Les
téléservices publics :
un
impensé de l'action publique
Philippe
Bouquillion
Maître
de conférences HDR à l'Université Lyon2
GRESEC
Introduction
En Europe, depuis 1993, avec le développement au sein de
l'agenda public du thème des "autoroutes de l'information", puis de
la "société de l'information", les programmes d'action publique ainsi
que les discours des responsables publics français et européens accordent une
place significative aux téléservices publics.
L'objectif de la présente communication est d'analyser les
discours publics relatifs aux téléservices. Le corpus[1]
comprend les principaux programmes d'action publique ainsi que les discours les
plus marquants développés par les instances de l'Union européenne et, en
France, par les services de l'Etat. Certains de ces documents portent
spécifiquement sur les téléservices publics tandis que d'autres couvrent un
champ plus large. Les téléservices ne constituent pas, ou rarement, une
catégorie de pensée du discours public. La notion de téléservice n'est
quasiment jamais définie. Les divers discours publics, en particulier français,
abordent cette question principalement sous l'angle de la "modernisation"
de l'administration et de la "réforme" de l'Etat. De ce fait, les
téléservices à proprement parler sont traités à partir de la même problématique
que l'insertion des TIC dans l'ensemble de l'administration. De même, les
situatutions spécifiques de certaines administrations qui peuvent rendre des
téléservices telles que les administrations de la snté, del'enseignement ou de
la culture ne sont pas distinguées des situations que connaissent les
admnistrations de gestion. Par ailleurs, les statuts de ces documents sont
divers. Ils peuvent recueillir l'avis d'experts ou de commissions. Certains
constituent des annonces programmatiques ; ils présentent les actions publiques
à venir ou évaluent celles qui ont été conduites. D'autres expriment la vision
politique d'importants responsables gouvernementaux. Au-delà de leur diversité,
ces discours reprennent et propagent certaines représentations de portée
générale relatives aux TIC et aux rôles de l'Etat en la matière. Les
problématiques qui seraient spécifiques aux téléservices publics, en
particulier relatives à leur <<insertion sociale>>, telle que la
construction des usages sociaux, les modalités d'évaluation, d'association des
usagers à la construction de l'offre, ne sont guère évoquées. Seuls certains
documents récents et à caractère "technique", tels que le rapport
Lasserre ou les documents évoquant l'information publique font exception. Le
thème des téléservices publics est donc très fréquemment abordé à partir de
problématiques qui le dépassent. Il offre une occasion d'évoquer des enjeux
généraux auxquels le développement des techniques d'information et de
communication (TIC) confronte l'action publique. Les différentes autorités
publiques trouvent là une occasion de s'affirmer et de positionner leurs
actions face aux acteurs économiques mais également par rapport aux autres
échelons de l'action publique (niveaux européen, national et local). Ces
dimensions stratégiques et idéologiques du discours publics ne sont pas propres
au discours relatif aux téléservices. Elles concernent l'ensemble du discours
public sur les TIC. Comme le note B. Miège, "...les pouvoirs publics
ont joué un rôle de tout premier plan dans la rénovation des conceptions de la
communication, allant même jusqu'à prendre part activement à la formation de ce
qu'on doit bien tenir pour des mythes modernes..."[2]
Ces discours, à forte portée idéologique, ont tenté de légitimer les
importantes mutations des rapports entre l'Etat et le marché, notamment suite
au changement du régime réglementaire des télécommunications durant les années
90.[3]
Les discours publics constituent des indicateurs de certains enjeux du
développement des téléservices publics plutôt qu'ils ne permettent de
"penser" les téléservices.
Quatre de ces enjeux sont plus particulièrement à signaler :
les mutations des rôles de l'Etat, la "marchandisation" des services
publics ou la réorganisation de l'intervention de l'Etat en tant qu'opérateur,
la volonté publique affichée de stimuler l'offre privée par le développement
des téléservices publics et enfin les luttes d'influence entre les diverses
autorités publiques.
