L’hypertexte pour rassembler ou pour disjoindre
Roger
BAUTIER
LabSic, Université Paris
13, avenue Jean-Baptiste Clément, 93430 Villetaneuse, France
bautier@sic.univ-paris13.fr
Résumé :
Ce
texte tente d’analyser les conséquences socio-cognitives du développement de
notre environnement hypertextuel. Nous examinons la question des attitudes
intellectuelles impliquées par cet environnement hypertextuel , celle de
l’évolution des normes culturelles entraînée par son développement, et celle
des limites de l’information qui dépendent de la structure du web. Nous
proposons de les relier à une question ancienne : n’avons-nous pas besoin
d’une culture commune ?
This
text is an attempt to present the sociocognitive impact of the growth of our
hypertextual environment. We deal with the questions of the intellectual
attitudes implied by this hypertextual environment, the evolution of cultural
norms which result from its growth, and the limitations to the extraction of
information depending on the structure of the web. We propose to connect them
with an old one : don’t we need a common culture ?
Mots
clés :
Hypertexte,
web, connaissances, normes, culture.
Si l’on considère les systèmes hypertextes comme
des dispositifs informatisés capables d’assurer l’interconnexion d’un ensemble
de documents (au sens large, ce qui autorise à parler, si l’on veut,
d’hypermédias et d’hyperdocuments) sur un mode le plus largement associatif,
s’opposant en particulier à un mode hiérarchique, on ne peut que reconnaître
que le concept même d’hypertexte relance la réflexion sur les procédures de
production et de reproduction des savoirs.
Qu’il s’agisse, aussi bien, d’évoquer la
constitution d’une bibliothèque universelle qui renouvelle la problématique de
l’encyclopédisme ou de déterminer les modalités d’introduction de la lecture
hypertextuelle aux différents niveaux de l’enseignement, la mise en place d’un
réseau de nœuds-documents et de liens, concrétisé notamment sous la forme du
web, mais également sous la forme de multimédias édités, suscite des réactions
allant de l’enthousiasme au catastrophisme, mais dont l’intérêt, au moins, est
de souligner l’importance des enjeux que l’on doit attacher au développement de
l’usage des hypertextes lorsque l’on se préoccupe des missions à attribuer aux
téléservices publics. Dans la perspective de l’évaluation de tels enjeux, il
paraît nécessaire d’analyser les incidences que peut avoir ce développement sur
la définition des normes culturelles et de déterminer les questions qu’il peut
poser conséquemment en matière de politique du savoir.
1. L’hypertexte comme (dés)ordonnancement du
savoir
La mise en œuvre de liens n’est certes pas
nouvelle : ceux-ci apparaissent sans doute dans toute activité cognitive.
Cependant, l’hypertexte leur donne un statut qui traduit une conception
spécifique de l’ordonnancement du savoir, s’inscrivant elle-même dans une
histoire dont l’examen montre que les mêmes problèmes se reposent
périodiquement depuis l’édification, dès l’antiquité, des premiers “arts de la
mémoire”. Si l’on fait référence aux trois grands types de structuration du
savoir que sont le séquentiel-linéaire (la liste), le central-circulatoire
(l’organisation systématique-encyclopédique) et le relationnel-réticulaire tel
qu’il se manifeste dans la documentation informatisée [Parrochia 1993], il
semble que le modèle “cohérentiste” du savoir, qui privilégie le réticulaire
sur le linéaire, soit en train de l’emporter sur le modèle “fondationnaliste”.
Il est possible que cette tendance ne fasse que contribuer à l’attrait de
l’associativité caractéristique de l’hypertexte.
