aller par exemple du simple recel, à la transmission d’un faux document à une administration publique, ou le téléchargement sans droit de documents d’un système informatique.

Surtout, l’histoire nous a démontré qu’il existait en la matière un “effet cliquet” : une fois qu’un texte ou une expérimentation sécuritaire est adopté, il n’y a jamais de retour en arrière. À l’inverse, la création d’une mesure intrusive sert généralement de base aux extensions sécuritaires futures, en les légitimant par sa seule existence. Un exemple fréquent est d’étendre progressivement des dispositions initialement votées pour la répression d’un crime choquant à d’autres délits. Le fichage génétique (FNAEG) a ainsi été adopté à l’encontre des seuls auteurs d’infractions sexuelles, pour s’étendre à quasiment l’ensemble des délits : aujourd’hui, 10% de la population française de plus de 20 ans est directement fichée et plus d’un tiers indirectement.

Permettre de prendre le contrôle de tous les outils numériques à des fins d’espionnage policier ouvre la voie à des risques d’abus ou d’usages massifs extrêmement graves.

Au regard de la place croissante des outils numériques dans nos vies, accepter le principe même qu’ils soient transformés en auxiliaires de police sans que l’on ne soit au courant pose un problème grave dans nos sociétés. Il s’agit d’un pas de plus vers une dérive totalitaire qui s’accompagne au demeurant d’un risque élevé d’autocensure pour toutes les personnes qui auront – de plus en plus légitimement – peur d’être enregistrées par un assistant vocal, que leurs trajets soient pistés, et même que la police puisse accéder aux enregistrements de leurs vies – par exemple si elles ont le malheur de passer nues devant la caméra de leur téléphone ou de leur ordinateur.

Pour toutes ces raisons, l’article 3 de la LOPJ suscite de graves inquiétudes quant à l’atteinte aux droits et libertés fondamentales (droit à la sûreté, droit à la vie privée, au secret des correspondances, droit d’aller et venir librement). C’est pourquoi nous appelons l’ensemble des parlementaires à œuvrer pour la suppression de ces dispositions de ce projet de loi et à faire rempart contre cette dérive sécuritaire.

Organisations membres de l’OLN signataires : Le CECIL, Creis-Terminal, Globenet, La Ligue des Droits de l’Homme, La Quadrature du Net, Le Syndicat des Avocats de France, Le Syndicat de la Magistrature.


N° 136 Terminal : Blockchains, quels enjeux ?

N° coordonné par : Primavera De Filippi, Chantal Enguehard, David Fayon, Anne Gagnebien et Geneviève Vidal

Ce dossier  a vu le jour à la suite de la journée d’études de Creis-Terminal  en mars 2021.

« Pour avancer les réflexions et les recherches sur les blockchains (chaînes de blocs) grâce à des points de vue et disciplines complémentaires, nous accueillons dans ce numéro de la revue Terminal, sept analyses des enjeux des blockchains, menées par des auteurs en sociologie, sciences juridiques, sciences politiques, sciences de gestion, sciences de l’information et de la communication, histoire de l’art et informatique.

Les lecteurs découvriront, après un état de l’art, les contributions scindées en deux parties, l’une abordant des enjeux sociaux, politiques et juridiques (communs, technocritique, privacy et propriété intellectuelle), l’autre exposant des études de cas éclairantes (bitcoin, cinéma, musique). »

Le numéro comprend également l’Éditorial sur la nécessité d’une régulation, des Repères sur les crypto-actifs ainsi qu’un Bloc-notes

Le numéro est en accès libre sur le site Open Edition Journals

Loi JO 2024 : Passage de flambeau au Conseil constitutionnel

Communiqué de l’Observatoire des libertés et du numérique (OLN), Paris, le 24 avril 2023.

La loi sur les Jeux olympiques a été définitivement adoptée le 12 avril. Dans la foulée, des député·es de l’opposition ont saisi le Conseil constitutionnel. L’Observatoire des Libertés et du Numérique (OLN) a adressé ses observations dans un mémoire (accessible ici), invitant le Conseil constitutionnel à censurer les articles portant sur la vidéosurveillance algorithmique (article 7), les scanners corporels (article 11) et l’infraction d’intrusion dans les stades (article 12).

Après avoir mené le combat contre la vidéosurveillance algorithmique (VSA) au Parlement, l’OLN a réitéré ses critiques auprès du Conseil constitutionnel contre cette technologie de surveillance de masse, introduites pour la première fois en Europe à travers cette loi. Les dangers que la VSA fait peser sur les libertés découlent directement de la conception et du fonctionnement des logiciels de détection des comportements.