1 Une mutation des rôles et du statut de l'Etat; vers un
Etat communiquant
L'idéologie véhiculée par la notion de socité de
l'information, en particulier telle qu'elle est développée dans le rapport
Bangemann ou dans le Livre Blanc, annonce un "dépérissement" de
l'Etat dans la société de l'information. Afin de légitimer la disparition de la
logique de service public et la disparition du rôle d'opérateur de l'Etat (au
sens de "puissance publique"), ces rapports développent une idéologie
aux termes de laquelle la société de l'information s'autorégulant, l'Etat doit
progressivement perdre sa dimension coercitive. A la notion d'un "intérêt
général" conçu comme supérieur et irréductible à la somme des intérêts
particuliers doit succéder un "intérêt collectif", synonyme d'optimum
social walrasien. En somme, l'Etat est un archaïsme appelé à disparaître.
Toutefois, à titre provisoire, les failles de la société de l'information,
confèrent aux pouvoirs publics certaines tâches, telles que la production de services d'intérêt collectif.
Le marché, à court terme, ne peut pas produire ces services. Dans cette
perspective, les services, y compris les téléservices, offerts par les pouvoirs
publics, ne sont plus à considérer comme des "services publics",
exprimant des prérogatives de puissance publique et une volonté de
transformation des structures économiques et sociales, mais comme des services
rendus par une organisation du secteur tertiaire, la seule particularité de ces
services comme de l'organisation résidant dans leur caractère potentiellement
non marchand. En somme, l'administration publique peut se trouver assimilée à
une "entreprise" du secteur tertiaire. Cette représentation très
présente dans les "grands" rapports[4]
du début de décennie est également reprise dans le rapport Lasserre, à la
dimension idéologique pourtant moins marquée. Les TIC, en particulier les
réseaux, sont considérés, dans une perspective d'un parfait déterminisme
technique, comme conduisant à l'avénement d'une nouvelle forme de société.
Reprenant une perspective ancienne, dont P. Musso[5]
a montré la filiation avec la pensée saint-simonienne, le rapport Lasserre
souligne que "les administrations doivent repenser leur mode
d'organisation mais aussi leur place dans la société... L'Etat, et à un moindre
degré les autres acteurs publics, sont en effet confrontés à une remise en
cause massive d'une grande part de leurs principes fondateurs."[6]
La circulation de l'information grâce aux réseaux rend l'Etat, sous sa forme
ancienne, obsolète. Les administrations, d'instances dotées de pouvoirs
coercitifs au nom de l'intérêt général, sont donc devenues des
"intermédiaires". Si le rapport Lasserre leur confère un rôle
d'intermédiation fort, le changement de principe est donc clairement affirmé :
"l'administration est en effet un prestataire de services
irremplaçable, dont ont besoin tous les citoyens pour organiser leur vie dans
la société."[7]
La mutation de la fonction sociale de l'Etat peut être
mesurée à partir des modalités d'évaluation des services publics qui sont
proposées. P. Chambat[8]
a souligné combien ,depuis les dernières décennies, les services publics ont
été jugés de façon croissante à l'aune du modèle entrepreneurial. Faute de
pouvoir mesurer les "externalités", les critères de jugement des
services publics sont les critères comptables des entreprises, alors qu'une
action structurelle sur la société, qui est à la base de la légitimité des
services publics, ne peut s'apprécier qu'en termes d'externalités. Ce faisant,
les services publics sont apparus moins "efficaces" que les
entreprises privées. Dans cette perspective, la "crise" du service
public a été moins liée à leur mode de fonctionnement qu'au regard qui a été
porté sur eux. Or, les modalités d'évaluation de "l'efficacité" des
téléservices publics qui sont proposées, en particulier dans le rapport
Lasserre, ne retiennent guère le critère des externalités. D'abord soucieux
d'évaluer la baisse du coût, le rapport note toutefois que les
"bénéfices" "ne sont pas seulement internes à l'Etat".
