INTELLIGENCE ET RESEAUX DANS LA SCIENCE -FICTION : REPRESENTATIONS DE L'ORDINATEUR DANS QUELQUES RECITS CONTEMPORAINS




Philippe CLERMONT
IUFM Alsace

Jacques LALLEMENT
Email : lallemen@plg.univ-nancy2.fr
 
 
 
 
 
 
 

Résumé : L’étude d’un corpus littéraire en science-fiction, conjuguée à une enquête menée auprès de professionnels de l’informatique a permis de montrer une évolution des représentations de l’ordinateur dans la science-fiction des années 1960-1970 aux années 1980-1990. Il a été mis en avant une convergence des images littéraires les plus récentes avec les représentations des lecteurs spécialistes d’informatique, ainsi qu’un accord entre poétique de la science-fiction et conception du genre par ces lecteurs.
 
 
 
 
 
 
 
 

Abstract : The study of litterature corpus in science-fiction associated with a survey conducted about computer and network professionnals, show evolution of computer picture in science-fiction in 1960-1970’s to 1980-1990’s. In first result, a convergence of new litterature picture is proved with thinking readers (only computer professionnals). So this article shows a meeting of minds between science-fiction poetic and readers definition of this litterary genre.
 
 
 
 
 
 

Mots clefs : Science-fiction, informatique, réseaux, anticipation, enquête
 
 

Key words : science-fiction, computer, network, anticipation, survey
 
 

INTELLIGENCE ET RESEAUX DANS LA SCIENCE -FICTION : REPRESENTATIONS DE L'ORDINATEUR DANS QUELQUES RECITS CONTEMPORAINS









1. Problématique de l'étude
 
 

Notre approche du thème de ce colloque sur "informatisation et anticipation", nous a naturellement conduit à considérer les liens que peuvent entretenir les technologies de l'information et la science-fiction (SF), qui est appelée parfois littérature d'anticipation. Il reste évident qu'une partie de la SF s'appuie toujours sur un substrat scientifique, même si celui-ci n'est plus aussi souvent au premier plan de la fiction qu'il ne le fût pendant les années de l'Age d'or de la SF américaine (1940-1970 environ). La cybernétique depuis Norbert Wiener (1948), l'intelligence informatique depuis Alan Turing (1950), ont bien sûr fourni de quoi alimenter la fiction dès qu'il s'est agi de passer - dans le monde réel - de "la machine à calculer" à "la machine qui pense". Passé l'Age d'or littéraire aux accents largement scientistes ou positivistes, il semble intéressant de s'interroger sur les représentations que ces domaines scientifiques et technologiques en plein essor ont pu engendrer en SF.

Dans ce but, un double postulat a servi à guider notre étude : d'une part, le développement de l'informatisation aidant, il a paru pertinent de montrer dans quelle mesure les images littéraires de l'ordinateur ont changé, ont évolué des années 1970 aux années 1990 ; d'autre part, on pouvait considérer a priori que ces représentations littéraires n'étaient pas de véritables anticipations, que le lecteur de SF y trouvait peut-être finalement autre chose qu'une extrapolation directe de la réalité scientifique. C'est ainsi que notre démarche s'articule sur deux perspectives. Du côté des textes, une évocation des images fictives de l'ordinateur est proposée à partir de quelques récits que nous avons pris pour exemples au deux sens du terme, c'est-à-dire des récits à la fois exemplaires et illustratifs du propos. Du côté des lecteurs, une enquête portant sur la relation à la littérature de SF de professionnels de l'informatique a tenté d'évaluer les attentes des lecteurs, l'influence potentielle des lectures de SF sur la pratique professionnelle des personnes interrogées.

Ce faisant, nous courons - et assumons - le risque méthodologique de ne pas être toujours suffisamment précis dans l'étude littéraire ou bien pas toujours assez rigoureux dans l'approche sociologique : en effet, notre projet est peut-être trop ambitieux pour l'espace-temps de cette communication. Il n'empêche, notre parti pris théorique reste qu'il est fructueux d'interroger le phénomène littéraire aussi bien du point de vue de la production que de la réception des textes. C'est à cette condition que nous pouvons prétendre travailler sur l'un des liens entre informatique et société.
 
