De l’entreprise Cybernétique au Cyberspace :

anticipation et utopie dans les discours techno-scientifiques



Guy Lacroix

Centre Pierre Naville
Université d'Evry
 
 

Introduction

Nous vivons une époque toute pétrie de paradoxes. Ainsi nous sommes censés habiter une "société de l'information" où le fil magique de l'Internet va bientôt connecter chacun de nous à l'intégralité des savoirs et de la mémoire du monde en le plaçant au centre d'une bibliothèque virtuelle planétaire. Et pourtant, la mémoire temporelle de nos sociétés se réduit de plus en plus. Progressivement, nous nous installons dans une temporalité molle et pourtant suractive. Tout ce que nous commençons à construire se trouve immédiatement disqualifié par les camelots de l'innovation permanente qui, sur tous les médias, ventent les vertus salvatrices du "toujours nouveau toujours plus beau". Ils nous installent dans un mouvement perpétuel et un présent sans épaisseur où le changement se nourrit de lui-même. Mais c'est un changement sans finalité, qui ne tient ses vertus que de son mouvement même. Paradoxalement cette tension vers l'avenir rétrécit notre champ de vision, et escamote notre passé.
 

Pourtant avec l'Internet, il se pourrait que nous soyons à l'orée d'un nouvelle vague de transformations des entreprises, du travail et de la société. Une vague encore plus radicale peut être que celles de ces cinquante dernières années qui a vu l'automatisation progressive de l'industrie et l'informatisation. Aussi y a-t-il quelque intérêt à entreprendre un travail de mémoire pour analyser les raisons de nos réussites et surtout de nos échecs. Si nous faisons un bilan de l'informatisation, nous pouvons affirmer que celle-ci est une réussite fabuleuse d'un point de vue technique, mais qu'elle s'est avérée un cuisant échec social. Nos sociétés ont été incapables de faire profiter l'ensemble de leurs populations des progrès des sciences et des techniques ; et on peut légitimement se demander si l'Internet, comme on nous l'affirme abondamment, nous ouvre un chemin vers des lendemains meilleurs, où s'il va au contraire concourir à une aggravation de la crise et du chômage.
 

Rappeler aujourd'hui comment ont été appréhendé les débuts de l'automatisation de l'industrie et de l'informatisation des entreprises peut contribuer à éclairer notre lanterne. Parmi les premiers acteurs de la transformation des entreprises et du travail figurent en bonne place les cybernéticiens. Un homme comme Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, a discerné très tôt à la fois l'extraordinaire potentiel de transformations sociales, mais aussi les dangers des nouvelles machines à traiter l'information. Ce mathématicien américain a condensé tout un courant d'interrogations scientifiques et techniques nées un peu avant le dernier conflit mondial, dans son ouvrage "Cybernétics", paru en 1948, en anglais, à Paris. Il a défini cette nouvelle discipline, qui met l'accent sur la logique des processus informationnels indépendamment de leurs constituants (machiniques, physiologiques, sociaux ..etc.), comme "la science du contrôle et de la communication dans les machines, les animaux et les hommes" auxquels il ajoutera ensuite "les sociétés". Wiener est un personnage tout à fait singulier, à la fois anarchiste, profondément démocrate et écolo, qui après la guerre refusera de continuer à collaborer avec une armée qui est alors le principal commanditaire des recherches en informatiques. Conscient des bouleversements sociaux qu'allait provoquer l'automation, il a tenté d'alerter les autorités politiques et les syndicats sur les risques de chômage généralisé qu'une automation sauvage de l'industrie ne manquerait pas de provoquer. Sans résultas probants.
 

Norbert Wiener est bien connu en France grâce à Philippe Breton. Aussi je ne m'attarderai pas sur lui. Je vais examiner l'action des cybernéticiens en tant que groupe social, et leur manière de percevoir les transformations de la société. Ceux-ci ont été des promoteurs actifs de l'automation dans l'industrie, si bien que cybernétique et robotique ont eu très vite tendance à se confondre dans l'esprit du grand public. A partir d'un certain nombre de notions tirées de leur discipline, ils ont posé un oeil neuf sur l'organisation de l'entreprise et proposé un projet technique et social cohérent de la réorganisation de la production, mais aussi du travail et de la formation. Ce projet, pensaient-ils, devait immanquablement déboucher sur une société de l'abondance et du loisir. C'est ce mixte d'anticipation technologique et d'utopie que je me propose d'aborder à travers les travaux de l'Association Internationale de Cybernétique. Celle-ci possède deux traits originaux, elle est née en Europe et elle a entretenu des liens constants avec les cybernéticiens des pays de l'est, pendant le guerre froide.
 

Il n'est pas question de résumer en quelques mots une pensée complexe et des positions sociales qui sont loin d'être homogènes. Cependant, indépendamment des divergences théoriques ou personnelles, il me semble que l'on peut mettre en lumière une attitude commune face aux transformations du machinisme et une évaluation similaire des mutations sociales à venir, qui reposent sur un noyau théorique et idéologique commun.
 

Dans une première partie, j'essayerai de montrer ce qui fait l'originalité et la singularité du projet cybernétique. Je tenterai ensuite d'indiquer brièvement quelques une des raisons de son échec social. Enfin je me livrerai à un rapprochement rapide entre le projet d'entreprise cybernétique et la nouvelle vague de réformes de son organisation qui s'annonce, avec l'Internet.
 

I - LA SOCIETE INTERNATIONALE DE CYBERNETIQUE ET L'AUTOMATION
 

La société internationale de cybernétique est née en 1956 à Namur (Belgique) comme le prolongement naturel de l'organisation du Premier Congrès International de Cybernétique dans cette même ville. Je vais m'attarder sur les actes de ce premier congrès parce que l'on y trouve la plupart des grands thèmes et des ingrédients qui seront ensuite développés au cours des années suivantes à propos de l'automation.
 

A - 1956 - Le premier Congrès International de Cybernétique

1/ Un congrès marqué par une forte implication des hommes politiques Il faut d'abord souligner que ce congrès n'est pas une manifestation de marginaux, bien au contraire. Il réunit plus de 8OO participants venant de 22 nations, présentant une centaine de communications et de rapports originaux et il est financé par la province de Namur, qui offrira aussi des locaux à l'Association. Il est soutenu par les autorités politiques Belges et par l'Unesco, institution qui dans cette période d'après-guerre est auréolée d'un grand prestige et qui est représentée par Pierre Augé, un technocrate français de haut vol.
 

