Un futur modèle par la technoscience
André VITALIS
vitalis@msha.u-bordeaux.fr
Malgré la référence permanente aux droits de
l'homme, ce ne sont pas les valeurs de liberté, d'égalité
et de fraternité qui ont aujourd'hui la priorité. Des valeurs
évidentes comme la préservation et l'amélioration
de la vie, la sécurité des biens et des personnes ou la communication
ont pris peu à peu, la première place. A y regarder de près,
on s'aperçoit que ces dernières valeurs présentent
un caractère commun : à la différence des classiques
valeurs républicaines, elles sont servies par tout un appareillage
technique, des savoirs, des experts et des machines.
De la même façon que sont promues les valeurs que la
raison techno-scientique peut servir, les projets de sociétés
sont étroitement dépendants des possibilités techniques.
Pour la première fois dans l'histoire, la société
dite "de l'information et de la communication", propose un projet politique
et social entièrement pensé à partir de possibilités
technologiques. Parfois même, des utopies scientifiques en référence
à certaines expériences et recherches, considèrent
que la première urgence est de re-fonder l'homme et le monde. Il
est vrai qu'à s'en remettre à la seule raison techno-scientifique,
l'optimisme est de rigueur. "L'avenir est superbe estimait dernièrement
Yves Coppens. La génération qui arrive va apprendre à
peigner sa carte génétique, accroître l'efficacité
de son système nerveux, faire les enfants de ses rêves, maîtriser
la tectonique des plaques, programmer les climats, se promener dans les
étoiles et coloniser les planètes qui lui plairont. Elle
va apprendre à bouger la Terre pour la mettre en orbite autour d'un
plus jeune Soleil".
Les valeurs nouvelles sont arrivées
Les valeurs concernant la vie, la sécurité ou la communication
sont des valeurs évidentes. Si l'on est malade, soumis à
une agression ou empêché de communiquer avec autrui, ce sont
les bases même de notre identité et de notre capacité
d'expression qui sont atteintes. Il n'est donc pas question ici de remettre
en cause ces valeurs essentielles, mais uniquement de contester l'importance
démesurée qu'elles ont prises. Il est illusoire de vouloir
ignorer la finitude de la condition humaine, de prétendre éradiquer
tous les risques ou de laisser croire que nos capacités de communication
sont illimitées. Plus grave, en devenant prioritaires, ces valeurs
constituent une menace pour des valeurs peut être moins évidentes
mais tout aussi fondamentales. La polarisation sur les valeurs de vie,
de sécurité et de communication et le formidable déploiement
de moyens et de savoirs qui l'accompagne, se traduit par un amoindrissement
des libertés de l'individu et un alourdissement du contrôle
social. En d'autres termes, le nouveau triptyque Hypervie/hypersécurité/hypercommunication
servi par la technoscience, constitue une menace pour les valeurs républicaines
de Liberté/Egalité/Fraternité que l'on peut estimer
pourtant supérieures. En tout cas, dans les compromis qui doivent
être établis entre les différentes valeurs, ce sont
ces valeurs républicaines qui seront généralement
sacrifiées au profit des nouvelles. L'hypersanté, l'hypersécurité
et l'hypercommunication s'accompagnent de l'abandon du secret médical,
de la multiplication des contrôles et de la prolifération
des fichiers. Deux exemples particuliers traduisent bien cette situation
d'abaissement des libertés individuelles face à la promotion
des nouvelles valeurs suprêmes : l'un concerne une affaire de glaucome
héréditaire au début des années 90 (1) ; l'autre,
l'installation récente dans les rues de certaines villes, de caméras
de vidéosurveillance (2). L'affaire du glaucome montre que devant
une possible amélioration de la santé, on est prêt
à abandonner toute garantie concernant le respect des libertés
individuelles, même les garanties les plus élémentaires.
Tous les médias en 199I prennent fait et cause pour un chercheur
de l'INED (Institut national des études démographiques) empêché
par la CNIL (Commission nationale de l'informatique et des libertés)
pour des raisons de libertés individuelles, d'avertir 37.000 personnes
risquant de devenir aveugles du fait d’une grave anomalie génétique.
En réalité, compte tenu de la gravité de la situation,
la CNIL n'avait bien évidemment pas interdit d'informer ces personnes,
mais avait exigé seulement le respect d'un minimum de garanties.
Alors que l'INED voulait avertir systématiquement les familles concernées,
la CNIL estimait que seul le médecin de famille pouvait intervenir
et amortir le choc d'une révélation aussi bouleversante.