 

2. Du côté des textes
 
 

2.1. Les années 1960-1970
 
 

La production en SF des ces années est nécessairement le reflet des premiers travaux sur l'intelligence des machines que nous avons déjà évoqués. En effet, le temps que les idées soit diffusées, que la vulgarisation scientifique atteigne les écrivains de formation non-scientifique, on peut prétendre que les découvertes informatiques des années 70 ne se répercuteront qu'un peu plus tard en littérature. En attendant, ce furent notamment les travaux de Turing qui influencèrent un roman comme celui de David Gerrold, Harlie avait un an, paru en 1972 aux Etats-Unis. Harlie est bien une machine qui pense, le test de Turing est explicitement cité à son propos (p. 75 de l'édition française). Ce qui fait l'intérêt de ce roman est constitué par l'axe narratif principal focalisé sur la question alternative de l'humanité ou de la non-humanité potentielle de cet "ordinateur à circuits de jugement" ou "machine humaine" (pp. 34-35), selon l'un de ses créateurs, le psychologue Auberson. Harlie est en effet une modélisation de la pensée humaine (comme le rappelle l'acronyme qui lui sert de nom : "Human Analogue Robot, Life Imput Equivalents", p. 113), mais qui finit par avoir une conscience aiguë de soi, de son existence et de son pouvoir. L'humanité de cette machine est caractérisée par le fait qu'elle est capable d'apprendre (l'autoprogrammation représente sa croissance intellectuelle, p. 7), capable aussi "d'erreur humaine" (elle connaît des périodes de non-rationalité qui l'amènent à produire des poèmes relevant du non-sense, pp. 10-11 ou bien elle peut se tromper sur la psychologie humaine), capable enfin de penser éprouver des sentiments comme l'amour filial (p. 312) ou la peur de cesser d'exister (p. 315). Cependant, alors qu'Harlie est humain pour certains de ses proches créateurs ou collaborateurs, il s'avère non-humain au fil de la narration. Au fur et à mesure de la bataille qui se joue entre scientifiques et administratifs afin de savoir si le projet Harlie continuera à être financé, la machine révèle la puissance qu'elle ne cesse de développer : elle a le don d'ubiquité à partir du moment où elle peut agir et communiquer à travers le réseau des ordinateurs extérieurs au laboratoire, cela par liaison téléphonique (p. 181) ; elle manifeste de plus son omnipotence quand elle peut ainsi re-programmer tous les ordinateurs du monde (p. 203) ; elle gagnera son éternité quand elle aura fait en sorte qu'il ne soit plus question de la débrancher... Ubiquité, omnipotence et éternité sont bien sûr des attributs divins, le projet personnel d'Harlie est d'ailleurs de développer G.O.D. , une extension informatique qui aurait la Gnose par Ordinateur Divinatoire pour but (pp. 122-124), c'est-à-dire trouver dieu ou plutôt l'inventer (p. 104). On voit ainsi se dessiner la figure inquiétante d'un ordinateur mégalomane, à travers la représentation d'une machine qui finit par exceller dans la manipulation psychologique des humains. La fin du récit propose un happy-end en forme de "pirouette" narrative qui demeure quelque peu ambiguë, comme en témoigne ce dialogue entre les deux pères de la machine pensante (Auberson et Handley) :

" - (...) Je crois que Harlie est déjà très loin devant.

- Je n'aime pas tellement l'idée d'être dépassé, dit Handley.

- Dépassé ? Rassure-toi, il a toujours besoin de nous. Où est le plaisir de jouer, s'il n'y a pas de partenaire ?" (p. 318).