Dans certains cas, c’est, en effet, cette
associativité, associativité au caractère illimité, qui est considérée comme
essentielle : l’hypertexte aurait ceci de bénéfique qu’il permettrait
l’établissement d’un “universel sans totalité”, c’est-à-dire, très précisément,
“sans contenu particulier” et donc heureusement incapable de susciter
l’imposition d’une unité de sens comme celle qui serait le propre des religions
universelles et de la science [Lévy 1997, 2000]. L’interconnexion des
ordinateurs devient alors un support potentiel d’intelligence collective et le
web peut être conçu comme annonçant et réalisant progressivement “l’unification
de tous les textes en un seul hypertexte, la fusion de tous les auteurs en un
seul auteur collectif, multiple et contradictoire”, dans la perspective de
l’émergence d’une mémoire unique, voire d’une conscience unique. D’un point de
vue proche, il est possible de mettre en lumière que “l’hypertexte transforme
la mémoire de chacun en la mémoire de tous” et de considérer que le web
constitue la “première mémoire mondiale” [Kerckhove 1997]. Dans ces conditions,
l’apport de l’hypertexte est évidemment jugé très positif, ce qu’il fait
éventuellement perdre par objectivation de nos “espaces intérieurs” se trouvant
beaucoup plus que compensé par la faculté qu’il offre d’accéder à l’information
dont on a besoin au moment où l’on en a besoin.
Cependant, cette associativité est aussi au cœur
des préoccupations de ceux qui pensent que, désormais, la capacité de penser
risque de laisser la place à une simple capacité d’acquérir de l’information.
Lorsque, déjà, à propos du réseau informatique mondial, l’information est considérée
dans sa relation avec l’argumentation, celle-ci peut être vue comme ce qui
différencie les humains des animaux et des machines et, par conséquent,
valorisée en tant qu’elle participe, notamment, de la formation du citoyen
[Breton 1997]. L’inquiétude est plus visible encore quand il s’agit de repérer
les éventuelles conséquences de la pratique de l’associativité illimitée. C’est
l’optique, par exemple, du rapport de la commission de réflexion sur le livre
numérique [Cordier 1999] adressé au Ministère de la Culture français, rapport
qui envisage la disparition d’un “univers de fixité”, contemporaine de
l’apparition d’un “univers de fluidité permanente”, et qui met en lumière les
dangers, pour la pensée, d’une transformation allant “du livre objet au livre
étendu, du livre monument au livre flux”. C’est aussi l’optique adoptée par
ceux qui, plus simplement, reprennent, pour l’appliquer au web, la formule
traditionnelle “information n’est pas savoir”. Ainsi, la recherche informatisée
d’informations peut être estimée insuffisante [Guillaume 1999] en ce qu’elle
favorise une expertise programmée au détriment du jugement humain et en ce
qu’elle tend à faire oublier que les déficits en matière d’acquisition de
connaissances ne peuvent être éliminés de manière simple (la présence massive
de livres dans les bibliothèques n’empêche nullement que de nombreux étudiants
lisent très peu).
D’une manière plus générale, ce qui est souvent
souligné, c’est que le “réseau” est l’expression d’une révolution des
techniques de pensée. Ce sens peut paraître ambigu [Sfez 1999], sens d’autant
plus ambigu que l’inégalité des connaissances, l’inégalité d’accès et le manque
de transparence semblent le caractériser et que les discours des internautes
traduisent une confusion entre la généralité (être en relation avec tous et
avec tout le savoir) et l’universalité (qui est une totalité “non décomptée”).
Cet aspect révolutionnaire est, au contraire, jugé pleinement profitable dans
les commentaires les plus enthousiastes à l’égard du développement d’une
université virtuelle [Serres 1994, 1997] : d’une part, le “réseau”
autoriserait une inversion de la communication didactique, dans la mesure où il
permettrait que le savoir vienne à ceux qui apprennent, et, d’autre part, il
mettrait en pratique l’idée suivant laquelle “tous les savoirs sont libres et
égaux en droit”. Plus encore, cependant, ce sont les pertes et les gains
impliqués qui doivent être mesurés : en conséquence, la diffusion et
l’expansion sont censés succéder à la concentration et à la rareté, suivant un
processus qui, d’un côté, pourrait être assimilé à une perte de la mémoire, de
l’imagination et de la raison, passées de l’être humain à la machine, mais qui,
d’un autre côté, apporterait effectivement une libération, car ce passage
permettrait à notre cerveau d’être “libre d’inventer de nouveau”.