Les bénéfices les plus "essentiels" sont reconnus comme étant
situés du coté des citoyens et des entreprises, mais "ils sont plus
collectifs et plus difficles à quantifier".[9]
Les critères retenus au sein du rapport Lasserre sont les suivants : gains de
temps et de délai, gains de productivité du travail des agents, gains de
qualité, économies de produits (en particulier grâce à des économies supposées
de papier).
Parmi les services que peut et que "doit" rendre
l'Etat, figure la "réparation des pots cassés" par le développement
de la société de l'information. Les documents les plus récents évoquent la
"fracture numérique", les plus anciens tels le Livre Blanc et le
rapport Bangemann évoquent le rôle de garde-fous de l'Etat. Cette fonction est
bien considérée comme un service collectif au sens économique du terme et non
comme une attribution politique de l'Etat exerçant la souveraineté au nom du
peuple et la Nation. En somme, il est admis que le développement social s'opère
désormais sous l'égide du marché et non plus sous la tutelle de l'Etat. En
effet, ce qui fonde la légitimité d'une telle intervention publique est bien
une défaillance du marché :"...l'expérience prouve aussi que le
marché n'est pas sans défaillances. Il tend à sous-estimer les enjeux de longue
portée, entraîne les ajustements dont la rapidité frappe inégalement les
différentes catégories sociales et favorise spontanément des effets de
concentration, créateurs d'inégalités entre les régions et les villes. La
conscience de ces insuffisances a conduit nos pays à développer des mécanismes
collectifs de solidarité."[10]
L'Etat se doit d'intervenir : "Il s'agit donc de maîtriser les risques
et de maximiser les avantages. Cet objectif impose aux pouvoirs publics le
devoir d'établir des garde-fous et d'assurer la cohésion de la nouvelle
société."[11]
Les moyens grâce auxquels l'Etat peut assurer la cohésion
sociale sont intéressants à relever. Outre la réglementation et le service
universel, la communication apparaît dans le discours public comme le remède
miracle à l'entropie sociale. La communication est, en effet, le
"ciment" de cette nouvelle société. Le risque principal auquel elle
peut être confrontée est la "non communication>". A cet égard, il
est significatif de constater comment la plupart des documents évoquant les
téléservices publics, en particulier les documents qui se préoccupent des
usages, considère que "l'accès" des citoyens à l'administration et
aux services administratifs est l'enjeu central du développement de la
téléadministration. Le titre du rapport Lasserre illustre parfaitement cette
remarque. L'accès facilité à l'administration est ainsi considéré comme un
élément de l'impératif de communication qui caractérise la société de
l'information. Les usagers sont considérés comme étant demandeurs
d'interactivité avec les services administatifs tandis que la mise en ligne
d'informations est vue comme favorisant la transparence de l'action
administrative et la vie démocratique, notamment parce que les citoyens seront
mieux informés sur leurs droits.[12]
De même, avec les "forums", désormais régulés par une circulaire[13]
du Premier ministre, "l'enjeu est d'importance, puisqu'il s'agit
d'intégrer l'idéal propre à Internet d'une libre expression de tous dans les
procédures de décisions administratives et politiques déjà très formalisées."[14]
A cet égard, le thème des téléservices publics prolonge les espoirs et les
mythes placés dans la communication il y a déjà plus de 20 ans. Nombre
d'auteurs ont montré que le développement, à la fin des années 70 et au début
des années 80, des formes "contemporaines" de communication,
utilisant le marketing à des fins de régulation de la vie sociale, faisait de
la communication à la fois le moyen et la condition de la participation
démocratique des citoyens et un élément de cohésion sociale. Ces thèses ont
particulièrement étaient illustrées, au niveau local, par I. Pailliart.[15]
Si les services rendus par l'Etat ne présentent qu'une
dimension économique et non de souveraineté, ils peuvent alors être concédés au
secteur privé ou, a contrario, conduire à un renouvellement des rôles de l'Etat
en tant qu'opérateur.
