CSCW : la fausse humilité des computer sciences
ou le rendez-vous encore manqué de l'informatique et des sciences sociales.
Anne-France de SAINT LAURENT
IRIS, Université
Paris Dauphine, 75775 Paris Cedex 16.
Résumé : Les chercheurs en informatique ont très tôt fait appel aux sciences humaines et sociales pour faire progresser leur discipline et les techniques qu'ils conçoivent. Mais devant les limites de certains projets, nous nous sommes interrogés sur la relation qu'entretiennent ces deux disciplines scientifiques. Nous avons choisi pour éclairer la nature de cette relation et son évolution deux communautés où les chercheurs en informatique prédominent en nombre mais côtoient les chercheurs en sciences humaines et sociales et/ou partagent un même domaine d'étude : la communauté de l'Intelligence Artificielle (I.A.) et celle du Computer Supported Cooperative Work (CSCW).
Il s'avère qu'au sein de ces communautés dominent une approche techniciste : les variables et règles liées aux modes de raisonnement, comportements individuels et collectifs issus des sciences humaines et sociales sont systématiquement traduites en modèle logico-mathématique. Mais ces modèles n'ont pas qu'une valeur scientifique, ils sont également inscrits dans une machine, l'ordinateur, pour devenir un outils au service de bien d'autres activités. Mais les contraintes du modèle et de la technique réduisent l'espérance de tel projet .
Par ailleurs, à partir d'une étude sur l'usage des
TIC (Technologies de l'Information et de la Communication) dans le cadre
des pratiques professionnelles, nous constatons que l'appropriation de
ces technologies correspond à une construction toujours renouvelée
de règles d'usage. Ces résultats, ne peuvent que s'opposer
à l'ambition modélisatrice toujours présente au sein
des communautés des computer sciences.
Abstract : Computer sciences have very early called upon help of
human and social sciences to improve their field and their techniques.
But the limits of this projects lead us to question the relationship between
theses two sientific fields. We choosen two scientific communities to highlight
this relationship : the Artificial Intelligence (A.I.) and the Computer
Supported Cooperative Work (CSCW). We constat that a technicist approach
dominates : the social rules and human variables are systematically translated
into logico-mathematical model. But for computersciences, the model inside
the computer is also a tool for large work activities. Also the tools'
users are pinched by the constraints of the model and of the technique.
By another way, socialogical studies concerning the use of ITC at work
show that "using ITC" is a dynamic process : the rules of using and the
technique are unceasingly transformed. These results oppose the ambition
to all model.
Mots clés : computer sciences, sciences humaines et sociales,
CSCW, usage des TIC, modèles.
Introduction
Les chercheurs en informatique ont très tôt fait appel aux sciences humaines et sociales pour faire progresser leur discipline et les techniques qu'ils conçoivent. Mais devant les limites de certains projets, nous nous sommes interrogés sur la relation qu'entretiennent ces deux communautés scientifiques. Nous avons choisi pour éclairer la nature de cette relation et son évolution deux communautés où les chercheurs en informatique prédominent en nombre mais côtoient les chercheurs en sciences humaines et sociales et/ou partagent un même domaine d'étude : la communauté de l'Intelligence Artificielle (I.A.) et celle du Computer Supported Cooperative Work (CSCW).
L'objectif initial de l'Intelligence Artificielle fut de trouver
comment programmer les machines capables de construire des mécanismes
présentant les caractéristiques d'un comportement intelligent.
Cela conduisit les chercheurs en I.A. à réfléchir
à la façon dont l'esprit humain fonctionnait. Mais ils cherchèrent
à aller au-delà de l'examen général de l'esprit
humain en explorant leur propre intelligence. C'est ainsi que l'intelligence
Artificielle, dès les années 50, s'est constituée
comme une communauté de spécialistes de l'informatique où
se côtoyaient linguistes, biologistes, psychologues et philosophes.