2. Les qualités intellectuelles de référence
La liberté d’invention attendue avec impatience révèle bien
la difficulté qui se cache derrière les jugements favorables ou défavorables.
Car les potentialités de l’hypertexte sont peut-être beaucoup plus grosses
d’exigences que de laxismes intellectuels. Les commentaires les plus critiques
ont beau jeu de pointer les reculs dans la réflexion susceptibles d’être
entraînés par un usage paresseux des nouvelles technologies de
communication ; pourtant, lorsque l’on examine les divers exemples de
description des potentialités de l’hypertexte, c’est, globalement, le haut
niveau intellectuel postulé chez les utilisateurs qui est frappant. Ainsi, grâce,
sans doute, à une sous-estimation des contraintes exercées sur l’initiative du
lecteur par les liens eux-mêmes et par les limites des moteurs de recherche,
l’hypertexte “manipulable” peut être présenté comme radicalement différent des
médias de masse “manipulateurs” [Cormerais 1998] : le spectateur fait
place au lecteur encyclopédiste à la recherche d’une information spécifique.
Mais, surtout, l’attitude de référence pour le lecteur est
clairement celle d’un chercheur professionnel. Ce dont témoignent aussi bien
l’évocation de l’usage d’une encyclopédie hypertextuelle devenue une cosmopédie
qui envisage le savoir comme un continuum faisant fi des frontières
disciplinaires [Authier 1992] que la définition d’un savoir lire qui implique
non seulement le savoir écrire mais qui impose, pour être “véritable”, que la
lecture assistée par ordinateur soit effectuée en écrivant [Stiegler 1991].
Dans le premier cas, en effet, il s’agit d’un chimiste capable non seulement
d’effectuer une consultation active, de vérifier certaines hypothèses et de
constater que les renseignements ne sont pas de même nature suivant les
échelles utilisées, mais encore, ce qui est plus important, de pratiquer des
dichotomies successives et rapides, de payer cher certaines informations,
d’entrevoir une possibilité de recherche intéressante pour lui, de proposer un
nouveau “modèle”, de participer à un débat scientifique et d’imaginer qu’il
recevra peut-être un jour le prix Nobel. Il est donc normal qu’il sache et
puisse utiliser au mieux le réseau hypervisuel que constitue la cosmopédie.
Dans le second cas, il ne s’agit, certes, que d’un citoyen, mais d’un citoyen
qui fréquente les postes de lecture assistée par ordinateur d’une grande
bibliothèque : il appartient, en fait, à un espace politique déterminé par
l’existence d’une “communauté de lettrés”, étant donné que “le citoyen est lisant
et écrivant”, ce qui implique qu’il soit capable non seulement de
consulter les nouveaux supports de l’archivage mais de leur faire subir un
“traitement”. On peut noter que l’on retrouvera la même conception de la
lecture dans des descriptions d’activités médicales en milieu hospitalier
[Bachimont 2000]. Un “dossier patient”, qu’il soit sur papier ou qu’il soit
informatisé dans le cadre d’un intranet sous une forme hypertextuelle, est
constitué d’un ensemble de documents hétérogènes. Il nécessitera, dès lors, un
traitement par l’utilisateur qui suppose la capacité à s’orienter dans cet
ensemble, plus spécifiquement à donner un sens aux différentes informations en
fonction de la situation de lecture : le lecteur devra “apporter
l’intentionnalité auctoriale” et il devra reconfigurer les éléments
documentaires “pour leur donner une textualité correspondant à sa lecture”.