Le mémoire débute par un exposé technique, qui se veut didactique, sur l’élaboration de systèmes algorithmiques. El est ensuite démontré que le recours à la VSA ne répond ni à la condition de nécessité ni à l’exigence de proportionnalité.

D’une part, le gouvernement n’est pas parvenu à prouver de façon concrète et tangible une quelconque utilité ou efficacité de la VSA pour prévenir la délinquance, la criminalité ou les situations supposément risquées. D’autre part, les atteintes aux droits sont trop importantes par rapport à l’objectif poursuivi, les prétendues garanties prévues étant illusoires : celles-ci dépendent toutes du bon vouloir de l’État tandis que l’opacité de la fabrication des algorithmes par le secteur privé n’est jamais remise en question.

Le flou des « évènements » censés être détectés par les algorithmes, qui ne sont jamais définis précisément dans la loi ni au cours des débats parlementaires, a été dénoncé. Ils ne seront précisés qu’ultérieurement par décret. La CNIL sera certes consultée mais son avis n’est pas contraignant. Surtout, il est difficile de compter sur cette institution tant elle s’est révélée défaillante sur le sujet notamment depuis qu’elle a perdu son rôle de contre-pouvoir.

Une décision récente de la Cour constitutionnelle allemande a jugé inconstitutionnels des logiciels de police prédictive. Elle a considéré un traitement algorithmique problématique en ce qu’il crée et révèle de nouvelles informations plus intrusives sur les personnes. Le Conseil Constitutionnel a été invité à s’en inspirer.

L’OLN a également soutenu l’inconstitutionnalité de l’article 11, qui met en place des scanners corporels attentatoires au droit à la vie privée, et de l’article 12, qui créé de nouvelles sanctions disproportionnées en cas d’intrusion dans des stades, et dont il est à craindre qu’elles visent principalement les actions militantes dans le prolongement d’autres dispositions législatives répressives.

Le Conseil constitutionnel a maintenant un mois pour se prononcer. Sa jurisprudence passée, validant les dernières lois sécuritaires (loi sécurité intérieure, loi transposant le règlement de censure terroriste, LOPMI) ne laisse rien augurer de bon. Quoi qu’il en soit, les associations et organisations parties prenantes de l’OLN continueront d’agir contre chacune des expérimentations de la VSA et de dénoncer cette escalade vers un État de surveillance de plus en plus généralisé.

Organisations signataires membres de l’OLN : Le CECIL, Creis-Terminal, la Ligue des droits de l’Homme (LDH), Le Syndicat des Avocats de France (SAF), le Syndicat de la Magistrature (SM), La Quadrature du Net (LQDN).

Débat : Big data, IA et algorithmes : quels rôles dans les transformations des industries audiovisuelles ? Quels enseignements en matière de capitalisme de surveillance ? 

9 mars 18h-19h30,En ligne

Intervenant : Eric George, Professeur titulaire, École des médias, Faculté de communication, UQAM, Directeur, Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS), Coéditeur, revue tic&société, Coresponsable, CR 33 Sociologie de la communication, AISLF, Chercheur associé, MSH de Paris-Nord et Membre de CREIS-TERMINAL

Animation et discutant : David Fayon, Responsable Ecosystème Innovation à La Poste, auteur d’ouvrages sur le numérique, Membre du Conseil d’Administation de CREIS-TERMINAL

Dans le cadre d’un projet de recherche financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), nous étudions la place et les rôles pris par plusieurs plateformes dans le secteur audiovisuel : quatre plateformes majeures à dimension internationale, Netflix, Amazon, Disney et Apple, ainsi que quatre plateformes issues de trois entreprises de tailles plus modestes dont les activités se déploient à l’échelle canadienne, soit Bell (avec son service Crave en anglais et en français), Québecor (avec son service en français Club Illico) et Radio-Canada (avec les services Tou.tv en français et Gem en anglais). Dans le cadre de cette présentation, nous proposons de nous interroger sur les usages du big data (ou mégadonnées), de « l’intelligence artificielle » et des algorithmes par ces plateformes audiovisuelles. Pour ce faire, nous avons privilégié une analyse contrastive en mettant en évidence plusieurs éléments qui, à propos de l’« intelligence artificielle » renvoient à penser qu’en termes de culture et de médias, nous sommes toujours entre continuités et émergences, sans oublier d’éventuelles ruptures. Dans le cadre de ce webinaire, nous nous focaliserons outre les opportunités offertes par les plateformes sur les risques liées à l’exploitation des données personnelles.

La présentation d’Eric Georges lors de ce débat est ici.