L'organisation de ce congrès est due essentiellement à l'entregent d'un universitaire belge, passionné de cybernétique, le professeur Georges R. Boulanger et à l'écho que ses thèses sur l'automation ont rencontré auprès du député Close, puis des hommes politiques de son pays. Il les a convaincu que nos sociétés se trouvent à l'orée d'une "seconde révolution industrielle" dont les conséquences sociales sont proprement incalculables. Cette volonté d'une prise en compte politique de la radicalité des transformations sociales qui s'annoncent apparait clairement dans les allocutions d'introduction, tant dans celle du Ministre de l'Instruction Publique de Belgique Léo Collard, que dans celle de Robert Gruslin, le Gouverneur de la Province de Namur, qui a été une des chevilles ouvrières du Congrès. Transparait aussi un certain désarroi devant l'ampleur des changements sociaux, et la tentation de s'abandonner aux ingénieurs et aux scientifiques pour tracer les contours de cette révolution.

L'allocution de Robert Gruslin mérite que l'on s'y attarde, car elle condense en une page une bonne partie des thématiques qui seront développées par les automaticiens issus du courant cybernétique.

D'abord il affirme l'importance sociale de l'automation et son inéluctabilité. Il en précise son principal trait :"En bref, il semble que, dans sa lente ascension sur la route du progrès, l'humanité en soit arrivée à un moment où la substitution de la machine à l'homme va fatalement se généraliser, se précipiter peut-être..".

Ensuite, après avoir "apprivoisé" la radicalité de l'automation en replaçant cette dernière dans le mouvement du progrès des techniques "évolution donc, plus que révolution",- et sur ce point il est en désaccord avec la majorité des cybernéticiens-, il va insister surles potentialités positives de l'automation :"Que l'automation devienne pour notre époque une source à la fois de promotion matérielle et de libération, de dégagement des esprits, qu'elle entraîne un surcroît de confort, d'émancipation, d'enrichissement humain, de civilisation : voilà la fin à atteindre."

Cette vision est cependant tempérée par une certaine appréhension. Il rappelle le refus brutal des ouvriers des métiers Jacquard et il s'interroge :"ne peut on raisonnablement espérer que ce refus - instinctif, primaire- que ce refus du progrès par les masses travailleuses puisse être évité utilement par une préparation rationnelle, par des études adéquates menées par des hommes de science, des industriels, et des représentants des organisations syndicales."

Cette phrase est particulièrement significative car elle marque bien la profondeur du malentendu dans lequel vont s'engluer les cybernéticiens et les politiques : celui de croire que le progrès technique et scientifique est bon en lui-même et qu'un changement social aussi important relève seulement du raisonnable et du rationnel. La seconde erreur est de penser que la principale résistance à l'automation va venir du monde ouvrier.

Le gouverneur conclut en marquant à la fois l'inéluctabilité des changements sociaux et la nécessité de les anticiper pour les prendre en compte :"Voilà la justification de notre Congrès : c'est tout un monde, tout un système qui, sur le plan scientifique, économique et social doit être adapté, doit être "repensé" en fonction de l'automation inéluctable qui, qu'on le veuille ou qu'on le craigne, s'inscrira impérieusement dans les réalités de demain."

L'allocution du ministre se clôt, quant à elle, sur une interpellation des scientifiques au nom d'un "homme comme tant de millions d'autres" auquel il s'identifie ; un homme dépassé par les progrès des sciences et des techniques et qui s'interroge sur sa place dans la société future ; un homme qui est obligé de se reposer sur le savoir et le sens des responsabilités des spécialistes pour l'éclairer et le guider. L'avenir montrera qu'il ne s'agissait pas de pure rhétorique, puisque l'on verra progressivement les hommes politiques abandonner leur pouvoir de décision en matière de choix technologiques aux experts et aux industriels.

2/ Une cybernétique prométhéenne hantée par l'automation L'automation occupe une place très importante dans ce colloque. Le professeur Boulanger, président du Congrès, situe l'automation au centre de son allocution d'introduction en la liant indissolublement à la cybernétique : "Née aux confins des techniques les plus évoluées de l'art de l'ingénieur et de la physiologie humaine, la cybernétique veut construire des machines intelligentes et expliquer le mécanisme de la vie. La cybernétique apparait ainsi comme la clef de voûte de la seconde révolution industrielle - ...- ou tout au moins de cette formidable discontinuité qui marque actuellement le rythme et l'évolution technique." Il préside lui-même la troisième section "L'automation" qui est la plus importante - en nombre de pages - du colloque. Dans la première section intitulée : "Principes et méthodes de la cybernétique", ainsi que dans la deuxième : "Les machines sémantiques", plusieurs communications sont également consacrées en tout ou partie à l'automation. Il n'y a que la quatrième et dernière section : "la cybernétique et la vie", qui y échappe.

Cette importance de l'automation se marque également par les transformations que certains participants font subir à la définition de la cybernétique donnée par Wiener. Louis Couffignal, par exemple, propose :"l'art d'assurer l'efficacité de l'action" ; et Boulanger : " la science des comportements finalisés, qu'ils soient le fait de la matière vivante ou de la matière inerte". Ces définitions cherchent à rendre la cybernétique plus directement opérationnelle en l'adaptant aux préoccupations de l'automation. On distingue clairement comment l'une et l'autre tentent d'englober l'action humaine et l'action machinique à l'intérieur d'un même référentiel. Car ce qui est en jeu, c'est la redéfinition des rôles impartis à l'homme et à la machine, de manière à dégager un nouvel espace théorique permettant d'imaginer et d'organiser de nouvelles formes de complémentarités entre l'humain et le machinique.

En régle générale, les différentes tentatives de préciser -ou de dépasser- l'approche de Wiener, ont été émises par des spécialistes d'une discipline particulière qui tentent ainsi d'enrichir la définition de la cybernétique tout en l'adaptant à leur discipline. Dans le cas de l'automation, ces définitions sont certes intéressantes en ce quelle mettent l'accent sur un des points clefs qui singularisent la conception cybernéticienne de la restructuration de la production, mais elles ont aussi un inconvénient, celui de négliger un aspect fondamental de la pensée Wiennerienne : le contrôle. Plus exactement, elles en donnent une lecture restrictive. De mon point de vue, cet oubli n'est pas pour rien dans le glissement des cybernéticiens de Namur vers l'utopie en matière sociale et dans sa myopie devant une "automation réelle" qui mettra à mal ses espoirs d'une société meilleure.

3/ Une rupture qualitative dans le machinisme Je vais tenter maintenant de dégager quelques grands traits de la conception cybernétique de l'entreprise, qui ont permis aux tenants de l'automation d'anticiper l'importance des transformations sociales, alors que l'automation et l'informatique étaient encore balbutiants.