Ces qualités attendues sont dessinées de façon de plus en
plus précise, dans la mesure où l’activité intellectuelle se transforme
effectivement en fonction des outils qui sont mis à la sa disposition, même si
les exigences nouvelles ne sont, en aucun cas, radicalement différentes des
exigences plus anciennes. Il est, ainsi, tout à fait remarquable que des effets
non négligeables sur la recherche professionnelle puissent être envisagés
d’ores et déjà dans certains champs disciplinaires (notamment au sein des
sciences humaines) : les évolutions en cours concernent plus spécialement
la modification des critères de jugement applicables aux productions
scientifiques, modification qui paraît devoir beaucoup au développement de
l’hypertexte.
Parmi ces effets, le premier est peut-être celui qui est dû
à l’apparition d’un problème de coexistence : la coexistence de documents
numérisés et de documents non numérisés. Celle-ci peut se traduire, en effet,
aussi bien par une focalisation sur les premiers, facilement accessibles par un
simple clic sur une référence active, que par un essai de consultation des
seconds, qui demandent plus de temps et d’énergie, essai susceptible de
procurer un bénéfice de distinction. Il se pourrait que cette situation
débouche sur une quasi obligation : celle de l’exhaustivité des lectures
préalables à l’argumentation développée par le chercheur, quels que soient les
pourcentages respectifs de document numérisés et de documents non numérisés. Un
second effet porterait non pas sur la phase de préparation mais sur
l’élaboration même du document rendant compte de la recherche. Il tient, quant
à lui, à la mise en œuvre d’une conception nouvelle des relations entre les
thèses avancées et les arguments les soutenant : ce qui se fait jour,
c’est que la rédaction hypertextuelle doit servir à rendre les composants de
ces arguments aisément consultables par le lecteur. D’où, notamment, l’idée que
les textes électroniques issus d’une recherche aient recours à différents
niveaux de présentation [Darnton 1999]. Ainsi, en histoire, il serait possible
de distinguer celui de l’exposé concis du sujet, celui des compléments sur
différents aspects, celui des documents utilisés, celui des considérations
théoriques ou historiographiques, celui des recommandations pédagogiques,
celui, enfin, des commentaires suscités par l’ouvrage.
3. Les exigences culturelles de l’hypertexte
Les qualités intellectuelles de référence deviennent
d’autant plus prégnantes que certaines réalisations sont susceptibles
d’apparaître comme des modèles à suivre. Ainsi en est-il probablement du projet
“HyperNietzsche” du CNRS [D’Iorio 1998], bon exemple de projet consistant en
l’établissement, dans le domaine de l’analyse et de la critique des textes
littéraires, d’un hypertexte consacré à un auteur. Plus précisément, cet
hypertexte, qui vise l’exhaustivité, se veut à la fois : un hypertexte
d’édition, puisqu’il s’agit d’établir une édition la meilleure possible, ainsi
que de la compléter par des commentaires et des analyses produits par des
spécialistes ; un hypertexte de communication, permettant à ces
spécialistes d’échanger des informations de manière très efficace ; un
hypertexte de recherche, enfin, capable de fournir à tout chercheur la
possibilité non seulement d’accéder directement à la totalité des textes de
l’auteur, mais, surtout, de “comprendre d’un regard l’état de la recherche en
cours, les problèmes qui demeurent ouverts, les différentes méthodologies qui y
sont appliquées”. On comprend bien, dans ces conditions, que ce soit l’ensemble
des activités ayant des points communs avec une telle entreprise qui risque
d’être affecté, à tous les niveaux, par les normes qui se dégageront peu à peu
au niveau le plus élevé.
C’est pourquoi il est souhaitable que les nombreuses
analyses de l’hypertextualité centrées sur la question des transformations du
rapport au contexte entraînées par l’hypertexte n’occultent pas les évolutions
probables concernant les exigences culturelles qui seront au fondement des
appréciations portées sur les activités des enfants et des adultes en formation.