2 Les téléservices : entre
marchandisation des services administratifs et amélioration de leur
"efficience"
Les documents d'inspiration plus libérale
mettent en avant la marchandidsation que peuvent autoriser les TIC tandis que
d'autres, en particulier les documents français les plus récents, notamment
dans un souci de différenciation par rapport au discours européen et
d'affirmation de la spécificité politique française, préfèrent insister sur la
meilleure organisation qu'elles permettent.
Le capital étant sans cesse à la
recherche de nouveaux espaces de valorisation, un enjeu économique et politique
majeur réside dans la définition du champ légitime de l'action publique par
rapport à celui du marché. Ce champ tend ainsi à se réduire au profit de celui
du capital privé. Les trois rapports publics du début de la décennie
quatre-vingt-dix (rapports Bangemann, Théry et le Livre Blanc de J. Delors) sont
particulièrement explicites sur ce sujet. Les téléservices sont décrits comme
devant favoriser une "industrialisation" ou du moins une
"rationalisation" des activités administratives qui peut
éventuellement conduire à une cession de ces activités au secteur privé. Avant
d'être conférés au secteur privé, les services publics doivent offrir des
perspectives de rentabilité. Or, les TIC sont supposées transformer le procès
de production de ces services. Leur coût baissant, ils peuvent alors être
facturés. Il est à noter que l'amélioration de leur qualité justifie le fait
qu'ils soient payants. De même, le fait qu'ils soient offerts sur un support
technique, notamment par un réseau, peut permettre d'effectuer concrètement la
facturation. L'ensemble des rapports du début de la décennie mentionne ce
phénomène, bien que le terme d'industrialisation ne soit pas prononcé. Les
rapports insistent sur l'amélioration de la qualité du service offert, sur
l'adaptation des services aux besoins de chaque administré, ainsi que sur
l'importance des gains de productivité obtenus dans la production des services
grâce aux TIC. Ce faisant, les services publics et l'action administrative sont
comparés à n'importe quel autre service, au sens économique du terme. Le Livre
Blanc établit un lien entre industrialisation et marchandisation. A l'occasion
de l'introduction des TIC dans l'administration, le Livre Blanc note que ""les
frontières actuelles entre le rôle de l'Etat et le marché se
modifient...certains services, jusqu'à présent du ressort exclusif de l'Etat,
qui sont soumis à des restrictions budgétaires croissantes, pourront être
transférés au secteur privé... Leur développement ne peut pas s'appuyer sur la
gratuité et le financement implicite par le contribuable ; ils exigent de nouveaux
principes de paiement : le paiement à l'utilisation"[16]
A l'instar de l'ensemble des services produits dans la société de
l'information, aux termes de ces discours, l'alliance des technologies
numériques et de la régulation marchande permettra aux téléservices
administratifs de mieux satisfaire les besoins individuels tandis que des
emplois nouveaux seront créés.
En dehors de toute perspective de marchandisation, la
téléadministration peut également être l'occasion d'une réorganisation de
l'administration. Il s'agit d'un enjeu plus immédiat et plus réaliste que la
marchandisation. La téléadministration peut éventuellement permettre de prendre
certaines distances par rapport aux règles de fonctionnement imposées par le statut
de la fonction publique. Divers programmes évoquent une adaptation des modes de
travail, le "décloisonnement" de l'Etat et la
"responsabilisation" de ses agents. Des documents tels que le rapport
Lasserre ou le bilan du Plan d'action gouvernemental pour la société de
l'information (PAGSI) affirment leur distance avec la perspective de la
marchandisation mais ils insistent sur l'amélioration des modes de
fonctionnement de l'administration et sur les gains de productivité attendus
grâce aux TIC. A cet égard, un enjeu important réside dans la façon dont enjeux
sociaux et techniques sont positionnés. Il est à noter que le bilan du PAGSI et
plus encore le rapport Lasserre semblent rompre avec un déterminisme technique,
par ailleurs fréquent dans le discours public. Ces documents insitent en effet
sur la dimension organisationnelle du déploiement des TIC au sein des services
administratifs. Plus qu'une question de technique, ils insistent, à l'instar de
nombre d'auteurs des sciences sociales, en particulier des sciences de
l'information et de la communication, sur le fait qu'il s'agit d'une question
d'organisation et de management des services, de relations entre les divers
services et structures administratives, de formation et de motivation des
personnels et de nature des tâches, et de pratiques des usagers. Afin de se
distinguer du point de vue "libéral", le rapport Lasserre souligne
que, pour l'administration française contrairement au cas des Etats-Unis,
l'insertion des TIC dans le travail administratif n'a pas seulement pour
objectif une baisse du coût du production du service, à des fins d'économies
budgétaires, mais qu'elle doit conduire à une amélioration de la qualité du
service offert à l'usager.