L'appréhension de la transformation des entreprises et de la société par les automaticiens d'obédience cybernétique, est étayée par un noyau théorique et conceptuel qui conditionne en grande partie leur prises de positions face à l'automation. Il leur a permis d'anticiper l'importance sociale des évolutions technologiques dans la production, mais en même temps, il a certainement limité, chez la majorité d'entre eux, leur appréhension du fonctionnement des sociétés en focalisant leur attention sur la transformation des machines au détriment des aspects proprement sociaux des organisations.

Leur approche se différencie, de celle de la majorité des ingénieurs de l'époque, par la conviction que l'automation va provoquer une rupture qualitative dans la production et dans l'organisation de l'entreprise. Qu'elle marque, comme le dit Boulanger : "une formidable discontinuité" dans le machinisme. Les ingénieurs croyaient savoir ce qu'était une machine, mais la cybernétique montrait qu'ils n'en avaient qu'une vision extrêmement partielle et simplificatrice. Ce qui n'avait pas été perçu jusqu'alors, c'était l'importance de l'information dans les processus machiniques. Avec l'électronique, les machines pourraient s'autonomiser de la conduite des hommes pour effectuer des actes simples et, tout comme l'homme, elles pourraient un jour s'avérer "intelligentes" et mener à bien des actions d'une grande complexité.

En effet, pour les cybernéticiens, la comparaison avec le vivant sous l'angle informationnel, renouvelle totalement l'analyse du machinisme. Aussi, ils vont s'attacher à préciser le concept de machine, notamment en définissant des typologies fonctionnelles des artefacts, leur permettant de les hiérarchiser suivant leurs différentes capacités comportementales. C'est aussi en prenant en compte les dimensions informationnelles de l'entreprise, qu'ils abordent le fonctionnement et la recomposition de son organisation. Ce qui autorisera par exemple certains d'entre eux, à parler à la fois de "physiologie" des machines, et de "physiologie" de l'entreprise.

C'est pour marquer cette rupture que les cybernéticiens parlent alors plus volontiers "d'automation" que "d'automatisation" ; ce dernier terme faisant trop référence à la mécanisation classique. Ils se réfèrent tout particulièrement à l'utilisation du terme "automation"par l'américain John Diebold, qui dans un livre paru en 1952, a proposé de construire des usines automatiques dans lesquelles les "machines réflexes" joueraient le rôle principal.

Pour reprendre une argumentation souvent utilisée alors, je dirais que les machines classiques sont des machines de force. Elles multiplient dans des proportions considérables la puissance du muscle humain, mais elles ont besoin des perceptions et du système nerveux de l'homme pour les guider et les conduire. En se dotant d'un système nerveux artificiel, les machines réflexes, dont la conception s'appuient sur l'appréhension de la logique informationnelle du feed-back (bien mise en évidence par Wiener) provoquent un saut qualitatif dans le machinisme : elles peuvent s'autonomiser et atteindre un but sans avoir besoin d'être guidées en permanence par l'homme. Du même coup elles permettent à l'homme de s'émanciper de la tyrannie des machines. Celui-ci n'a plus besoin de les conduire, il n'est plus asservi aux machines comme un appendice de chair et de souffrances, intégré directement à leur fonctionnement.

4/ L'ordinateur et la filière cybernétique des "machines à penser" Mais pour les cybernéticiens la généralisation, dans l'industrie, des machines réflexes ne constitue que le prolégomènes à l'automation des entreprises. En effet, la perspective de l'automation s'est très vite étendue aux travaux comptables et administratifs ainsi qu'aux techniques d'organisation. Dans la mesure où tous ces travaux consistent à manipuler et traiter de l'information, les cybernéticiens considèrent que la majorité d'entre eux pourront être pris en charge par les machines. Mais ils ne considèrent pas que l'ordinateur s'avérera l'unique instrument du traitement de l'information, cela pour des raisons circonstancielles, mais aussi pour des raisons théoriques.

Arrêtons nous un instant sur la question des ordinateurs. Ce n'est pas qu'ils soient exclus des préoccupations des cybernéticiens. Wiener et Couffignal par exemple, ont abondamment travaillé à leur amélioration. L'IBM 350, l'UNIVAC, les machines à calculer électronique ultra-rapide de type parallèle etc.., sont présents dans la section "machine sémantique" du premier colloque, et les ordinateurs prendront une place importante dans les congrès postérieurs. Mais pour ce qui touche à l'automation, ils sont alors considérés comme des outils parmi d'autres possibles. Mais surtout, les cybernéticiens ne croient pas que l'ordinateur digital puisse nous aider véritablement à comprendre le fonctionnement de l'intelligence humaine, ce qui peut être, les amène à sous-estimer le potentiel de simulation des ordinateurs. Sans négliger les capacités de calcul et surtout de traitement logique des ordinateurs, ils misaient essentiellement pour diriger des processus complexes, sur le développement de machines "intelligentes" capables d'apprentissage sans programmation, qui se placaient dans la lignée des travaux de Grey Walter et de Ross Ashby. Quelqu'un comme Boulanger y voit alors la source d'une "deuxième cybernétique" prolongeant et dépassant la perspective Wiennerienne, selon lui trop centrée sur le feed-back.

Ces machines reposent sur des concepts tout à fait différent de ceux des ordinateurs. La filière cybernétique de l'intelligence artificielle est alors en pleine effervescence. Ses résultats expérimentaux et ses promesses sont extrêmement stimulants d'un point de vue théorique ; mais elle ne trouvera pas de débouchés industriels. Il faudra attendre les années 1980 pour que l'informatique redécouvre les réseaux neuronaux - tout en oubliant leur origine.

S'exprime ici, implicitement, une tension entre les analystes de l'automation -qui tentent de poser les principes généraux de l'usine et de l'entreprise automatisée en s'attachant à l'étude théorique de ses composantes informationnelles-, et les empiristes -qui cherchent plutôt à combiner les meilleures techniques disponibles à un moment donné-. Ces deux caractères coexistent d'ailleurs souvent chez le même homme. D'où peut être ce relatif aveuglement sur ce que va devenir l'informatisation : une technique impérialiste asservissant l'ensemble des autres technologies de l'entreprise à l'évolution des ses matériels et de ses logiciels.

5/ L'usine sans homme, une vision morale de la place de l'humain dans la production Cette insistance sur la recherche de l'autonomie des machines fait que le concept d'automation est alors souvent attaché, pour le grand public et nombre d'ingénieurs, au projet utopique d'une "usine sans homme". Cette image d'Epinal est restée, en quelque sorte, la carte de visite des cybernéticiens.