En définissant l'Intelligence Artificielle comme une discipline qui chercherait à faire faire à des machines ce que l'on estimerait intelligent si c'était l'homme qui le faisait, les chercheurs en I.A. s'orientèrent vers des jeux de type casse-tête, censés requérir de l'intelligence pour être résolus. Ils cherchèrent les principes qui permettaient de construire des modèles de programmes reproduisant la pensée humaine. Chaque modèle devait rendre compte d'un élément fragmentaire de l'activité mentale. Pour ce faire, on réalisait des expériences sur des sujets humains. Le sujet en question devait résoudre un "casse-tête", par exemple un problème cryptographique, où les nombres sont codés à l'aide de lettres, et où la solution consiste à trouver le code. Tandis que le sujet travaillait sur ce problème, on enregistrait toutes les étapes de la résolution afin d'en tirer des conclusions sur les phénomènes mentaux. Ensuite il s'agissait de faire un programme qui simulerait dans les moindres détails le processus de résolution du problème.
Ce domaine d'activité humaine tels que les jeux, les "casse-tête" logiques, furent des terrains qui permirent aux spécialistes de l'I.A. de défendre leurs thèses. En effet, concernant le jeu d'échec, on apprend régulièrement la victoire de tel nouvel programme sur tel champion. Il est vrai que dans ce domaine du jeu les chercheurs ont construit des programmes qui simulent une proportion importante, si ce n'est la quasi totalité, des étapes du raisonnement humain. Il est à noter cependant que les règles, les connaissances requises pour ce type de jeu sont bien définies au départ et font appel à la logique formelle, elles peuvent donc sans difficultés être traduites en procédures informatiques.
En Intelligences Artificielle, les chercheurs sont allés très loin dans cette recherche d'analogies avec la pensée humaine au point de s'interroger sur la question de savoir si l'ordinateur sera un jour "une intelligence artificielle", capable lui aussi de penser de manière autonome, comparable à la pensée humaine. Ce type de proposition a bien sûr largement été réfuté par bon nombre de chercheurs. Un des premiers fut H.Dreyfus qui dénonça d'une part l'analogie que l'on pouvait faire entre le fonctionnement d'un ordinateur et celui d'un cerveau. Il trouvait simplement aberrant d'évoquer le terme intelligence artificielle à propos d'un ordinateur [Dreyfus 84]. Les autres appuyèrent leurs critiques sur d'autre domaines où les attentes n'ont pas été aussi récompensées. Par exemple, la reconnaissance d'objet, la traduction automatique n'ont pas atteint les performances qu'espéraient certains chercheurs en IA.
Si certains dénonçaient les ambitions des tenants de l'I.A., d'autres au contraire ne se limitaient pas à proposer une modélisation des processus mentaux, mais se destinaient à fournir une modèle de compréhension du monde en termes de programmes et de traitements de données. Pour S.Turkle, cette communauté en affirmant la primauté du programme logico-mathématique comme modèle de compréhension du monde en arriva à envahir les autres disciplines intellectuelles, et s'en justifia tout d'abord en arguant d'une certaine logique de la nécessité. "Les incursions en psychologie et en linguistique commencèrent comme des raids destinés à collecter des idées qui pourraient servir à construire des machines pensantes. Mais la politique de "colonisation" trouva bientôt sa raison d'être en elle-même. Les envahisseurs ne venaient pas seulement pour récolter des matières premières, mais pour remplacer les "superstitions" ancestrales par leur conception "'supérieure" du monde. L'IA proclama tout d'abord la nécessité de théories psychologiques qui fonctionneraient sur des machines. L'étapes suivante consisterait à estimer que ces théories de remplacement étaient supérieures - supérieures car elles pouvaient être "mises en oeuvre", car elles étaient plus "scientifiques"[Turkle 86]. En observant pendant quelques années cette communauté de chercheurs, Sherry Turkle constate qu'"appartenir à une science colonisatrice nécessite dans un premier temps, et encourage ensuite, une attitude que l'on pourrait qualifier de présomption intellectuelle. Il est indispensable d'avoir des principes intellectuels qui soient assez universels pour vous donner le sentiment que vous avez quelque chose à dire sur pratiquement tout. La communauté de l'I.A. avait cette attitude lors de la réalisation de son projet de programme (universel). De plus, comme il est impossible de maîtriser toutes les disciplines qu'on a l'intention de "coloniser", il faut avoir suffisamment confiance en son propre savoir pour estimer que la "sagesse traditionnelle" de ces sciences ne vaut pas la peine d'être prise en considération. Ici aussi, les chercheurs en I.A. ont le sentiment que la réalité vue à travers le prisme de l'informatique est, fondamentalement, tellement différente, que toutes les règles préalables, que ce soit dans les sciences sociales ou comportementales, leur semblent appartenir à une période d'immaturité intellectuelle. En dernier lieu, on en vient à croire que rien n'est hors de portée si on est assez intelligent" [Turkle 86].