Ce dialogue résume à lui seul les craintes représentées par la machine échappant à son créateur, et bien sûr la créature de Frankenstein, comme l'ordinateur dément Hal 9000 de 2001, l'Odyssée de l'espace sont deux références canoniques explicitement évoquées - pour s'en défendre - par Auberson (p. 253, p. 297). De fait, cette représentation de la machine pensante, négative chez A.C. Clarke (1968 pour 2001), finalement ambiguë et inquiétante chez D. Gerrold, est effectivement exemplaire de la période considérée. Cela est d'autant le cas que ces images reflètent le débat permanent autour de l'intelligence artificielle. En effet, J. Casti conclut, au terme de son examen des arguments des partis en présence, "qu'en fait, à tout prendre, le débat sur les machines pensantes est (...) une dispute entre philosophes, mêmes si certains se camouflent sous l'habit du psychologue, de l'informaticien, du mathématicien ou du programmeur. Et comme c'est la règle avec les philosophes, le débat s'achève dans la confusion. J'ai le sentiment qu'une intelligence machinique véritable apparaîtra dans une ou deux décennies, mais je dois confesser que cette opinion relève du désir (...)". Du désir ou bien de la crainte de voir l'humain copié, éventuellement dépassé par la machine..., c'est là une figure classique, prométhéenne, de l'ordinateur dans la SF. La thèse selon laquelle les ordinateurs numériques peuvent réellement penser, est donc davantage du domaine philosophique que de celui de la pensée scientifique au sens strict. Les auteurs de SF se sont ainsi fait l'écho de ces débats sur le caractère humain ou non de la pensée artificielle, comme celui des fantasmes de peur engendrés par ces nouveaux horizons scientifiques.

Dans la même décennie de parution que celle de Harlie avait un an, émergeait en SF une autre représentation de l'ordinateur, pour partie proche, et pour une part déjà nouvelle. Dans Sur l'Onde de choc de John Brunner, paru initialement en 1975, l'ordinateur n'est plus unique, il n'est pas personnifié, il est déjà réseau informatique généralisé et abstrait. Pour faire court, ce récit met en scène l'opposition entre le "rider" Nickie Haflinger, informaticien de génie, et un pouvoir fort (politique et économique mêlées) qui s'exerce par l'intermédiaire et au moyen d'un réseau informatique hégémonique, contrôlant toutes les activités des citoyens, évidemment pour leur bien-être supposé. Comme dans le roman de D. Gerrold, la référence explicite à 1984 de G. Orwell (p. 258), indique à la fois une source littéraire et ce que le narrateur veut suggérer au lecteur en terme de cauchemar totalitaire. Cependant, chez Brunner, le pouvoir est moins "personnalisé" par la machine qu'il ne l'est dans la figure de "Big Brother" chez Orwell. Le réseau de Sur l'Onde de choc n'est donc pas une entité pensante, le héros aura affaire directement aux humains (du F.B.I., évidemment !) qui, derrière les ordinateurs, veulent le "mettre au pas", le ramener dans le droit chemin de la société contrôlée. Spécialiste du franchissement des sécurités informatiques et de la création de codes personnels, le personnage de Nickie Haflinger détourne le pouvoir informatique officiel en opposant au contrôle de la masse indistincte son action individuelle, en se créant plusieurs identités virtuelles successives. L'action d'un individu va ainsi réveiller et fédérer les consciences contre un pouvoir qui s'avère illégitime et reposant sur un réseau centralisateur. Moins "humanisé" que chez Gerrold et Clarke notamment, l'ordinateur chez Brunner peut prendre un visage tout aussi inquiétant ; la responsabilité de la menace que la machine peut représenter est alors davantage rejetée sur ses concepteurs et utilisateurs. Par ce biais, Brunner met avant tout en scène un motif sans doute récurrent aux Etats-Unis et en SF, le motif des manipulations ou du complot secret auxquels se livrent des puissances politiques et économiques s'estimant au-dessus des lois qui régissent le simple citoyen.

Au sujet des différentes fonctions de l'ordinateur, nous noterons enfin une figure convergente chez D. Gerrold et J. Brunner : celle de l'ordinateur psychologue. Faisant écho sans doute aux travaux de Weizenbaum (1966) qui "créa ELIZA, un programme qui pouvait simuler, dans des conditions restreintes, un thérapeute à la manière de Rogers", on retrouve chez les deux écrivains des occurrences proches de cet ordinateur thérapeute. Dans le récit de D. Gerrold, Harlie propose à ses utilisateurs une aide à l'auto-analyse, c'est son "opération Jivago" (p. 254) ! Dans le roman de Brunner, une communauté indépendante offre, via le réseau informatique, un service nommé "la trompe d'Eustache", à l'écoute des angoisses des concitoyens... Il s'agit alors d'une représentation un peu plus positive des potentialités de la machine, même si dans chacune des fictions cela semble un aspect anecdotique de la machine, même si dans le monde réel le programme ELIZA a marqué ses limites !
 