Au-delà d'une simple amélioration de son efficacité, il peut
s'agir, pour l'Etat, de renouveler son intervention en tant qu'opérateur dans
certains secteurs importants de la vie sociale. Les cas de la santé, de
l'enseignement, ou de la culture peuvent être cités. Il s'agit là de domaines
où l'intervention publique est souvent importante et ancienne. Le PAGSI comme
le rapport Lasserre expriment fréquemment cete volnté de moderniser l'action de
l'Etat dans ces secteurs. Paradoxalement, alors que le développement du thème
de la société de l'information a conduit ,dans le cas des télécommunication à
favoriser la régulation marchande au détriment de la régulation administrée,
les TIC servent également à renforcer certaines fonctions de l'Etat.
Les services offerts par l'administration peuvent également
avoir comme objectif de stimuler le marché des téléservices.
3 L'offre publique au service du développement de l'offre
privée de services d'information et de communication
Cette idée est développée par des annonces programmatiques
européennes et françaises durant l'ensemble de cette période.
En 1993/94, les programmes d'action publique insistent sur
la nécessité d'enclencher le "cercle vertueux" de l'offre et de la
demande de services d'information et de communication. Dans cette perspective,
les pouvoirs publics sont appelés à organiser des expérimentations et à
proposer eux-mêmes certains services. L'intervention publique peut permettre
d'atteindre la "masse critique" plus rapidement que les seules forces
du marché. Il s'agit de développer à la fois l'offre et les usages. Les
divergences de vue sur le rôle d'ensemble de l'action publique par rapport au
marché se répercutent sur les diverses conceptions des téléservices
administratifs. Le rapport Bangeman, dans un point de vue libéral, souligne
qu'il ne s'agit pas de corriger le jeu du marché, alors que le rapport Théry,
fidèle à sa perspective "industrialisante", insiste sur le lien avec
les actions volontaristes à mener dans les infrastructures. Le Livre Blanc,
quant à lui, voit dans la télé-administration (appliquée, par exemple, aux
douanes) un moyen d'unification du marché intérieur européen. Quoi qu'il en
soit, l'offre publique est subordonnée à la perspective d'une amélioration des
conditions d'offre et de consommation des offres privées.
En fin de décennie, le développement de l'Internet donne une
nouvelle actualité à cette perspective d'action publique, notamment dans le
domaine précis des "données publiques". Des documents européens tels
que le Livre vert sur l'information émanant du secteur public de 1998 ou le
rapport français de D. Mandelkern soulignent les "missions" de
l'offre publique eu égard au développement de l'offre privée. Toutefois, les
rapports entre les offres publiques et les offres privées sont marqués par une
ambiguité certaine. En France, aux termes du bilan du PAGSI ou du rapport
Mandelkern, la diffusion de l'information publique correspond à plusieurs
objectifs. Tout d'abord, l'Etat se propose de diffuser des informations conçues
comme des "produits intermédiaires" devant être réintroduits dans le
cycle productif afin de stimuler l'offre privée. Il s'agit d'améliorer
l'information des acteurs économiques afin que toute l'économie française gagne
en compétitivité. Mais aussi, il s'agit de stimuler l'offre privée française de
services d'informations. Dans cette perspective, les institutions publiques de
recherche, grâce aux téléservices, se voient attribuer une mission de transfert
de connaissances et de compétences scientifiques et technologiques vers
l'industrie. L'Etat s'attribue également une mission de participation à la
constitution de l'offre de services de communication sur Internet, conçus cette
fois-ci comme des "biens finaux". Comme dans la période antérieure,
l'offre publique de services doit aider au développement de l'offre privée dans
une logique d'enclenchement du cercle vertueux. Il s'agit, grâce à l'offre
publique, de développer les usages de l'Internet en lui fournissant les
contenus, en particulier les contenus francophones, qui lui manquent encore.