Etre informé en effet que l'on est porteur d'un gène pouvant
évoluer vers une grave maladie ou un handicap, n'est pas une information
banale. Le plus étonnant dans cette affaire est que finalement,
les études du chercheur de l'INED se sont révélées
fausses et que les 37.000 personnes n'avaient pas plus de chances de devenir
aveugles que l'ensemble de la population ! Dès le début de
la polémique, d'éminents généticiens avaient
mis en cause la fiabilité de l'étude sans parvenir toutefois
à ce que les médias publient ou tiennent compte de leurs
réserves. Le deuxième exemple, plus récent, est relatif
à l'installation de caméras dans les rues de certaines villes
afin d'améliorer la sécurité. La décision en
a souvent été prise à l'unanimité du Conseil
municipal. Certes l'augmentation des vols et des actes de vandalisme dans
certaines endroits, appelle une vigilance plus grande. Mais là encore,
la valeur sécurité tend à prendre le pas sur toute
autre considération. Pour repérer un petit délinquant,
on porte atteinte à une liberté essentielle de tous les habitants
: celle de pouvoir marcher librement dans un espace public sans être
observé. Ces installations de caméras ont été
faites en l'absence de toute garantie : la personne qui regarde a-t-elle
été habilitée? par qui ? les raisons de sécurité
sont-elles les seules finalités ? Les images sont-elles conservées
? quelles est la durée de conservation des informations ? Ces questions
pourtant légitimes, ont été oubliées. Une loi
du 21 janvier 1995 relative à la sécurité est intervenue
depuis, qui apporte les premières réponses à ces questions,
de manière d'ailleurs, qui est loin d'être satisfaisante.
Une société pensée à partir des possibilités
des technologies d'information et de communication
La "société d'information" est le projet de société
que la Commission européenne entend construire. Ce projet est évoqué
dans un Livre blanc en janvier I994 et explicité quelques mois plus
tard, dans un rapport Bangemann sur "L'Europe et la société
de l'information planétaire" et dans une communication intitulée
sans ambiguïté : "Vers la société de l'information
en Europe : un plan d'action". Un peu plus tard a été créé
un "Forum sur la société de l'information".
Il est intéressant de constater que ladite société
est pensée à partir des possibilités offertes par
la nouvelle donne technique : numérisation généralisée
et création de supports multimédias, mobilisation instantanée
des données et facilitation des échanges à travers
des réseaux de plus en plus étendus, multiplication des logiciels
et des interfaces, etc...Ce ne sont pas les réformes indispensables
à mettre en oeuvre, les progrès à accomplir ou les
finalités souhaitables qui sont considérés en priorité.
Pour la première fois dans l'histoire, on considère d'abord
les moyens pour, en fonction de ceux-ci, définir un projet social
global qui concerne l'économie et le travail, mais aussi la cohésion
sociale, la santé ou la culture. On prend tout d'abord en compte
une développement technologique que l'on se propose de favoriser
et on regarde ensuite ce qui pourra être fait à partir de
lui. Certes, pour désigner la société qui précède,
on parle de "société industrielle". Cependant cette dernière
n'a été appelée ainsi qu'après-coup ; elle
n'a jamais été définie a priori, comme un projet de
société à construire.
La notion de "société de l'information" n'est pas récente.
Elle apparaît pour la première fois, au moment de la crise
du début des années 70. Un institut de prospective japonais,
le JACUDI recommande alors à son gouvernement de mettre en place
ce type de société. Cet institut estime que ce projet social
est le plus performant, même s'il nécessite un contrôle
plus grand de la liberté individuelle. La poursuite de la société
industrielle ne lui semble pas en effet souhaitable compte tenu des problèmes
de pollution ; un modèle plus social ou une société
de loisirs ne lui semble pas possible compte tenu des problèmes
de financement. La relance de cette idée allait être faite
en 1993, par un rapport américain consacré à "L'infrastructure
nationale d'information" et les déclarations du Vice-président
Al Gore présentant les autoroutes de l'information comme la nouvelle
frontière du XXIème siècle. Ces autoroutes doivent
déclencher "une révolution de l'information qui changera
pour toujours la façon dont les gens vivent, travaillent et communiquent
les uns avec les autres". Des mesures concrètes devaient suivre
ces déclarations. Cette initiative américaine, perçue
avant tout comme une volonté de relancer l'économie en prenant
la meilleure part sur les nouveaux marchés, devait être suivie
par d'autres initiatives du même genre dont celle des Européens.