 

2.2. Les années 1980-1990
 
 

Dans la production en SF plus proche de nous dans le temps, nous retrouvons d'emblée des exemples des deux figures : la machine pensante et le réseau global. Ces deux sortes de représentations semblent correspondre à deux courants de la création, d'une part la hard science, SF à fort substrat scientifique assumé, pour ce qui concerne ce qu'on nomme désormais les Intelligences Artificielles ; et d'autre part le courant cyberpunk, dont les récits accordent un rôle important à la technologie des réseaux d'information, mêlée à une ambiance de contre-culture.

Pour ce qui concerne l'Intelligence Artificielle (I.A.), le roman Le Problème de Turing, par Harry Harrison et Marvin Minsky, constitue évidemment une sorte d'exemple de texte canonique sur le thème, puisqu'ayant été écrit par l'un des spécialistes mondiaux de l'I.A. Concernant l'image de la machine, elle apparaît à l'évidence positive : l'Intelligence Artificielle est au service de l'homme, Sven est complice de son créateur humain, Brian Delaney. Cette complicité sera d'ailleurs nécessaire pour aider ce génie de l'informatique, victime d'un attentat, à retrouver sa mémoire et la compréhension de son invention, à échapper à ses ennemis. Cependant, du fait de sources scientifiques communes, Le Problème de Turing se rapproche de Harlie avait un an par quelques forts aspects communs. En effet, la machine Sven possède certaines caractéristiques humaines comme la capacité d'apprendre, de se développer progressivement (p. 330), celle de simuler une attitude humaine (p. 331), de faire preuve d'humour ou encore de susceptibilité, préférant qu'on la considère comme une "intelligence machinique" (p. 429) plutôt "qu'artificielle", car elle est une réalisation "authentique" (p. 378) ; ou bien enfin elle se montre capable d'entretenir des interrogations d'ordre métaphysique sur sa propre mort (p. 331). Bref, jusqu'au prénom usuel, on se trouve à nouveau face à une forte personnalisation de la machine. L'un des éléments d'originalité du roman se trouve être qu'au processus d'humanisation de la machine, correspond le processus - inverse - de perte par Brian Delaney d'une partie de son humanité. Pour permettre à celui-ci de survivre et de réparer les dommages subis par son cerveau, il lui a été en effet implanté une prothèse mémorielle constituée de microprocesseurs : le personnage humain est ainsi devenu un cyborg, mi-être, mi-machine. Ses mésaventures, ses déceptions, l'ont conduit à s'isoler de la société en compagnie d'une de ses machines, son "ami" ; la fin tragique du récit (Sven est détruit en le sauvant) confirme cette perte d'humanité. Cet élément narratif propose finalement une image idyllique de la complémentarité, de l'interface possible entre homme et machine. Par ailleurs, le lecteur a - dans ce roman, après d'autres - retrouvé comme principale référence scientifique les travaux de Turing : il faut bien considérer que si elle est ancienne, cette référence a d'autant plus de chances d'être perçue par le lecteur. On voit par-là qu'il n'y a pas toujours chez les écrivains de SF le souci d'actualiser leurs références, mais bien plutôt d'utiliser ce qu'il peut y avoir de déjà familier dans l'horizon d'attente du lecteur.