Certes, les transformations du rapport au contexte restent à investiguer. Il
est particulièrement difficile de savoir si l’usage de l’hypertexte, en
production ou en réception, va dans le sens ou non de la décontextualisation de
l’information par l’engendrement d’une tendance éventuelle à confondre lire et
cliquer [Vandendorpe 1999]. Bien plus, c’est toute la problématique de la
réflexion sur la décontextualisation éventuelle qui semble souvent faussée par
une conception erronée des “mutations de l’écrit” en général et de la notion de
linéarité en particulier. Il faut donc rappeler combien la prudence s’impose en
la matière [Jeanneret 2000] : “Lorsqu’on évoque la linéarité du livre,
pour l’opposer à la non-linéarité de l’hypertexte, c’est dans un sens métaphorique
largement inconscient. C’est qu’on ne considère du livre, à la manière
platonicienne, que la traduction du texte en parole, puis qu’à ce premier
mouvement d’abstraction on associe un second mouvement, de métaphorisation
celui-là, qui consiste à représenter la succession temporelle de la parole par
une ligne spatiale.”
Mais la décontextualisation éventuelle pose un problème
sociologique autant que sémiologique. On peut penser, par exemple, que, si la
pratique de l’écriture a effectivement entraîné une décontextualisation des
productions langagières par rapport à l’usage de l’oral seul, il est tout à
fait douteux que l’apparition de l’hypertexte puisse signifier à la fois une
“économie d’écriture” et l’accession de tous au partage du même contexte, qui,
“toujours là”, serait formé par “le même immense hypertexte” [Lévy 1997]. Il
faut se demander, au contraire, si, comme cela avait été dit au début du
processus d’informatisation généralisée [Lyotard 1980], l’élève ne risque pas,
pour échapper à un “rapport brut aux informations”, de devoir “faire sa
rhétorique”, dans les limites, évidemment, de son capital social et culturel.
La première étape dans le sens d’une limitation du risque consiste à tenir
compte du fait que “la circulation hypermédiatique par liens associatifs va
probablement renforcer le caractère stratégique de l’énonciation séquentielle”
[Weissberg 1999]. La seconde consisterait à reconnaître que ce caractère
stratégique se double d’un caractère proprement sélectif, autrement dit qu’il
est facteur de classement social, susceptible d’avoir des conséquences d’autant
plus radicales que les institutions publiques d’enseignement renonceraient à en
tenir compte dans les modalités de l’intégration de l’hypertexte aux formations
qu’elles proposent. La troisième, enfin, correspondrait évidemment à la mise en
œuvre de formations ayant pour objectif de limiter les incidences en termes de
classement social.
Cette double
démarche sémiologique et sociologique amène peut-être à reconsidérer la
notion même d’hypertexte et à considérer que les hypertextes sont en fait des
“hypotextes”. En effet, si la “navigation” autorisée par l’hypertexte fait
qu’il est habituel de la considérer comme un enrichissement du sens, il est
notable que cette potentialité n’a pas automatiquement son correspondant dans
les pratiques effectives [Bachimont à paraître] : “Le paradoxe est qu’en
pratique la lecture hypertextuelle n’aboutit pas à davantage de compréhension
mais bien plutôt à un déficit d’intelligibilité. Dans la multiplicité des
parcours possibles, le lecteur ne sait quel parcours choisir et quelle lecture
entreprendre. Il ne sait comment s’orienter dans le réseau des hyperliens.”
Sans adhérer nécessairement à cette vision, que les études expérimentales déjà
effectuées confirment seulement en partie, on doit, néanmoins, souligner
l’importance à accorder à la question de l’orientation de l’utilisateur. Plus
précisément, l’accessibilité des hypertextes au plus grand nombre passe sans
doute par la mise en place de procédures pédagogiques destinées à familiariser
les utilisateurs avec une lecture plus “riche”, génératrice éventuellement de
“surcharge cognitive” (à condition aussi que les concepteurs tiennent compte
des caractéristiques des utilisateurs). C’est réaffirmer, par là même, que les
nouvelles technologies, véhicules de formes complexes d’écrit, sont demandeuses
d’un niveau de savoir-faire langagier probablement plus élevé que celui qui
était exigé par les médias plus anciens [Rouet 1997, 2000].