Bien entendu, dans le détail les approches sont bien plus nuancées ; mais il ne s'agissait pas seulement d'un effet médiatique : l'élimination du facteur humain de la production directe formait alors l'horizon du projet d'automation. Cette élimination reposait sur un mélange d'arguments à la fois techniques et éthiques. En fait, il ne s'agissait pas de se passer totalement de l'homme dans la production, mais de l'arracher aux travaux pénibles et de le déplacer là où ses capacités "proprement humaines" s'avéreraient réellement utiles et pourraient être mises en valeur.

Dans la conception de l'automation des entreprises, l'approche cybernétique se mêle à une vision morale de l'être humain. L'homme doit être éliminé de la production directe à la fois pour des raisons fonctionnelles et pour des raisons humanitaires. La nécessité de l'automation s'instaure sur une critique explicite du taylorisme. L'organisation industrielle à rendu les hommes esclaves des machines ; elle a abouti à un "gâchis des cerveaux" proprement intolérable. Aussi, l'automation doit elle être la plus poussée possible, car l'homme n'a plus de place comme simple servant des machines. Les machines modernes sont devenues bien trop rapides et précises pour son oeil et sa main.

D'autre part, une automation efficace demande que soit repensée l'intégration informationnelle de la production et de l'entreprise et parfois même la conception du produit. Une "bonne automation" exige une intégration poussée des constituants de l'usine. Une automation partielle fait non seulement peser des contraintes intolérables sur les travailleurs des segments non automatisés, mais elle est contre-productive. Aussi la conservation du travailleur humain dans la production industrielle comme simple appendice de la machine, est il à la fois un contre-sens technique et un pêché contre l'humanité.

Cela ne veut pas dire que l'homme sera totalement expulsé de l'usine et de l'entreprise. Il est simplement déplacé sur des fonctions moins pénibles (surveillance, réparation), ou qui font davantage appel à ses capacités intellectuelles. Cela ne veut pas dire non plus qu'il perdra le contrôle sur la production et sur les machines. Celui-ci aussi se déplace, comme se déplace le travail humain. Il ne faut pas oublier aussi que la cybernétique en mettant l'accent sur les processus informationnels, valorise l'autonomie et la créativité. Elle considère que le cerveau humain est bien trop précieux pour être employé à des tâches que la machine pourrait accomplir.

Cette analyse n'est cependant pas sans contradiction. Une caractéristique de la cybernétique est de penser les machines complexes comme des machines finalisées, c'est à dire capables de corriger leur comportement pour atteindre un but. Cette finalité, c'est l'homme qui la détermine et qui l'impose aux machines. Même si ces dernières devenaient véritablement "intelligentes" et capables d'apprendre, leur comportement viserait, en principe, à mettre en acte ces finalité. Ainsi on pourrait envisager, comme le fait Boulanger, que les machines qui construisent les voitures pourraient améliorer et optimiser la construction des véhicules indépendamment de l'homme, mais elles continueraient toujours à construire des voitures. Le raisonnement reste cependant ambigu, car le propre d'une machine qui apprend, c'est d'être aussi capables de modifier ses finalités, si les circonstances l'exigent. Problème auquel travaillaient d'ailleurs les cybernéticiens.
 

B - 1967 - Le Congrès de l'utopie : un programme de transition vers une société d'abondance

Le premier colloque de cybernétique mélangeait sous la même rubrique "Automation" les analyses théoriques, les études techniques portant sur des cas extrêmement précis et spécialisés et des considérations sur les implications sociales de l'automation. A partir du colloque suivant, en 1958, les aspects techniques et les aspects sociaux vont être séparés.

Pour ce qui est de l'appréhension des conséquences sociales de l'automation, les positions sont bien moins homogènes que l'approche technique. Il n'est pas possible ici de résumer en quelques mots le foisonnement des propositions et des analyses. Il me semble cependant, que dés le premier congrès de cybernétique, les principales options sont clairement affirmées et que, très vite, est établi un véritable programme de transition vers une société d'abondance. J'abandonne ici l'analyse les textes pour faire appel à mes propres souvenirs.

Jeune homme passionné de cybernétique, j'étais venu assister au congrès de 1967. Celui-ci, me semble-t-il, a marqué une apogée de la cybernétique et de l'Association. Dans la reconnaissance institutionnelle d'abord -le roi Baudoin, en personne a ouvert le congrès- ; mais surtout dans le mûrissement d'un projet social. L'ambiance y était assez extraordinaire ; à la fois enthousiaste et grave, et extrêmement stimulante. En Intelligence Artificielle, le docteur Sauvan (un français) présentait les résultats de ses "mémoires associatives" construites et expérimentées à la SNECMA. Ses travaux concrétisaient d'une manière très sophistiquée toute la réflexion sur les facultés d'auto-apprentissage des homéostats, à partir des travaux d'Ashby.

Mais c'était chez les automaticiens qu'il régnait une extraordinaire atmosphère et comme une sorte de légèreté. Américains et soviétiques s'accordaient sur une même conclusion : la malédiction du travail allait bientôt être vaincue et nous allions enfin pouvoir entrer dans une société d'abondance pour tous. La rationalisation de la production existante et l'automation permettraient de réduire de manière conséquente le temps de travail. Très vite on passerait à six heures par jour, puis à une diminution bien plus importante. Cela en augmentant la productivité de manière considérable. Cette réduction du temps de travail était non seulement nécessaire mais bénéfique. Elle éviterait le chômage et laisserait aux hommes le loisir de se former aux tâches plus valorisantes, moins pénibles et plus intellectuelles exigées par la poursuite de l'automation. Le temps gagné sur la production leur permettrait de se cultiver et de jouir d'une existence enfin libérée de la tyrannie du travail et des contraintes de la rareté.

Pour s'opérer sans heurts et sans catastrophe sociale, cette transition exigeait un certain nombre de réformes dont la principale portait sur une refonte des apprentissages. Nous entrions dans une ère d'éducation permanente où alterneraient travail et formation, car il serait indispensable de retourner périodiquement s'instruire pour se former à l'évolution des technologies et des sciences. Le vieux modéle éducatif, où chacun dans sa jeunesse faisait une fois pour toute des études qui lui assignaient une place sociale précise et un emploi jusqu'à la retraite, était mort. Nous nous trouvions à l'orée d'un monde neuf pour lequel il nous fallait imaginer de nouvelles règles sociales, et aussi définir de manière plus scientifique un certain nombre de notions qui jusque là paraissaient évidentes, comme celle de "besoin". Car il était indispensable que les principaux "besoins" humains soient satisfaits si l'on voulait que les hommes puissent s'élancer sur les chemins de la créativité. La formation prochaine d'un institut européen travaillant sur le sujet était annoncée.