Personne n'a été appelé à voter pour
ou contre la société de l'information. Ce projet qui témoigne
du déclin du politique, n'a fait l'objet d'aucun débat démocratique
(3). Aussi bien, pour faire taire les objections et les inquiétudes,
rapports et déclarations présentent les nouvelles technologies
comme intrinsèquement bienfaisantes. Par elles-mêmes, elles
doivent apporter la prospérité économique, une vie
démocratique plus active et une meilleure éducation. Le processus
est présenté comme irréversible et comme un phénomène
incontournable. Les premiers qui s'adapteront à la nouvelle ère
numérique, bénéficieront de ses bienfaits et conserveront
toutes leurs chances dans la compétition économique.
Naturellement les inconvénients sont tus. Le plus important
est de circonscrire la réflexion à l'intérieur du
cadre proposé en évitant de s'interroger sur d'autres alternatives
qui ne passeraient pas prioritairement par le développement des
technologies. Si ce développement est pris comme point de départ,
on peut estimer que les risques sont aussi nombreux que les promesses.
Dans un rapport commandé par la Commission, "Construire la société
européenne de l'information pour tous", un groupe d'experts "de
haut niveau", entend contribuer à combler le déficit politique
et social du projet, sans toutefois le mettre en cause. Sont ainsi pointés
les risques d'exclusion entre les info-riches et les info-pauvres ainsi
que la confusion trop souvent établie entre information et connaissance.
Les technologies peuvent certes aider à la mobilisation des informations
mais ces dernières ne deviennent des connaissances qu'après
un effort d'appropriation de l'individu. Cette distinction pourtant essentielle,
qui majore le rôle des individus et minimise l'apport des technologies,
est rarement faite. D'autres risques pourraient être pointés
concernant notamment la société de contrôle qui se
cache sous la société de l'information (4), qui rendrait
le projet moins séduisant et sa réalisation problématique
ou peut être même inopportune.
La refondation de l'homme et du monde
Après avoir contribué à mettre à bas
toutes les vérités venant d'une raison divine ou de la raison
humaine, la technoscience, par un étrange renversement, donne maintenant
naissance à de nouvelles formes d'utopies visant à réinjecter
du sens et à retrouver des finalités. Il s'agit plus précisément,
à partir de la puissance de transformation offerte par les bio-éco-technologies
et par l'intelligence artificielle, d'améliorer le monde et l'être
humain pour atteindre la perfection. L'environnement est pollué,
l'homme est fragile, la société est violente. Il faut porter
remède à toutes ces imperfections et maladies et refonder
un réel plus satisfaisant. Un nouveau paradis est visé fait
de surhommes évoluant dans une surnature où tout est équilibre,
santé et sérénité.
Dans un de ces derniers ouvrages (5), Lucien Sfez dresse un état
des lieux de ces nouvelles utopies en montrant que leur force est de faire
toujours référence à des résultats de recherches
ou d'expériences même si, la plupart du temps, elles en font
une présentation simplifiée et en surestiment les possibilités.
Ainsi, à partir du projet mondial "Génome humain" et du décryptage
du code de la vie, une médecine prédictive et curative se
voit confier la tâche de repérer les mauvais gènes
et de les éradiquer. On espère pouvoir ainsi, se débarrasser
du gène de l'alcoolisme, de l'aptitude à la drogue mais aussi
de la violence ou du chômage. Cette vision, qui écarte toutes
les causes économiques et sociales, conduit tout droit, dans sa
recherche de la perfection biologique, à un retour à l'eugénisme.
Une expérience réalisée dans le désert de l'Arizona
aux Etats-unis, "Biosphère II", au-delà de la réalisation
d'un modèle de station pour les colonies de l'espace, nous met en
présence d'une nouvelle arche de Noé. Durant deux ans (du
25 septembre 1991 au 25 septembre 1993), ont été mis sous
de grands hangars de verre, les cinq principaux biomes de l'humanité,
trois mille espèces d'animaux et de végétaux et huit
humains préalablement sélectionnés. Cette création
d'un milieu de vie soigneusement dosé et qui peut être reproduit,
est présentée comme la solution à la surpopulation
et à la pollution de la terre. Cependant, plutôt que de "biosphère",
il serait plus exact de parler de "technosphère" dans la mesure
où le milieu en question, repose sur une forte mobilisation de savoirs
et un recours massif aux machines. Un autre référence des
utopies scientifiques concerne les travaux en intelligence artificielle
et la création de mondes virtuels avec des êtres supérieurs
mi-hommes mi-robots. Dans ce domaine, les travaux et les commentaires abondent
et il n'est pas besoin d'insister.
A partir de tous ces éléments, se recompose un nouveau
"grand récit", tournant le dos à la post-modernité
et à ses doutes et qui, à la différence des vérités
anciennes, peut faire état d'un début de réalisation.