4. Une meilleure connaissance du web ?
Il est bien évidemment souhaitable qu’un effort
de recherche soit effectué au niveau de la politique d’élaboration des
hypertextes eux-mêmes, dont les objectifs et les moyens doivent être précisés.
Il s’agit notamment, à partir des conclusions des travaux de recherche déjà
effectués sur la lecture hypertextuelle, de favoriser de nouvelles recherches
visant à mettre au point des hypertextes qui respecteraient les besoins des
lecteurs en matière de cohérence minimale, leur permettraient de retenir plus
aisément les informations qu’ils découvrent grâce à des représentations
spatiales, leur fourniraient, en définitive, les moyens de se repérer dans leur
“navigation” sur le web. Cependant, ce type d’amélioration ne doit pas faire
oublier l’ambiguïté fondamentale des liens hypertextuels eux-mêmes. L’inventeur
du web a rappelé [Berners-Lee 1997] que, selon lui, les liens dits “normaux” (à
la différence des liens qui renvoient à des éléments faisant partie du document
considéré) avaient la propriété suivante : “The intention in the design of
the web was that normal links should simply be references, with no implied
meaning. A normal hypertext link does NOT necessarily imply that one document
endorses the other, or that one document is created by the same person as the
other, or that one document is to be considered part of the other.” Mais,
justement, l’utilisateur va élaborer une signification, et c’est là que réside
la difficulté.
Difficulté que l’existence de moteurs de recherche ne peut,
là encore, que réduire, sans la supprimer. Il est clair que l’utilité de ces
moteurs se double souvent d’une grande efficacité [Timimi 1999], mais cette
efficacité doit être précisée à partir d’une meilleure connaissance de la
structure du web, connaissance qui est encore relativement faible. Les travaux
qui abordent cette question à partir des frontières des sciences humaines ne
permettent pas toujours, d’ailleurs, de donner une idée précise de ce que cette
connaissance nécessite. Certains travaux insistent sur le fait que les systèmes
hypertextuels ont “des caractéristiques qui en font de puissants systèmes
auto-organisateurs” [Link-Pezet 1998]. Ce qui est alors mis en lumière, c’est
l’existence, en leur sein, de “différents niveaux d’organisations systémiques
reliés par des boucles récursives de rétroactions” qui permettent, en
particulier, d’améliorer la qualité de coopération des agents humains et des
agents non-humains qui les composent. D’autres travaux font l’hypothèse que,
“derrière l’apparence de désordre croissant et d’hypercomplexité, la dynamique
du réseau Internet recèle de troublantes similarités avec les théories du chaos
issues de la physique et des mathématiques” [Vieira 2000]. Ce qui est ainsi
proposé, c’est, là encore, de s’intéresser aux phénomènes d’auto-organisation,
mais en recourant à un rapprochement opéré sur un “mode métaphorique” et
suivant une “approche intuitive”.