Concrètement, le développement de l'offre publique de services sur Internet
passe par un transfert des services diffusés sur le Minitel ainsi que par un
vaste programme de développement des informations diffusées sur Internet par
les divers ministères, administrations centrales et services déconcentrés.
Les conditions de diffusion de l'information publique font
toujours l'objet de fortes interrogations comme l'illustre le PAGSI. L'Etat
hésite entre, d'une part une diffusion gratuite qui peut entraver le
développement d'offres privées et qui peut ruiner le modèle économique
d'établissements publics qui vendent leurs informations et, d'autre part une
diffusion payante, supposée restreindre les effets positifs d'une diffusion
large des données publiques. Les solutions proposées au niveau européen comme
au niveau français bornent l'action publique au profit de l'initiative privée
quoique de façon beaucoup accentuée dans le cas européen que dans le cas
français. Il s'agit, là encore, d'une occasion pour les autorités françaises
d'une affirmation de la spécificité de leur conduite par rapport aux points de
vue européens, au libéralisme plus affiché. Le rapport Mandelkern propose ainsi
diverses distinctions. Tout d'abord, les données dites "essentielles"
devraient être diffusées le plus largement possible et à titre gratuit. Mais
les données essentielles sont définies à partir de l'usage ; il s'agit des
données publiques "dont la mise à disposition est une condition
indispensable à l'exercice des droits du citoyen, ainsi que de ceux des étrangers
résidant sur notre sol."[17].
Les enteprises à buts lucratifs se trouvent donc exclues du bénéfice de la
diffusion gratuite. Il est à noter que le droit moral de l'administration
serait maintenu, y compris sur les données essentielles. Pour les reste, le
rapport propose une distinction entre les opérateurs qualifés de "diffuseurs
publics institutionnels" qui pourraient continuer à diffuser et à
commercialiser des informations, en particulier en leur ajoutant de la valeur
ajoutée, tout en respectant le droit commun de la concurrence et les
conventions internationales et les autres organismes publics qui devraient
diffuser les informations sous forme de partenariat avec des acteurs privés
lesquels devraient particper aux "frais de maintien du système
informationnel". Afin de
respecter le droit de la concurrence, cette seconde catégorie de
diffuseurs ne pourrait pas accorder de licences exclusives.
Enfin, en tant que client, l'Etat peut aider au dévelopement
de l'Internet en France. Afin que l'industrie française du multimédia ait à
faire à un interlocuteur identifié et à des procédures précises, les achats
publics doivent être regroupés dans une logique de "guichet unique",
prévu, à titre d'exemple, au ministère de l'Education nationale. De même,
l'Etat, souhaitant favoriser le développement d'Internet et l'acceptation
sociale la plus large possible des standards et de la logique Internet, affirme
dans le PAGSI, renoncer à développer des systèmes spécifiques au profit des
solutions offertes par le marché.
La subordinnation, au moins présente dans les discours, des
intérêts propres de l'administration en matière de diffusion de données
publiques par rapport à l'offre privée peut se comprendre dans une perspective
plus large qui est celle de l'affirmation d'un "cadre national de
négociation"[18]
L'Etat cherche à offrir aux acteurs industriels des communications (et pas
seulement à l'opérateur historique des télécommunications), un cadre de
dévoloppement favorable, les incitant à considérer le niveau national comme un
échelon pertinent de régulation des communications par rapport à l'Union
européenne. Les téléservices comme l'ensemble des actions et discours relatifs
aux TIC sont ainsi au coeur des conflits de compétence entre les divers niveaux
de l'action publique.