Il s'agit moins désormais d'habiter un monde malade et condamné
que de porter tous les espoirs, sur la refondation de ce monde. Comme l'écrit
Sfez, "Ce qui est transformé, c'est l'idée d'une nature qui
n'est plus à relire, à réformer ou à découvrir,
mais à construire. Le statut du réel change du tout au tout.
Il n'y a de réalité que construite et les technologies la
construisant deviennent les qualités intrinsèques de ce qu'elles
construisent. La réalité est ce que les technologies la font"
(6). Les utopies scientifiques rendent désirable cette techno-réalité,
en mettant en avant les pollutions et les maladies de l'ancien monde et
en exonérant la technoscience de toute responsabilité dans
les désastres constatés.
L'identification des "dégâts du progrès" a pris
du temps mais aujourd'hui la cause semble largement entendue notamment
en ce qui les pollutions de l'eau, de l'air et de la nature en général
(7). Avec "la société de l'information", les pollutions ne
concernent plus seulement le cadre naturel mais aussi notre environnement
informationnel. Ces nouvelles pollutions sont moins visibles que les pollutions
de l'environnement physique. Bien que tout aussi menaçantes pour
la liberté que ces dernières, elles ne sont guère
perçues pour le moment. Aussi bien, il devient urgent, comme le
demande Paul Virilio (8) d'ajouter aux soucis d'une écologie verte
préoccupée par l'équilibre du milieu naturel, ceux
d'une "écologie grise" qui s'intéresserait aux pollutions
des représentations, des perceptions et des distances consécutives
à l'usage de plus en plus intensif de techniques de communication
et de télécommunications et à la généralisation
de l'information en temps réel. "L'absence d'effort des télétechnologies
pour entendre, voir ou agir à distance, abolissant les directions,
la vastitude de l'horizon terrestre, il nous reste à découvrir
le nouveau monde, non plus comme il y a cinq siècles, celui de lointains
antipodes, mais celui d'une proximité sans avenir où les
technologies du temps réel l'emporteront bientôt sur celles
qui aménageaient jadis l'espace réel de la planète"
(8).
Des mesures ou des remèdes préconisés par l'écologie
verte pourraient être avantageusement repris par l'écologie
grise comme l'établissement de procédures d'évaluation
et de contrôle ou la fixation de limites. Cependant d'autres solutions
sont à inventer ou d'autres droits sont à promouvoir si on
ne veut pas que l'hypercommunication mais aussi l'hypervie ou l'hypersécurité
ne prennent définitivement le pas sur le respect de la dignité
et de la liberté de l'individu. Des mouvements de protestation contre
le fichage informatique ou plus récemment contre l'installation
de caméras de surveillance dans des villes, montrent que le droit
au respect de la vie privée et la volonté de faire respecter
ce droit constituent une nouvelle ligne de défense. Parfois, devant
la radicalité de la menace, l'ignorance et le non-savoir devraient
devenir des droits. "Je ne sais pas, ce que c'est que l'homme" disait Jean
Rostand en ajoutant : "Et personne ne sait et personne sans doute, jamais
ne saura. Ayons un peu d'égard pour cet inconnu qui est en nous".
Références bibliographiques
(1) Pour plus de détails, Cf notre article "Banques de données génétiques et libertés individuelles" in Ordre biologique, ordre technologique, sous la dir. de F. Tinland, E. Champ Vallon, 1994.
(2) Pour un état des lieux des systèmes de vidéosurveillance en France et une analyse des risques et des problèmes de régulation Cf E. Heilmann, A. Vitalis, Nouvelles technologies, nouvelles régulations , rapport IHESI/CNRS, Paris, 1996.
(3) Sur ce point, Cf notre rapport au Conseil de l'Europe, Contrôle politique et démocratisation des technologies nouvelles , Séminaire sur la démocratie électronique, Palais du Luxembourg, Paris, mars 1995.
(4) Sur l'émergence de cette société de contrôle Cf le Bulletin de liaison du CREIS N° 5 de juin 1988 et plus récemment A. Vitalis, " Vers la société de contrôle" in La société de l'information : nouveaux risques et enjeux pour la vie privée, Conférence organisée par les FUNDP de Namur, Parlement européen, octobre 1996
(5) L. Sfez, La grande santé, Le Seuil, 1995
(6) Ibid , p. 12O.
(7) Sur ce point les contributions récentes du Groupe du Chêne, La nature à protéger ou à aimer ? , 1997 et Bernard Charbonneau, Une vie entière à dénoncer la grande imposture, sous la dir. de J. Prades, Ed. Erès, 1997.
(8) P. Virilio, La vitesse de libération, Galilée, I995, p. 79.