Certains proposaient des réformes beaucoup plus radicales. Je prendrai juste un exemple dans les actes du premier Congrès de cybernétique : G. de Saint Moulin, qui développera au cours des ans une réflexion tout à fait originale, marquait bien la profondeur des transformations souhaitables pour éviter chômage et crise économique. Il faisait remarquer que ce qui était au centre de l'automation de la production, c'était le statut du travail humain ; et il proposait de séparer le salaire de l'emploi pour conserver aux masses un pouvoir d'achat indispensable non seulement à leur survie, mais aussi à l'équilibre du système économique.

Nombre d'autres propositions ont été faites, et il me semble que l'on peut relire les actes des différents colloques comme une tentative, tout à fait unique en son genre, pour apprivoiser les aspects les plus sauvages du progrès technique. Que cet effort soit venu de gens profondément engagés dans les transformations du machinisme nous rappelle que scientifiques et experts de touts poils sont aussi des citoyens comme les autres, c'est à dire des être humains responsables de leurs actions, dont la passivité peut être lourde de conséquences sur le futur de l'humanité. Même s'ils ont échoué, les cybernéticiens ont au moins tenté de faire entendre leur voix.

J'ai essayé de résumer en quelques traits ce qui me semble former consensus chez les cybernéticiens à propos de l'automation. Cela ne veut pas dire que ces différents points ne donnent pas lieu à variantes, voire à divergences. L'Association Internationale de Cybernétique s'est toujours voulue extrêmement ouverte. Boulanger comparait le développement de la cybernétique à celui d'un arbre dont il fallait laisser d'abord se développer en liberté toutes les branches. Le temps viendrait de la taille, où l'on pourrait distinguer entre les surgeons restés malingres et les branches fortes et prolifiques.
 

II - ANTICIPATION ET UTOPIE : L'ECHEC DE LA CYBERNETIQUE

Si l'automation n'a pas abouti à l'age d'or que prédisaient les cybernéticiens, on peut dire rétrospectivement que, globalement, ils ont correctement anticipé l'évolution des technologies, et qu'un certain nombre de réformes qu'ils avaient préconisé - sur la réduction du temps de travail, sur l'éducation- commencent tant bien que mal à émerger dans le débat public.

Ces propositions sous-estimaient certainement les lourdeurs historiques et les facultés de résistance des pouvoirs en place. Néanmoins elles avaient le mérite de mettre l'accent sur les bouleversements des valeurs et des formes d'organisations nécessaires pour que "l'ère des robots" intellectuels qui s'annonçait, puisse faire profiter l'ensemble de la population de l'accroissement fabuleux du potentiel d'action scientifique et technique. Elles formaient un sorte de "cahier des charges" des réformes sociales indispensables pour adapter la société à l'automation. Mais en concevant le progrès social comme un résultat obligatoire du progrès machinique, elles se condamnaient à l'utopie. Car le trait constant des utopies est de faire fi de la complexité des hommes et des sociétés.

Sans trop caricaturer, on peut dire que les automaticiens considéraient l'entreprise comme le coeur d'un processus révolutionnaire reposant sur les machines. La "révolution" n'y est pas faite par la classe ouvrière ou par un nouveau groupe dominant, comme la bourgeoisie en son temps, mais par une classe particulière d'artefacts : celle des machines "intelligentes". Ce sont elles qui fournissent à l'homme les moyens "concret" de sa libération. Et la révolution commence à partir du moment où elles franchissent un certain seuil de complexité comportementale qui les rapproche de l'humanité. Et c'est là tout le paradoxe de l'interprétation de la relation homme-machine vue par les cybernéticiens : c'est parce que les machines commencent à ressembler à l'homme qu'il va pouvoir s'émanciper de leur tyrannie.

Mais c'est une vision extrêmement réductrice des rapports de force et de pouvoir dans les sociétés, et de leurs arriére-plans idéologiques. L'asservissement aux machines escamote l'asservissement des hommes à d'autres hommes ; elle ramène la question de l'exploitation de l'homme par l'homme à une simple question de maturité technologique. C'est sur ce point précis que les automaticiens de Namur se trouvent en retrait par rapport à la cybernétique de Norbert Wiener. Ce dernier insiste non seulement sur les communications, mais aussi sur la notion de contrôle, en montrant qu'il y a indissociabilité de l'un et de l'autre : contrôle a travers l'agencement des communications, dirais-je. Or lorsqu'il s'agit d'organisations humaines, les enjeux de pouvoir deviennent une dimension incontournable du contrôle, et ils passent par le choix des formes de l'organisation. Si Wiener n'a jamais approfondi cet aspect de ses travaux, il est suffisamment explicite lorsque par exemple il analyse l'Eglise Catholique comme institution de pouvoir et comme matrice du totalitarisme, pour que sa pensée sur ce point tout du moins, soit sans ambiguïtée.

La vision des automaticiens de Namur est à la fois hyper-mécaniste et extrêmement idéaliste ; un idéalisme scientiste qui n'est pas sans rappeler la vulgate marxiste de l'évolution des forces productives censées, elles aussi, révolutionner les rapports sociaux. Mais les cybernéticiens s'en distinguent par la place accordée à l'homme. Celui-ci voit ses propriétés originales - et la plus singulière de toute : son intelligence-, grignotées par des machines qui de plus en plus lui ressemblent ; et pourtant il se sépare radicalement d'elles car l'homme possède en lui "quelque chose" qui leur demeurera à jamais étranger : il est irréductiblement un être moral. Le miroir restera toujours imparfait.

Les machines "intelligentes" pourront dépasser l'intelligence humaine ; comme lui elles sont capables d'atteindre un but et peut être même d'en changer. Mais l'homme reste qualitativement supérieur aux machines parce que c'est un être responsable de ses choix. C'est sur ce plan, celui de la morale et de la responsabilité que les cybernéticiens de Namur rejoignent la pensée de Norbert Wiener. Et c'est bien parce qu'ils se sentent eux-même responsables du devenir de l'humanité que les principaux acteurs de l'Association Internationale de Cybernétique tenteront de promouvoir une automation mise au service des hommes.

Ce projet à échoué. Mais pouvait il en être autrement dans une société où le travail reste la valeur suprême, parce qu'il forme le noyau des identités sociales et le principal système de légitimation de la hiérarchisation des groupes sociaux et du pouvoir ? Aussi, remettre en question la place centrale du travail dans nos sociétés ne pouvait que mobiliser tous les conservatismes contre la vision cybernétique de l'automation. La surdité de la majorité des hommes politiques, des syndicats et des intellectuels, devant la montée inéluctable de l'automation et du chômage, laisse perplexe. Il est vrai que dès les années 1950, la plupart des économistes faisaient déjà barrage aux thèses des automaticiens, comme ils s'opposent aujourd'hui, avec la même morgue qu'hier, à la réduction du temps de travail.