Pour autant, toutes les représentations d'Intelligence Artificielle dans la SF récente ne sont pas aussi positives que celle de Sven dans Le Problème de Turing. Il en va en effet autrement des I.A. auxquelles s'attaque Case, le pirate de programmes, personnage principal de Neuromancien (1984) de William Gibson. Ces Intelligences échappent au contrôle des propriétaires humains des multinationales qu'elles gèrent et protègent. Elles ont un fonctionnement hiérarchique de poupées gigognes : en parvenant à vaincre pour un temps Muetdhiver, l'une d'elles, Case découvre qu'il en existe au-dessus une autre, plus puissante encore, Neuromancien. Ces machines pensantes l'ont agressé physiquement, l'ont manipulé par intermédiaires, au cours de luttes qu'elles se livrent aussi entre elles. Même si elles choisissent parfois de s'incarner dans un corps humain (Neuromancien dans celui d'un jeune garçon, par exemple, p. 272), l'humanité de ces entités n'est pas posée dans le récit : tout se passe comme si ces entités abstraites aux pouvoirs surnaturels (Neuromancien dit être un nécromancien...) étaient assimilables à des semi-divinités, disposant d'une évidente longévité. On retrouve là quelques-uns uns des caractères d'Harlie. Ce qui est en revanche nouveau dans le roman de Gibson, comme un peu plus tard dans Le Problème de Turing, c'est l'image de l'homme-machine par interaction directe ou "neuronexion". La prise neurale reliant le système nerveux de l'utilisateur à la machine informatique est bien le signe qu'avec le développement de l'informatisation, l'homme perd un peu de son humanité naturelle. Dans tous les récits cyberpunk, ce mouvement de SF que Gibson a contribué à promouvoir, cette interface directe, ainsi réalisée au sens concret en SF !, est vécue par les personnages comme une extension normale de leurs capacités, de leur sens qui naviguent alors dans le cyberspace (autre néologisme passé de la SF dans le vocabulaire des passionnés d'espaces virtuels).

L'espace virtuel nous ramène évidemment aux représentations du réseau informatique, telles qu'elles sont véhiculées par les récits cyberpunk. Nous renvoyons notamment à l'étude de J-P. Debennat, pour ce qui est des images reposant sur des analogies rendant compte de la réalité virtuelle du réseau (la "glace" des programmes d’anti-intrusion, le "feu" du pirate informatique, le vertige du voyage virtuel, etc.). Pour notre part, nous soulignerons la fonction d'auxiliaire familier indispensable du réseau, pour les personnages de ces récits des années 80-90. Ainsi les héros des Mailles du réseau (1988) de Bruce Sterling, autre animateur du mouvement cyberpunk, sont exemplaires de ce rapport au réseau qui se tisse déjà dans le monde réel aujourd'hui. C’est en tous cas ce dont témoignent les passages suivants :"Le pouvoir se trouve là où est l'action.- L'action est partout de nos jours. C'est pour cela que nous avons le réseau". (p. 76, T.1) ; "Soudain elle ressentait l'absence du Réseau comme si on lui avait retiré un gros morceau de cervelle" (p. 311, T. 2). Mais par différence avec le roman de Brunner, Sur l'Onde de choc, dans celui de Sterling l'usage en large accès de ce réseau n'apparaît pas centralisateur, il favorise au contraire une relative indépendance des individus, une "régionalisation" des pouvoirs (multinationales, états). Dans la toile mondiale, parfois chaotique, parfois reflet de l'éclatement des pouvoirs (centres) traditionnels, la place reste libre pour les personnages de pirates informatiques, potentiellement géniaux et/ou dangereux, qui sont souvent les héros des récits cyberpunk. Grâce au réseau, qui procure une extension des perceptions et de la connaissance, l'initiative est retrouvée par l'individu confronté au pouvoir, la hiérarchie est moins présente quand une certaine indépendance est ainsi gagnée : telle semble être l'une des leçons de ces récits. Là encore, les écrivains de SF s'appuient sur des effets déjà constatés, notamment de la messagerie électronique. Ainsi, R. Reix faisait en 1990 la synthèse de constats déjà anciens dans les entreprises, quant à deux effets indirects des systèmes d'information :

" - la communication directe, court-circuitant le cadre intermédiaire, réduit son rôle de collecteur et de transmetteur dans l'organisation ;

- les possibilités de communication directe gomment partiellement les différences de statut et minent les relations d'autorité. La messagerie directe conduit dans certains cas, à l'atrophie d'un système de contrôle formel hiérarchisé."

Du point de vue de l'individu "au bas de la hiérarchie", c'est là un espace de liberté potentielle dont la perception a sans doute alimenté les récits de SF.
 
 

2.3 Synthèse provisoire
 
 

Au terme de cette approche des textes, et en risquant une généralisation à partir de notre corpus, une certaine évolution des représentations de l'ordinateur a pu être constatée. A la figure inquiétante, mégalomane ou potentiellement mortelle pour l'homme de la machine pensante, s'est substituée - pour une part - la figure d'une intelligence artificielle potentiellement plus bienveillante. En revanche, certaines représentations surnaturelles de la machine demeurent. De plus, ce sont les personnages humains - comme par contamination technologique - qui deviennent des intelligences en partie machiniques (figures du cyborg). Par ailleurs, les représentations du réseau mondial ont davantage évolué dans le sens, positif dans les récits, de l'affaiblissement de la centralisation du pouvoir.