Malgré les obstacles que rencontra l'I.A. au vu de leurs objectifs initiaux, cette attitude présomptueuse d'une partie de la communauté des "cumputer science" vis à vis des sciences humaines ne disparaîtra pas totalement. Nous allons le voir à propos de la communauté CSCW, même si à l'origine elle adopta une attitude beaucoup plus modeste dans leurs objectifs.
Au milieu des années 80, émerge une nouvelle communauté
intitulée CSCW (Computer Supported Cooperative Work). Comme celle
de l'I.A., elle est interdisciplinaire et associe des chercheurs en informatique
à d'autres issus des sciences humaines et sociales. Mais à
la différence de l'Intelligence Artificielle, la communauté
CSCW fait plus largement appel au plus "social" des sciences sociales :
l'ethnographie et la sociologie. Elle se consacre à l'analyse des
pratiques de travail en groupe au sein des organisations, à la conception
et à la promotion des "machines à coopérer".
Cette communauté CSCW a cherché à se démarquer
des recherches en informatique comme celles développées en
intelligence artificielle trop inspirées à son goût
de la tradition rationaliste. Elle s'est constituée pour concevoir
des logiciels coopératifs en bénéficiant du mouvement
de convergence des technologies de la communication et de l'information.
Plus particulièrement, deux chercheurs, T.Winograd et F.Flores sont
à l'origine de cette communauté et leurs travaux influencèrent
beaucoup les premières contributions. Les auteurs, dans un livre
intitulé "Understanding Computers and Cognition : A New Foundation
for Design" paru en 1986, développent une analyse critique du courant
de pensée inhérent à l'Intelligence Artificielle et
proposent une alternative à ce qu’ils nomment la tradition rationaliste
dont les sciences cognitives sont imprégnées. Jugeant qu’aucun
langage artificiel n’approchera jamais la complexité du langage
humain, ils proposent d’abandonner la question : "Que peuvent faire les
ordinateurs?" pour la reformuler ainsi: "Que pouvons-nous faire avec les
ordinateurs et que sont-ils réellement?"[Winograd 86]. Ils proposent
donc de ne plus s'interroger sur les capacités intelligentes de
l'ordinateur, mais proposent aux computer sciences une nouvelle démarche,
celle de concevoir des outils informatiques convenant à l'homme
et à ses objectifs.
Winograd et Flores s’opposent aux sciences cognitives imprégnées de la tradition rationaliste car ils s'opposent à l’idée que des formes particulières de pensée et d’action soient consciemment rationalisées. Pour eux, la plupart des difficultés rencontrées par la recherche dans l'utilisation de l’informatique proviennent de l’idée directrice selon laquelle l’intelligence correspond aux méthodes rationalistes de résolution des problèmes selon des procédures heuristiques. De plus ils réfutent l’hypothèse représentative qui tient la pensée pour une structure de représentations à l’intérieur de l’esprit. En résumant, nous pouvons dire que Winograd et Flores, (1) refusent de considérer la cognition comme manipulation de la connaissance d’un monde objectif; (2) accordent une primauté à l’action et à son rôle central dans le langage; (3) reconnaissent l’impossibilité de rassembler de façon exhaustive les éléments du contexte.