Je ne chercherai pas ici à analyser les raisons profondes de cet immobilisme et de cette volonté farouche de nos élites de "tout bouleverser pour ne rien changer". Mais il semble bien que cette résistance au changement ne soit pas pour rien, non plus, dans l'échec de la cybernétique en tant que discipline. En se posant comme une science interdisciplinaire, la cybernétique a provoqué une réaction de rejet de la part des disciplines instituées. Dans chacune d'elles, des individualités fortes se sont passionnées pour cette nouvelle approche ; mais elles sont restées le plus souvent isolées. Dans leur grande majorité, chaque spécialité a accueilli cette volonté de transversalité comme un danger et s'est défendue contre ce qu'elle considérait comme une tentative illégitime d'empiétement de son espace réservé, et une atteinte portée à ses assises institutionnelles.

Aussi, après avoir connu un essor fulgurant, aussi bien à l'Ouest que dans les pays de l'Est, la cybernétique fut peu à peu marginalisée par la croissance d'une informatique triomphante, et la plupart de ses concepts "réappropriés" par les disciplines traditionnelles, qui s'empressèrent d'en effacer les aspects transversaux, et d'en oublier l'origine. Il faut souligner que la marginalisation et l'échec institutionnel de la cybernétique, notamment dans le domaine de l'Intelligence Artificielle, ne résulta pas d'un débat scientifique. Ses hypothèses n'ont pas été invalidées par l'informatique. En fait, autour de l'ordinateur, s'est développée une vulgate épistémologique et communicationnelle en nette régression sur la richesse des interrogations de la cybernétique. L'informatique s'est peu à peu installée dans l'espace conceptuel que la cybernétique tentait d'explorer : celui d'une transversalité informationnelle, en y imposant le modèle de la programmation et de la communication tout azimut comme ultime et unique référentiel.

La cybernétique par son "ouverture" épistémologique et sociale, se trouvait en contradiction avec les intérêts et les valeurs d'un nouveau groupe social en train de se constituer, celui des informaticiens d'entreprise et des producteurs d'informatique. Leur statut social -et leur valeur marchande-, reposait sur l'élaboration d'un nouveau mythe : celui de la toute puissance de l'ordinateur. En relativisant l'ordinateur et la programmation, la cybernétique se heurtait directement aux intérêts de cette nouvelle industrie émergente ; elle proposait une projet social alternatif à une informatisation guidée par la logique du marché et par la course au pouvoir des cadres à l'intérieur des entreprises.

La conception de la restructuration de l'entreprise prônée par les cybernéticiens tendait à rechercher une efficacité technique basée sur l'optimisation des relations informationnelles. Celle-ci passe par une refonte et une intégration la plus poussée possible de l'organisation. Les moyens techniques sont utilisés au fur et à mesure de leur apparition, en fonction d'un projet global, pour supprimer le travail humain et réagencer les différents niveaux de traitements informationnels de l'entreprise pour les rendre plus efficaces. Il s'agit d'arriver à une organisation intégrée, économe en travail humain, et dotée d'un véritable système nerveux artificiel susceptible d'adapter "automatiquement" -et rapidement-, le comportement de l'entreprise aux variations de son milieu. Ce modéle s'inspire du vivant ; il représente en quelque sorte un "idéal" à atteindre pour l'entreprise.

La logique de l'informatisation est différente. Elle dépend bien entendu de "l'étatde l'art" à un moment donné. Mais elle n'obéit que partiellement à une logique d'ingénieur. Elle est guidée avant tout par l'ambition commerciale. Le but des constructeurs (ou des concepteurs et fabricants de logiciels), n'est pas de réformer l'entreprise selon un modéle cohérent, ni de lui offrir obligatoirement un meilleur service. Il est de vendre au mieux leurs matériels et leurs logiciels à chaque fois qu'ils le peuvent. Aussi, l'informatisation réelle obéit-elle essentiellement à une logique de l'opportunité et du coup par coup. Le client est poussé à la réorganisation permanente, mais celle-ci n'obéit pas à une vision unifiée du fonctionnement et de l'évolution de l'entreprise; et il doit souvent faire des efforts contre son offreur pour maintenir la cohérence de son projet organisationnel. Nous avons assisté au cours des ans à une automatisation-informatisation fractionnée et souvent chaotique, minorant les questions de l'intégration de l'information.

De leur côté, les directions des entreprises sont prisonnières de la concurrence et hypnotisées par les coûts salariaux. Et ce sont ces derniers que l'informatisation propose à chaque fois de réduire pour compenser les investissements en matériels et logiciels (soit directement par des réduction de personnel, soit indirectement par des blocages de l'embauche). Le remplacement du travail humain ne s'effectue pas sur un critère de pénibilité, ni même toujours sur un critère d'efficacité productive : l'homme est remplacé par la machine lorsque cela revient moins cher que le travail humain

Mais le choix du type de réorganisationobéit aussi à d'autres impératifs qui ne sont pas, là non plus, d'ordre "purement techniques". Il est intiment lié à la préservation d'un modéle d'autorité et de différenciation sociale, ainsi qu'à la prise en compte des rapports de force internes à l'entreprise. Ainsi, les premières vagues d'automation et d'informatisation reposaient sur un implicite : elles ne concernaient pas les cadres. Leur collaboration -au moins leur neutralité-, était indispensable à une informatisation des couches "inférieures" de l'organisation qui respectait d'ailleurs, implicitement, le modélede l'organisation fordiste.

L'automation et l'informatisation va essentiellement toucher les personnels les moins qualifiés, et particulièrement les ouvriers. Etaient-ils plus faciles à remplacer d'un point de vue technique ? Ce n'est pas si sûr, même si leur travail relevait bien des machines réflexes ; mais toute une cohorte d'employés de bureau à été préservée, dans un premier temps du moins (et ils le sont encore en partie), alors que les tâches effectuées étaient bien moins compliquées à automatiser. Remarquons simplement qu'en général, ce sont les catégories qui étaient le moins à même d'offrir une résistance qui ont été les plus touchées par les réorganisations. Celles-ci en respectantla hiérarchie sociale au sein de l'entreprise, préservaient son homogénéité idéologique.

Avec l'informatique nous avons assisté à une prise de pouvoir sur les entreprises par une industrie qui vit de leur réorganisation perpétuelle et qui, de ce fait, les pousse à une innovation organisationnelle permanente. Avec l'Internet nous abordons une nouvelle étape de cette réorganisation. Une étape, qui paradoxalement semble nous ramener vers une conception plus cybernétique de l'organisation car elle concerne essentiellement l'intégration des fonctions informationnelles de l'entreprise, et leurs prise en charge massive par la machine.
 