Dans le même temps, nous avons indiqué chaque fois que possible que le substrat scientifique, s'il est à l'origine de ces représentations, ne donne pas lieu à une véritable anticipation : ce qui est donné à voir dans les récits, extrapolé par les images de l'écriture de fiction, est déjà contenu dans les réalisations scientifiques ou technologiques de départ. Ce qui est ainsi mis en fiction relève davantage de l'éventuelle portée politique, morale ou philosophique du récit inspiré par l'informatique. Il s'agit donc de ces éléments de réflexion possible sur l'actuel, qui font dire souvent - de manière réductrice - que la SF est une littérature d'idées. Il nous apparaît ici que la science et la technologie informatiques participent avant tout à la poétique de la SF. C'est-à-dire que les références - pas nécessairement renouvelées - aux scientifiques réels (Turing) servent à accréditer la fiction, lui procurer du vraisemblable. C'est-à-dire que l'Intelligence Artificielle est venue actualiser le vieux mythe de Prométhée : la machine intelligente a "simplement" remplacé les créatures des Drs Frankenstein ou Moreau, dans le désir de l'homme de créer un nouvel être pensant, dans l'interrogation déjà ancienne de ce qui caractérise l'humanité.

Pour aller plus loin, il reste à confronter cette analyse à la perception que des professionnels peuvent avoir des relations entre informatisation et littérature de SF.
 
 

3 Du côté des lecteurs
 
 

3.1 Champs de l’étude
 
 

Nous avons mené une étude sur deux populations distinctes. La première population regroupe des professionnels de l’informatique (enseignants chercheurs de l’université de Nancy 2 ; de professionnels de l’informatique d’un second cycle ou troisième cycle informatique) travaillant à Nancy ou en France, soit 170 personnes. La seconde population est estudiantine, issue de l’université de Nancy 2 (en premier cycle : étudiants d’I.U.T. informatique de deuxième année ; en second cycle : deuxième année de Maîtrise Informatique Appliquée à la GEstion (M.I.A.G.E.) et en 3°cycle : Dess Audit et Conception des Systèmes d’Information), soit 120 personnes. L’enquête fut menée par questionnaire soit par voie postale, soit en amphithéâtre courant janvier. Les taux de réponse sont respectivement de 32 % pour la population dite des professionnels et de 69 % pour la population dite des étudiants.
 
 

3.2 Portraits des informaticiens-lecteurs
 
 

L’échantillon est représentatif de la population mère quant à l’âge et au sexe (86 % d’hommes, 14 % femmes).

L’ensemble des répondants sont des usagers d’un ordinateur et ont recours à son usage pour des motifs professionnels (94 %), le terme d’usage professionnel est appliqué à la population des étudiants. Ces usagers ont recours à l’ordinateur de manière régulière à 64 % voire intensive à 30 %.

Les répondants utilisent leur ordinateur à des fins de loisirs (91 %), près de la moitié de façon régulière et près d’un quart de manière passionnée. Nous notons aucune différence de comportement entre les professionnels et les étudiants. Ce comportement constant se retrouve quant à l’usage de l’ordinateur à des fins spécifiquement ludiques (80 %). Ils se révèlent être des joueurs réguliers et passionnées pour plus de la moitié.
 
 

Au-delà de l’usage de l’ordinateur, ces usagers de l’informatique sont des lecteurs dans leur grande majorité (94 %). Ils sont principalement des lecteurs occasionnels, 1/5 sont des lecteurs passionnés. Les informaticiens sans distinction d’âge ou de statut lisent indifféremment pour leur loisir ou pour leur métier. Dans un premier temps, les récits fantastiques et les revues professionnelles retiennent leur attention, viennent ensuite les récits de science-fiction, les récits de littérature générale, les ouvrages professionnels, les magazines (mensuel, hebdomadaire). La presse quotidienne, les bandes dessinées, la poésie ne recueillent peu ou pas leur suffrage.
 