Ces auteurs en choisissant une approche phénoménologique qui avance que la réalité n'existe pas "là-bas", mais est construite par nous-mêmes, s'opposent ainsi à la communauté des chercheurs en I.A.. En effet, il n'est plus question d'envisager l'ordinateur comme un instrument intervenant de façon autonome sur la réalité (mythe du robot), mais d'un outils au service de l'homme.
A partir de réflexions sur la pensée, le langage
et l'action, ils décident de reprendre la notion d'acte de langage
proposée par le philosophe anglais John L.Austin, qui s'appuie sur
le même paradigme philosophique. A l'origine de cette théorie
des actes de langage, l'étude de certains verbes tels que "je promets,
je remercie, je baptise" qui ont pour propriété d'effectuer
une action par le seul fait d'être prononcé. John L.Austin
qualifie ces verbes de performatifs. Devant la difficulté de les
isoler, il suggéra l'idée que tout énoncé,
même le plus descriptif, peut être considéré
du point de vue de l'action qu'il contient.
D'autre part Winograd et Flores considèrent que les individus dans l'organisation, en parlant ou en écrivant, développent les conversations nécessaires à la production et au maintien d’un réseau de conversations pour l’action grâce auxquelles les requêtes et les engagements conduisent à une exécution réussie du travail [Winograd 86].
En s'appuyant sur la taxinomie des actes de parole, ils vont ainsi concevoir un logiciel de messageries avec dialogues "dirigés", le "Coordinator", comme support de ce réseau car pour eux la conversation reflète la nature de l'action et du langage humains. Le "Coordinator" propose les fonctionnalités suivantes : origine de l’acte de parole, contrôle de l’exécution, sauvegarde des relations temporelles, examen du réseau, application automatisée de la récurrence, récurrence du contenu propositionnel, etc.
Mais les auteurs soulignent qu’en utilisant un tel "Coordinator", l’individu est en face d’un ensemble restreint de possibilités. Il ne s’agit donc pas d’une machine universelle à communiquer car le langage ne peut être réduit à la représentation des actes de parole.
Nous avons choisi de présenter le Coordinator comme outil produit par la communauté CSCW car il nousemble représentatif des avancées et des difficultés qu'elle à pu rencontrer. En effet, le Coordinator a suscité de nombreux débats aussi bien en amont qu'en aval de sa réalisation. Cependant, la plus part des travaux présentés au sein de cette communauté n'ont pas été jusqu'à effectuer cette démarche philosophique pour donner un nouvel élan à la recherche informatique et revoir le rôle dévolu aux ordinateurs.
Cependant quelques articles révèlent que des chercheurs en "computer sciences" sont également aller s'enquérir auprès des sciences humaines et sociales pour mieux comprendre les situations de coopération dans le travail. Les différents travaux en sciences sociales apportent un éclairage et fournissent des outils d'analyse sur le fonctionnement des collectifs de travail. Mais ce sont essentiellement les travaux des ethnologues qui dominent : ils proposent des études très localisées des modalités de la coopération dans le travail. Par exemple, les ethnologues du travail ont révélé l'importance à accorder au contexte et à la conscience des autres et de leurs actions dans les situations de travail et de communication qui peuvent être reprises dans la conception d'outils d'aide à la coopération.
Mais pour la plupart des travaux, les membres de cette communauté ne prennent pas toujours cette peine de s'enquérir des travaux de leurs confrères. Sans complexe, ils s'affublent d'une casquette de sociologue ou d'ethnologue et analysent leurs groupes d'étudiants résoudre un problème, tels experts élaborer leur diagnostic, tels agents de maintenance stocker leurs informations, etc... en tire quelques conclusions qui leur paraissent suffisantes pour élaborer un modèle de la coopération en langage logico-mathématique. Les chercheurs en informatique possèdent donc toujours, même si elle n'est pas partagée par tous, cette présomption vis à vis des sciences humaines et sociales que S.Turkle dénonçait à propos des chercheurs en Intelligence Artificielle.