III - DE L'ENTREPRISE CYBERNETIQUE AU CYBERSPACE

Le succès du préfixe cyber, pour populariser la difficulté de se représenter les effets complexes et chatoyants du jeu intense des interactions informationnelles à l'intérieur de l'Internet, marque peut être le retour du refoulé de tout un pan de la pensée technique occidentale. Le "cyberspace" incarne une sorte de métaphore de la communication idéale, épicée d'une aura un tantinet maléfique d'autonomie potentielle de l'ensemble des représentations ainsi artificialisées. Il rappelle bien les anticipations cybernétiques de réseaux "intelligents" cherchant par tâtonnements leur propre finalité. Mais c'est peut être dans l'entreprise que le rapprochement est le plus probant.

La situation de l'Internet aujourd'hui présente des analogies profondes avec les débuts de l'automation. Il s'agit, dans l'un et l'autre cas, d'innovations radicales lourdes d'un potentiel de changements sociaux importants. L'argumentation développée par les promoteurs de l'Internet, d'un progrès technologique majeur apportant un remède aux problèmes sociaux, est sur le fond relativement similaire à celle des automaticiens d'hier. Mais il existe un certain nombre de différences. La plus importante,c'est qu'aujourd'hui le discours de la résolution des problèmes sociaux par les TIC est massivement repris à leur compte par les Etats et l'Industrie informatique, et qu'ils cherchent à y impliquer le grand public. Cependant, comme hier, les discours officiels et les médias oublient les risques de chômage que pourrait induire la poursuite de l'informatisation des entreprises. Alors que l'expérience a abondamment démontré que chaque vague d'informatisation s'accompagne de licenciements. Nous évoluons toujours à l'intérieur de cette même idéologie molle où les problèmes sociaux seront résolus par davantage de technologies.

C'est par leur situation institutionnelle et leur attitude par rapport à l'entreprise que se marquent le plus les analogies et les différences entre les cybernéticiens d'hier et les internautes d'aujourd'hui. Les cybernéticiens de Namur formaient un melting-pot original de scientifiques, d'ingénieurs, d'informaticiens, mais aussi d'administratifs, de juristes et d'hommes d'entreprises. Mais l'interdisciplinarité inhérente à la cybernétique jouait contre eux, et ils sont restés relativement isolés par apport à leur discipline d'origine. Leur support social restait bien trop hétérogène pour que leur point de vue sur l'automation soit véritablement entendu. D'autant que leurs propositions restant essentiellement désintéressées ils ne se sont pas organisés en lobby. Leur action sera certes importante, mais elle restera souterraine et n'influencera que par la bande l'organisation des entreprises.

La position sociale des internautes est différente : le développement de l'Internet s'articule autour d'un noyau dur, celui des intérêts directs du monde scientifique. Les recherches sur les protocoles de l'Internet ont été financées au départ par l'armée américaine, mais sa croissance initiale relève d'un besoin propre aux sciences dures qui s'est étendu à l'ensemble des disciplines. Pour les scientifiques, banques de données réparties et réseaux sont devenus un outil de travail indispensable et banal. Aussi les informaticiens qui ont contribué à perfectionner l'Internet et à en améliorer les usages, ont-ils bénéficié du soutient actif de l'ensemble de la communauté scientifique internationale. C'est elle qui a imposé, pour son propre usage, l'unification des réseaux autour des protocoles TCP IP. Alors que les industriels, paralysés par la concurrence, n'avaient jamais pu obliger les constructeurs à unifier les réseaux d'entreprises. Les scientifiques ont beaucoup plus de pouvoir que les cybernéticiens. Ils sont directement impliqués dans les instances de décision et de gestion de l'Internet.

La vision de l'Internet comme un phénomène intrinsèquement positif, puisque accroissant les potentialités de communication entre individus, reflète bien les valeurs et les intérêts de ses initiateurs. Pour les scientifiques, la liberté de communiquer sans entrave au niveau mondial est fondamentale, elle est à la base de leur activité professionnelle. Pourtant, contrairement aux cybernéticiens, ils ne semblent pas être très sensibles au rôle potentiel de l'Internet dans les entreprises. Habitués à auto-réguler leurs communications, ils ressentent une gène devant la monté de la publicité sur le réseau et en général devant toutes les formes de "pollution informationnelles". Ils se posent également des questions sur la marchandisation de l'information et ses conséquences pour la démocratie. Mais globalement, la question du chômage semble absente de leurs préoccupations, alors que pour les cybernéticiens, la restructuration de l'entreprise et du travail formaient le centre de gravité de la société future. Par contre ils rejoignent les cybernéticiens par une vision angélique du progrès technologique et une certaine myopie devant la complexité du tissu social.

Nous avons dit que la démarche des cybernéticiens tendait à y restructurer la production en recherchant une efficacité technique basée sur l'optimisation de ses relations informationnelles internes. Les différentes étapes de l'intégration fonctionnelle de ses élémentspassaient par une refonte des différents travaux sur l'information et par leur prise en charge par les machines. C'est très exactement le chemin qu'amorce l'Internet. En effet, la poursuite de l'intégration des composantes de l'entreprise repose en grande partie sur la possibilité d'unification de ses réseaux internes. La concurrence entre les constructeurs en bloquant cette unification s'était opposée à la réalisation d'une intégration cohérente des différents niveaux informationnels de son organisation. L'existence de l'Internet, en offrant à l'entreprise l'opportunité d'unifier ses réseaux, a créé une dynamique importante que reflète bien la presse informatique. Soulignons encore une foi que le protocole Internet n'a pu s'imposer qu'en dehors des mécanismes du marché, et avec des fonds "publics".

Dans les entreprises, l'intranet ouvre la voix à l'emploi d'une nouvelle génération de logiciels combinant bases de données réparties et intelligence artificielle. Il ne s'agit plus seulement d'informatiser les traitements stéréotypés de l'information, mais d'encadrer le travail collectif sur l'information et de "machiniser" en partie les processus décisionnels et d'expertises. Les employés et les cadres sont directement menacés par cette nouvelle vague d'informatisation. Les constructeurs avaient commencé à investir ce marché, avant le succès de l'Internet. Mais ils proposaient des outils couteux, compliqués et qui ne portaient que sur des aspects très parcellaires du traitement et de la circulation de l'information. Il se pourrait bien que l'intranet pousse peu à peu des entreprises encore largement réticentes, vers la voie de l'intégration cybernétique.