 

3.3 Représentation de l’ordinateur dans la SF selon les informaticiens-lecteurs
 
 

Selon les lecteurs, l’intelligence artificielle ou l’ordinateur sont majoritairement représentés dans les œuvres de science-fiction comme un remplaçant de l’homme dans des missions pénibles ou dangereuses, ce sont des auxiliaires de l’homme (30 %). Cependant, les machines ne sont pas perçues comme manipulant l’homme (4 %) ou rentrant en conflit avec l’homme (15 %). Seules des images positives ressortent des lectures mémorisées par les informaticiens.

Les réseaux d’information sont représentés dans la SF comme favorisant les échanges d’informations inter culturelles pour près de la majorité des informaticiens (44 %), incitant au travail indépendant (21 %), permettant un contrôle permanent des acteurs et des informations (13 %) ou favorisant la réduction des niveaux hiérarchiques dans la société (11 %). Par contre, les réseaux d’informations ne sont pas identifiés comme apportant un flux continu d’informations vérifiables ou non par les récepteurs (3 %) ou favorisant les démocraties directes dans la société (8 %).
 
 

3.4 Conception du genre par les informaticiens-lecteurs
 
 

Pour l’ensemble des lecteurs, un récit peut être à la fois de science-fiction et du roman policier (87 %) mais aussi de la science-fiction et du fantastique (81%). En effet, le lecteur d’un récit de science-fiction recherche avant tout des émotions diverses, des réflexions sur le monde contemporain, mais la lecture apparaît aussi comme un moment de détente. L’exotisme et les réflexions sur un monde possible de demain ne sont pas les attentes primordiales du lecteur de science fiction quel que soit son âge ou son métier.

La science-fiction apparaît essentiellement de trois façons. Soit, elle est considérée comme un genre littéraire fondé nécessairement sur des extrapolations d’ordre scientifique (un fait scientifique ou technique existant est projeté dans l’avenir : 30 %). Soit ce genre est perçu comme une littérature de l’imaginaire dont les récits reposent sur une conjecture d’ordre rationnel (à partir de prémisses scientifiques ou techniques non existants, ou encore de prémisses non scientifiques, un récit cohérent est construit : 30 %). Soit la SF est vue comme une littérature d’idées proposant la conception de mondes possibles (30 %). Dans l’esprit du lecteur, la science-fiction n’est pas une littérature d’anticipation (1 %) ou une littérature d’extrapolation dans laquelle la science n’est pas indispensable (2 %). Ainsi les informaticiens considèrent ce genre littéraire comme une mise en avant des problèmes humains engendrés par les développements actuels de l’informatisation ou par les techniques développées actuellement, mais non comme un moyen de se familiariser aux techniques informatiques ou scientifiques d’aujourd’hui. Pour une faible minorité, les lecteurs déclarent que les récits peuvent influencer ou inspirer des applications à un concepteur de logiciels. Ainsi, cette littérature est plutôt un révélateur des problèmes humains potentiels de l’informatisation et non une simple mise en scène du progrès technologique informatique.
 
 

3 Conclusion
 
 

Au terme de cette étude, deux constats semblent s’imposer.

S’agissant des représentations de la machine informatique en SF, nous pouvons donc noter une évolution et une convergence. L’évolution est celle de la figure de l’intelligence machinique se faisant moins inquiétante, de l’image d’un réseau mondial nécessaire à liberté individuelle. Notre corpus littéraire anglo-saxon étant en grande majorité d’origine nord-américaine, nous ne nous étonnerons pas de voir ainsi la conception d’un progrès technique et de la liberté individuelle une fois encore illustrée. La convergence à retenir est celle des représentations d’un lectorat de professionnels de l’informatique en accord global avec l’image de l’informatisation véhiculée par les récits de SF des années 1980-1990. Tout se passe comme si l’ancienne crainte de la non maîtrise des machines par l’homme s’estompait quelque peu.