Pourtant, il n’est pas impossible de tenter une
détermination véritable de la structure du web, comme le montrent les avancées
substantielles réalisées par différentes équipes de chercheurs venant de la
physique et de l’informatique. Parmi l’ensemble des questions qui peuvent être
posées, certaines sont plus intéressantes, dans la mesure où les réponses qui
leur seront données fourniront des indications sur les limitations qui
affectent la recherche d’informations sur le web. Elles renvoient toutes,
directement ou indirectement, à l’idée d’envisager le web comme un graphe dont
un robot (c’est-à-dire un algorithme) peut explorer la connexité (le robot fait
une recherche sur une partie du web, à partir de laquelle on extrapole). Un
graphe est un couple, qu’on appellera par exemple G, formé par deux ensembles
d’éléments, qu’on appellera par exemple S et A, étant donné que les éléments de
A sont des couples d’éléments appartenant à S. Pour un graphe très simple, on
aura par exemple : G = {S, A}, S = {a, b, c, d}, A = {{a, b}, {a, c}, {a,
d}, {c, d}}. On dit que S est constitué de sommets et A d’arcs, mais on peut
bien évidemment parler, à propos du web, d’un graphe qui est constitué d’un
ensemble de nœuds et d’un ensemble de liens hypertextuels (cette utilisation du
mot “graphe” doit être soigneusement distinguée de l’utilisation du même mot
pour désigner la représentation graphique d’une fonction).
Entre autres résultats prometteurs : le diamètre (au
sens topologique et non géométrique) du web semble assez petit (environ 19
liens), ce qui fait penser qu’un agent intelligent, capable d’interpréter les
liens et d’utiliser ceux qui sont pertinents, peut trouver rapidement
l’information recherchée [Albert 1999] ; il est possible de fournir des
modèles rendant compte, de manière relativement satisfaisante, du fait que le
web intègre continuellement de nouvelles pages et que les pages auxquelles
mènent de nombreux liens tendent à en recevoir de plus en plus [Barabasi
2000] ; il est possible de repérer automatiquement deux types de
pages : celles qui apparaissent comme les “meilleures sources
d’information” sur un sujet et celles qui qui fournissent un ensemble de liens
vers les premières [Kleinberg 1998, Chakrabarti 1999]. D’autres résultats
portent plus spécifiquement sur la masse et la répartition des informations et
sur la possibilité de les obtenir : les moteurs de recherche paraissent
“débordés”, puisqu’ils semblent sous-estimer la taille globale du web, que l’on
observe une baisse du pourcentage des sites indexés par ces moteurs (d’ailleurs
très différents les uns des autres par leurs performances respectives) et
qu’ils tendent à indexer préférentiellement les sites auxquels renvoient un
grand nombre de liens [Lawrence 1998, 1999] ; l’ensemble du web paraît se
diviser en sous-ensembles aux relations complexes, dont l’un pourrait être
considéré comme son “cœur”, deux autres ayant des relations à sens unique avec
ce “cœur”, soit dans un sens, soit dans l’autre, un quatrième n’ayant pas de
lien avec lui [Broder 2000]. Il est clair que de telles recherches peuvent
amener à deux attitudes opposées : ou bien conforter les tendances
existantes à l’intérieur du web, ou bien les critiquer et, éventuellement,
tenter de les contrecarrer. C’est tout l’enjeu des essais de mise en place
d’une “intelligence collective” sur le web, qui visent notamment à mettre au
point des algorithmes donnant la possibilité de pondérer les liens
hypertextuels de manière évolutive [Heylighen 1999]. Dans ce cas, cependant,
une double question se pose : qui pondère, et en fonction de quoi ?
5. L’hypertexte et la culture commune
Étant donné les exigences culturelles, exigences nouvelles
sans l’être totalement, que l’hypertexte risque d’instaurer, étant donné,
aussi, les effets probables des caractéristiques de la structure même du web,
il n’est pas intempestif de se préoccuper de la conception qui doit prédominer
en matière de diffusion des connaissances. Il peut s’agir, par exemple, de
préconiser la réintroduction dans l’enseignement de techniques de mémorisation,
qu’on peut juger utiles aux usagers des hypertextes [Perriault 2000], ce qui
rejoint, d’une certaine manière les mises en garde d’un poète et mathématicien
[Roubaud 1993] qui pense que la relégation de la poésie au cours de l’époque
contemporaine correspond au fait que celle-ci est une “époque des têtes vides”
(ou bien “refaites” par des “images pauvres”).