Mais cette présomption des computer sciences soulève quelques difficultés et pourraient être à l'origine de celles que rencontrent cette communauté. En effet, quelque soit la démarche, nous constatons, comme leur concepteur, que la plupart de ces outils conçus au sein de la communauté CSCW pour résoudre les traditionnels problèmes de communication et de coordination dans les entreprises n'ont pas obtenu le succès attendu auprès des entreprises. Cet échec dans la diffusion des "machines à coopérer", nous l'attribuons à l'attitude des computer sciences au sein de cette communauté pluridisciplinaire. Si celle-ci a fait preuve d'humilité en faisant encore plus largement appel aux sciences sociales, cette humilité n'est qu'apparente car en réalité l'approche techniciste domine encore fortement la conception de l'ensemble des outils issus de cette communauté CSCW, comme elle dominait celle de l'intelligence artificielle.
Ces attitude techniciste apparaît dans le mode d'association du résultat des recherches en sciences humaines par les computer sciences. A la lecture des travaux, même des plus récents, il apparaît que ces chercheurs informaticiens du CSCW ne peuvent s'empêcher de retranscrire sous la forme de modèle, puis d'algorithmes informatiques les formes de la coopération humaine, en reprenant les attributs de cette coopération proposés par les sciences sociales. Les résultats provenant des sciences humaines et sociales concernant l'analyse des situations coopératives sont systématiquement traduites sous formes de variables. Ces variables sont ensuite intégrées dans des modèles censés reproduire les modalités de la coopération. Les travaux révélant l'importance du contexte par exemple sont traduits par l'idée qu'il faut ajouter des variables au modèle pour représenter les différentes éléments de ce contexte et cette "liste des variables modélisables a fait l'objet depuis quelques années d'une considérable extension. Tout se passe comme si les concepteurs nourrissaient l'ambition de conquérir un à un les différents traits de l'ordonnancement contextuel des activités coopératives." [Cardon 97].
La communauté que forme les computer sciences continue donc d'adopter un comportement imprégné des sciences cognitives où l'on cherche non seulement à simuler les processus cognitifs mais également les processus sociaux de la coopération humaine en modélisant les différents éléments du contexte, en simulant la présence physique ou en rationalisant les règles de la coopération. Mais cette démarche se confronte toujours aux mêmes difficultés que celles rencontrées auparavant par l'Intelligence Artificielle : réductionnisme excessif à la modélisation des processus non seulement cognitifs mais sociaux. La plupart des expériences se traduisent par la reconstitution de micro-mondes isolés du contexte, supposés émerger ex-nihilo dans les organisations de travail.
Mais cette difficulté n'est-elle pas inhérente à cette discipline que forme les "computer sciences"?
Les "computer science"
comme bon nombre de disciplines scientifiques possède essentiellement
pour activité de se construire des objets sous la forme de modèles.
Le modèle confère ainsi aux scientifiques une maîtrise
à la fois explicative et prédictive à laquelle il
n'oserait prétendre sur les phénomènes eux-mêmes.
Le modèle synthétise de façon formalisée un système de relations entre des "éléments dont l'identité et même la nature est, jusqu'à un certain point, indifférente, et qui peuvent par suite, être changés, remplacés par d'autres éléments analogues ou différents sans que le modèle soit altéré". [Dupuy 94] Mais le modèle apparaît comme une réduction de la réalité : "Le modèle abstrait de la réalité phénoménale le système de relations fonctionnelles qu'il juge seules pertinentes, mettant pour ainsi dire entre parenthèses tout ce qui ne révèle pas de ce système et en particulier, le nombre, l'identité, et la nature des éléments qui sont en relation"[Dupuy 94].