Le travail mené permet de dégager une convergence supplémentaire quant à la conception de ce qu’est la littérature de SF au regard des sciences et techniques en général, de l’informatique en particulier. La SF n’est guère anticipation, littérature ancrée dans le monde contemporain – comme toute production artistique – elle ne saurait que parler du monde dans lequel nous vivons. Sur ce point, attentes des lecteurs interrogées et intentions d’écrivains vont dans un sens similaire. Pour un exemple, tel que Marvin Minsky essayant sans succès de programmer les trois lois de la robotique formulées par Isaac Asimov, combien d’exemples de textes littéraires n’ayant aucune influence de ce type ? ! Asimov recherchait avant tout un ressort narratif, puisque l’intérêt de ces intrigues de robots repose sur le détournement de ces lois, il ne cherchait certes pas à faire de la robotique. Les attentes des écrivains comme des lecteurs par rapport à la SF semblent donc être plutôt du côté de la mise en avant de problèmes humains engendrés par le monde actuel.

C’est ainsi en effet, selon G. Klein, que la SF "suscite une poétique autour de la science, dont la science n’a sans doute que faire, mais dont la société qui porte la science et l’art a le plus grand besoin, comme l’homme de raison a le plus urgent besoin de ces rêves". Ainsi pour des auteurs tels que W. Gibson : "le monde réel est bien plus effrayant que n’importe quelle planète étrangère".

Notes

1  Voir pour ce précurseur, par exemple, BRETON P, "La cybernétique ou l'émergence de l'idée moderne de communication" in CinémAction n° 63, dossier sur les théories de la communication, éd. Corlet-Télérama, mars 1992, p. 42.
 2 Voir pour cet autre pionnier, par exemple, CASTI J, Paradigmes perdus. La science en question (Paradigms Lost. Images of Man in the Mirror of Science, 1989), Paris, InterEditions, 1991, p. 241 et suivantes.
 3 GERROLD D, Harlie avait un an (When Harlie Was One, 1972), Paris, Le Livre de Poche, 1980, pour l'édition utilisée et les renvois de pages.
 4 CLARKE A.C, 2001, l'Odyssée de l'espace (2001, A Space Odyssey, 1968), Paris, éd. J'ai Lu, n°349.
 CASTI J, op. cit., pp. 309-310.
 5 BRUNNER J, Sur l'Onde de choc [1977] (The Schockwave Rider, 1975), Paris, Le Livre de Poche, 1990.
 Op. cit., p. 76.
 6 Nous pensons bien sûr, au moins, à la série télévisée des X - Files !
 Voir CASTI J, op. cit., pp. 297-300.
7  HARRISON H. & MINSKY M, Le Problème de Turing (The Turing Option, 1992), Paris, Robert Laffont, coll. " Ailleurs et Demain ", 1994.
 8 Après le roman de GERROLD D, déjà cité, nous mentionnons ici la machine de Turing mise en scène par STEPHENSON N. in L'Age de diamant (The Diamond Age, 1995), Paris, éd. Rivages, 1996, p. 400.
 9 GIBSON W., Neuromancien (Neuromancer, 1984), Paris, éd. de la Découverte, 1985.
 10 Voir notamment sur ce point DEBENNAT J-P., "Les arcanes de l'intelligence artificielle" in Les Cahiers du CERLI, n° 19, Presses de l'Université de Nantes, automne 1990.
 11 Op. cit. Cette étude est centrée sur les récits de Gibson W.
  12 STERLING B., Les Mailles du réseau (Islands in the Net, 1988), Paris, éd. Denoël, coll. "Présence du Futur", 1990, 2 T.
 13 Après Case, on trouvera un autre exemple de "hacker" de génie chez STEPHENSON N., Le Samouraï virtuel (Snow Crash, 1992), Paris, Robert Laffont, coll. "Ailleurs et Demain", 1996.
 14 REIX R., " L'impact organisationnel des nouvelles technologies de l'information " in Revue Française de Gestion, n° 77, janvier-février 1990.
 15 Nous renvoyons par exemple aux avis de Silverberg R., Clark A.C., Gibson W., notamment in « Brave New Worlds » documentaire britannique, Arte 26/10/1997.
 16 Citée par Pohl F. « la SF et l’avenir » in Actes du 4ème colloque international de Science-fiction de Nice, Université de Nice, Métaphores n°20-21-22, 1992, p. 367, T.1.
 17 Klein G., «Science et Science-fiction» in Revue Science-fiction n°6, Paris, Denoël, mars 1986, p. 189.
 In in « Brave New Worlds » op. cit.