Il est cependant probable que, faute d'alternative sociale, les cadres et les ingénieurs n'aient aucune envie de voir leur rôle passé à la loupe. Pour eux l'intégration informationnelle représente une lourde menace : celle de la déqualification et du chômage. Or ils disposent de moyens bien plus importants de défense de leurs intérêts que n'en avaient les ouvriers, pour orienter et retarder l'intégration informationnelle des entreprises. Aussi, il est difficile d'anticiper les rythmes et les transformations futures des organisations sans risquer de tomber dans l'utopie. Tout ce que l'on peut affirmer aujourd'hui, c'est qu'avec l'Internet le ver est dans le fruit.

Les cybernéticiens ont imaginé le futur en techniciens et en humanistes. Ils ont cru que la raison pouvait s'imposer en matière d'évolution sociale. En somme, ils ont fait confiance à la science et à la démocratie en pensant que la radicalité des progrès technologiques impliquerait forcément une mobilisation sociale et l'émergence en politique d'une "bonne gouvernance" capables d'éviter aux populations la crise et le chômage. A leur décharge, on peut se demander ce qu'ils pouvaient faire d'autre, sinon ce qu'ils ont fait en tentant d'établir un projet de société vivable. Les informaticiens et les scientifiques qui anticipent aujourd'hui la naissance d'un monde plus libre et plus fraternel avec l'Internet, ne participent-ils pas d'une démarche similaire et d'une même illusion?
 

CONCLUSION

Lors du "Premier Congrès International de Cybernétique", dans son allocution d'introduction, deux intuitions fortes marquaient les propos du Président Boulanger. La première touchait à la disparition possible de la cybernétique : "ceux qui viennent se pencher sur son berceau risquent fort d'être emportés par les remous qui se creusent tout alentour". Il la présentaitcomme "une science révolutionnaire", qui voyait monter vers elle une gigantesque marée de passion et de controverses, soulevant intérêt et enthousiasme, mais aussi critique et dérision. C'était une discipline considérée par certains comme une science à abattre. Et c'est bien ce qui s'est passé, la cybernétique a été peu à peu marginalisée et quasiment oubliée.

Sa seconde intuition était de considérer l'automation seulement comme une première étape de la transformation des entreprises, qui serait suivie par une "troisième révolution industrielle" lorsque les machines s'avéreraient capables de raisonner et d'apprendre. Il s'agissait, me semble-t-il, d'une anticipation tout à fait prophétique. En effet, l'Internet pourrait bien marquer l'entrée de nos sociétés dans cette nouvelle étape de la "machinisation" des entreprises que nous annonçait la cybernétique. Mais comme pour l'automation, le chemin risque bien de s'avérer douloureux et semé d'embûches. S'il existe encore un chemin. L'expérience de la cybernétique, à propos de l'automation, nous démontre cependant qu'il est possible d'anticiper, en partie du moins, les grandes lignes de l'évolution des technologies. Pourrons nous imaginer les réformes necessaires pour en éviter demain les principaux écueils ? Ou bien serons nous condamnés à rester les spectateurs impuissants d'une catastrophe annoncé

Notes :

1 Norbert Wiener, Cybernetics, Hermann, Paris, et Wiley and Sons, New York, 1948.

2 Philippe Breton, L'utopie de la communication, La découverte, 1992. Pour une vision un peu divergente de l'action de Wiener : Guy Lacroix, "Cybernétique et société" : Norbert Wiener ou les déboires d'une pensée subversive, Terminal° 61, 1993.

3 Malheureusement, je suis obligé de laisser de côté ce point qui nous amènerait à de trop vastes développements du fait de la place particulière qu'a occupé la cybernétique dans les pays communistes.

4 Ceux-ci ont été publié conjointement par Gauthiers-Villard et l'Association Internationale de Cybernétique, en 1958.

5 Depuis sa fondation, la Société Internationale de Cybernétique a organisé un colloque international tous les trois ans environ, et publie une revue Cybernética. Elle est toujours basée à Namur.

6 En fait, Pierre Augé, accidenté, a été remplacé in extrémis par François le Lionnais, mais sa contribution figurera dans les actes du colloque.

7 Le professeur Boulanger restera le président de l'association jusqu'à sa mort.

8 Louis Couffignal, Les machines à penser, Les éditions de Minuit, 1964.

9Stafford Beer, Brain of the firm, Allen Lane The Penguin Press, London 1972.

10 John Diebold, Automation. The Advent of the Automatic Factory, D. Van Nostrand, New-York, 1952.

11 Ils font l'objet de communications dès le 1er Congrès de Cybernétique.

12 A l'époque coexistent les machines mécanographiques (dans l'administration, les assurances et le tertiaire en général), les ordinateurs digitaux et les ordinateurs analogiques. Ces derniers, pour calculer ou contrôler un processus, s'avèrent le plus souvent bien plus rapides et moins couteux que l'ordinateur digital.

13 Pour une présentation générale : Guy Lacroix, La filière cybernétique de la pensée artificielle, Terminal, n° spécial "Intelligence Artificielle", 1987.

14 Guy Lacroix, Interview du Docteur Sauvan et de J. Bernard : un traitement de l'information sans programmation, Terminal, n° spécial "Intelligence Artificielle", 1987.

15 Il s'agit d'une généralité, qui comme toute généralité est fausse dans le détail. Par exemple, Henri Laborit, qui s'inspire de la cybernétique, a mis abondamment l'accent sur les processus de domination entre les hommes.

16 Je ne critique pas ici l'informatique en tant que technologie, mais en tant qu'idéologie et que pratique sociale.

17 Bien entendu, le constructeur cherche à démontrer les avantages des actions qu'il propose, qui souvent sont bien réels. Mais toute une partie de l'informatique est aussi faite de "pseudo-progrés". Par exemple, un logiciel de traitement de texte d'aujourd'hui ne se distingue pas véritablement d'un logiciel vieux d'une dizaine d'années, à part qu'il utilise davantage de mémoire, qu'il a besoin de plus de puissance pour rendre des services similaires, et surtout qu'il oblige à utiliser un ordinateur plus puissant.

18 L'ouvrage de Christian Huitema, Et Dieu créa l'Internet, Eyrolles, 1996, et sa rubrique dans la revue Planète Internet, est caractéristique de cette approche.

19Alsène E. (1995), L'intégratique d'aujourd'hui et de demain : du soutient à la prise en charge des activités intellectuelles, Technologies de l'Information et Société, vol 7, n° 3, pp. 301-320, Paris, Dunod.

20 Guy Lacroix, Le mirage internet : enjeux économiques et sociaux, Vigot, 1997.

21 Même si elle reposait en partie sur de mauvaises raisons.