Il peut s’agir aussi, plus généralement, de favoriser les
réexamens concrets de la question de l’ordonnancement et de la présentation du
savoir. En effet, si l’encyclopédie ouverte qui a été rendue possible par
l’hypertexte du web exprime la renonciation à la totalité et à l’absolu par son
refus de la structure en arbre (qui est un type particulier de graphe) des
anciennes encyclopédies, elle ne rend pas nécessairement invalide l’idée qu’il
y a des “points privilégiés” dans le réseau du savoir [Auroux 1994]. C’est pourquoi,
d’ailleurs, l’ambiguïté ne manque pas à ce sujet : à ceux qui,
enthousiastes à l’égard du web, s’émerveillent devant la liberté qu’il offre,
s’opposent ceux qui, tout aussi enthousiastes [Chirollet 1999], envisagent
l’hypertexte comme le moyen de réintégrer dans la philosophie la problématique
du discours préliminaire de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert, en
considérant que l’hypertexte désigne le “mode de consultation arborescent
des informations disséminées à travers le monde à l’intérieur des banques de
données multimédias”. Le malheur est que, justement, le web ne constitue pas un
arbre. D’où, sans doute, la nécessité de rappeler l’utilité des arbres quand il
s’agit de présenter et de diffuser des connaissances. Mais quelles
connaissances ?
Au niveau de la politique globale d’éducation, l’essor des
systèmes hypertextes représente un argument supplémentaire, à côté de beaucoup
d’autres, pour relancer le débat sur la culture minimale commune. Certes, les
projets de définition et de diffusion de savoirs véritablement élémentaires,
tel que celui de Lakanal il y a plus de deux siècles, ont laissé la place, le
plus souvent, à un enseignement de type “viatique” destiné aux plus démunis et
à un simple élargissement progressif du recrutement des élites. Il n’en reste
pas moins que la prise au sérieux de l’expression “SMIC culturel” mérite
certainement l’attention [Lelièvre 1996, 1999] et qu’un certain nombre de
propositions qui en découlent pourraient inspirer une politique du
savoir : favoriser l’élémentarité (contre la culture fragmentée),
autrement dit les connaissances effectivement fondamentales ; s’efforcer
de formuler des “lieux communs” ; enseigner les formes les plus générales
de la pensée. Dans une situation où l’industrialisation de la formation hésite
entre le respect de la maîtrise assurée par les institutions de formation et le
développement de self-services éducatifs, développement qui peut générer une
nouvelle aliénation du sujet [Lacroix 1998, Mœglin 1999], il n’est, en effet,
peut-être pas inutile de profiter des questionnements sur l’élaboration des
hypertextes pour s’engager de nouveau dans une réflexion sur les moyens de
garantir l’existence de ce minimum, sans lequel on peut penser que l’exercice
de la citoyenneté n’a pas grand sens.
Serait-ce, d’une certaine manière, se situer dans le
prolongement du déjà très ancien projet “Memex” [Bush 1945], précurseur de
l’hypertexte ? Ce serait surtout renouer avec des préoccupations, encore
plus anciennes, qui ont été particulièrement vivaces au cours de la première
moitié du XIXe siècle : la composition d’une encyclopédie, le traitement
des niveaux de difficulté, la formation des citoyens. En tout cas, les systèmes
hypertextes actuels nous y invitent. Ils nous invitent par là même, suivant
l’expression utilisée par un grand chercheur et un grand républicain [Durkheim
1900] il y a plus de cent ans, à tenter de définir “des fins nouvelles à aimer
et à vouloir”.
Bibliographie
Albert, R., Jeong, H,
Barabasi, A.-L. : Diameter of the world-wide web. In : Nature,
401, 130-131, 1999.
Auroux, S. : Encyclopédies,
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(Agostini, F., ed). Cercle de la librairie, Paris, 1994.
Authier, M., Lévy,
P. : La cosmopédie : une utopie hypervisuelle. In :
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