L'outil informatique, comme manipulateur de symboles favorise l'ambition modélisatrice des chercheurs en "computer sciences". La traduction des processus, qu'ils soient cognitifs ou coopératifs, en terme de modèles logico-mathématiques, apparaît comme une démarche systématique au sein de cette discipline.
Mais, les "computer sciences", à la différence d'autres disciplines scientifiques est aussi une discipline dite de "conception". L'objectif du modèle ne se limite pas à sa valeur explicative et prédictive, il doit également répondre à une demande du marché comme outil au service de la coopération en milieu professionnel. Pour la communauté CSCW, le modèle, une fois inscrit et matérialisé dans un objet technique, l'ordinateur, doit répondre à une seconde fonction : assister la coopération dans le cadre des activités professionnelles. Mais cette inscription va d'une part accentuer l'aspect formel de la coopération, et d'autre part réduire les possibilités de cette coopération. Car les utilisateurs sont donc soumis à l'aspect réducteur du modèle et aux contraintes inhérentes de la technique. C'est ce type de difficultés que rencontra le Coordinator et bon nombre d'outils produits par cette la communauté CSCW pour se diffuser au sein des entreprises.
Au sein de la communauté CSCW, l'approche ethnographique de la coopération, l'approche dite de l'action située et la sociologie des usages, bien que très faiblement représentées s'accordent à dénoncer ces tentatives modélisatrices de la coopération, comme les tentatives de formalisation des procédures langagières. "Elles ont mis en avant la diversité du savoir-faire professionnel, la spécificité des cultures organisationnelles, la mise en place de modes d'autorégulation souvent invisibles dans les organigrammes, certaines dimensions rituelles des activités collectives qui ne peuvent être prises en charge par les systèmes électroniques.[Cardon 97].
Nous avons choisi
une autre démarche qui consiste à faire appel à la
sociologie du travail et des usages pour analyser les formes d'appropriation
des TIC dans le cadre des pratiques professionnelles. Nous avançons
que l'appropriation des technologies correspond à une régulation,
c'est à dire à une construction toujours renouvelée
de règles d'usage qui proviennent d'une part des contraintes imposées
par la technique et par l'organisation et d'autre part de l'autonomie des
utilisateurs.
A partir d'une approche de type ethnographique et d'entretiens semi-dirigés, nous proposons ici quelques résultats tirés d'une analyse des usages des nouvelles technologies coopératives dans une entreprise d'infographie. Nous nous sommes focalisées sur les différentes modes de coordination mis en oeuvre et sur l'usage des technologies suivantes : visio-conférence, téléphone et Internet pour la messagerie, le planning partagé, le WhiteBoard et le serveur Web interne. Nous rassemblons l'ensemble de ces technologies sous l'expression Technologies de l'Information et de la Communication (TIC).
Cette entreprise, auparavant française venait de se faire rachetée par Silicon Graphics, leader mondial des stations graphiques. La voici donc associée à quatre autres centres de R&D de la Silicon Graphics : Santa Barbara et Seattle aux Etats-Unis, Vancouver et Toronto au Canada. Ces cinq centres de R&D, autrefois autonomes, sont aujourd’hui réunis pour former une même filiale de Silicon Graphics. Ils sont donc chacun confrontés à des problèmes de coordination d’une toute autre ampleur : au nombre important de personnes impliquées dans le projet s’ajoutent la difficulté de ne pas avoir la personne à côté de soi, d’avoir des décalages horaires importants (9h avec la côte Ouest, Santa Barbara, Seattle et Vancouver), de travailler avec des gens qui ne partagent pas la même langue maternelle.
Cette nouvelle filiale, pour expérimenter de nouvelles formes de coordination adaptées à ces changements organisationnels possède l'aval de la direction pour investir en "outils coopératifs" et peut s'appuyer sur un équipement substantiel : elles possèdent des ordinateurs puissants dits stations graphiques et des lignes de télécommunications spécialisées haut débit. Nous nous sommes intéressés à l'utilisation des différentes TIC au cours du projet Maya. Ce projet correspond à la réalisation d'une nouvelle version d'un logiciel de création d'images de synthèses et d'effets spéciaux utilisé en grande partie pour le cinéma et les jeux vidéo.
Nous pouvons constater que la coopération se conjuguent sous différentes formes. Il existe en réalité dans les activités de travail qui composent un projet, différents modes de coopération. En divisant le projet en plusieurs étapes, il s'avère que celles-ci sont plus ou moins planifiables. L'usage ou non des différentes TIC correspondraient à un degré plus ou moins élevé de planification.
La première phase du projet consiste à définir les spécifications c'est à dire à traduire l'objectif du logiciel en termes de fonctionnalités. C'est une étape où les différents responsables du projet doivent offrir des réponses techniques aux exigences du service marketing tout en tenant compte des évolutions de la recherche dans le domaine de l'image de synthèse. C'est au travers de réunions en face à face que se déroule cette première phase dont le contenu se définit au fur et à mesure des réunions. Ces réunions qui permettent au projet de démarrer n'ont jamais lieu au travers du réseau ni au travers de la visio-conférence : "Les problèmes sont encore trop complexes, pas bien débroussaillés, c’est trop difficile de tenir une discussion qui permet de passer de choses floues à des choses précises au travers de la visioconférence. On se déplace, des voyages de trois jours, une semaine. Et en plus, il est pénible d’avoir des réunions longues au travers de la visioconférence". Pour ces réunions de type "brainstorming", où il faut à la fois trouver des solutions, se mettre d’accord, négocier ce qui est faisable et dans quels délais, la rencontre autour d’une table est la meilleure solution qui fut trouvée.
Ensuite, le travail de programmation des différentes fonctionnalités du logiciel est réparti entre les membres de l’équipe. Chacune des équipes répartie sur les cinq centres de R&D écrivent simultanément les programmes qui vont constituer le Soft d’image 3D. Les dates de sortie de version sont prévues, les plannings assez serrés. Cette deuxième étape du projet fait appel au "planning partagé" pour suivre l'état d'avancement du chaque équipe mobilisée sur le projet et connaître les dates des réunions. L'assemblage des différentes parties du programme est automatisé mais dès qu'un problème survient, qu'une personne doit être contactée pour un conseil, les personnes font appel soit à la messagerie, soit au téléphone, soit transmette une page Web avec un dessin. L'émetteur va choisir le média qui lui permettra de résoudre le plus efficacement possible son problème. Pour cela, il apparaît que devant la diversité des outils de communication à sa disposition, l'émetteur semble évaluer le contexte de la communication, c'est à dire la quantité d'informations que son interlocuteur est susceptible de disposer sur le sujet à aborder. C'est généralement cette déficience en contexte, en informations implicitement connues qui rend la compréhension mutuelle difficile. Les différents médias permettent plus ou moins d'effectuer automatiquement l'ajustement nécessaire pour choisir les informations, énoncer les messages adaptés au contexte. Les médias synchrones sont mieux adaptés que les médias asynchrones pour effectuer ces ajustements et atteindre plus facilement une compréhension mutuelle.
Enfin, la troisième étape, celle de l'intégration finale et des tests, parce qu'elle est bloquante doit durer le moins longtemps possible. Il est apparu important que les gens soient proches les uns des autres, qu’un dialogue puisse s’établir entre les personnes intervenant sur les parties du code à l’origine du blocage pour pouvoir réagir le plus rapidement possible. "Il faut que la solution soit trouvée dans les 5 mn, il faut qu’il y ait beaucoup d’allers et retours dans les 5 mn, sinon on perd trop de temps... car il faut réduire au maximum le temps où tout le système sera cassé, le temps où cette intégration ne sera pas faite". Face à cette situation d'urgence, les personnes des différentes équipes les plus amènes pour résoudre les problèmes ont décidé de se retrouver à Toronto.
La "machine coopérative
universelle" reste le rêve caché des informaticiens, mais
ne semble pas répondre aux attentes des utilisateurs.
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