4 Les téléservices administratifs : une compétence disputée
par les divers niveaux d'administration publique
Les instances européennes, souhaitant acquérir une position
dominante dans les domaines de la réglementation et de la régulation des
réseaux, tentent de s'attribuer un rôle d'encadrement du marché, de définition
et de suivi des règles principales relatives aux TIC. Divers documents,
décisions ou prises de position des
autorités européennes confèrent les autres tâches, dont l'offre de
téléservices, aux collectivtés locales plutôt qu'aux états nationaux. Ces
actions diverses sont supposées stimuler l'offre privée et favoriser le
développement des usages sociaux des TIC. La promixité des collectivités
locales avec le terrain feraient d'elles des acteurs privilégiés afin de
traiter ce genre d'opérations. Les fonctions d'endrement restant dévolues au
niveau européen, l'échelon national serait ainsi "pris en tenaille"[19]
entre le niveau supranational et le niveau local ou régional.
En France, l'Etat ne s'est pas satisfait de cette
répartition des rôles, qui lui ôte toute influence dans le domaine des
communications. Depuis le programme d'expérimentation des autoroutes de l'information
et jusqu'à une période récente, l'Etat, en accord avec l'opérateur historique
des télécommunications, a fortement encadré les initiatives des collectivités
locales en matière de téléservices, tout en développant diverses stratégies
pour affirmer, dans ce domaine, son autonomie par rapport à l'Union européenne.
Ecartées du processus de labellisation des projets d'expérimentations des
autoroutes de l'information lancées après le rapport Théry, les collectivités
locales ont vu leur capacité à intervenir dans les infrastuctures extrêmement
limitée par la loi de réglementation des télécommunications de 1996, comme par
divers décrets d'application qui ont suivi. Par la suite, deux enjeux doivent
être soulignés.
Tout d'abord, le rapport d'Attilio[20],
comme le rapport Lasserre, reconnaissent l'importance de l'action des
collectivités locales en matière de téléservices. Toutefois, ce dernier
document présente l'Etat comme étant en position de stimuler et d'encadrer les
actions des autorités locales ou régionales. Les services d'information
territoriale (SIT) qui permettent, dans une logique d'intranet, de créer des
liens entre divers services de l'Etat en province, doivent être ouverts aux
collectivités locales. Les conditions de cette ouverture et les pratiques qui
seront alors générées constituent un enjeu pour le degré d'autonomie de
l'action des collectivités locales. Il est à noter que dès 1998, parmi les
propositions du rapport d'Attilio, figurait notamment l'idée que les préfets
devraient se voir confier "un vrai rôle d'impulsion et de médiation
dans les NTIC."
Par ailleurs, la question de l'intervention des
collectivités locales en matière de TIC est inséparable de celle du service
universel. Les acteurs industriels se sont opposés à toute extension du service
universel au-delà des dispositifs
prévus dans le cadre de la loi de réglementations des télécommunications
de 1996 et relatifs à la téléphonie fixe ouverte au public. Les vélléités
gouvernementales d'étendre le champ du service universel en direction de la
téléphonie mobile ou de l'accès à Internet sont restées lettres mortes. Les
acteurs indsutriels refusent de prendre en charge financièrement de telles
extensions, considérant qu'elles relèvent du service public et non du service
universel.[21]
De même, bien que les objectifs d'aménagement du territoire aient été
particulièrement affichés à l'occasion des appels d'offre relatifs aux
"nouvelles technologies" telles que la boucle locale radio ou l'ADSL,
il est clair que, pour plusieurs années, seuls les principaux centres urbains
et leur périphérie bénéficieront de ces nouveaux supports de transmission de
l'information. Or, les collectivités locales se voient proposer (il s'agit
notamment de l'une des propositions du rapport d'Attilio) de prendre en charge
financièrement ces extensions du service universel (qu'il conviendrait
d'ailleurs de désigner autrement) afin que des territoires à faible densité de
population et d'activités soient eux aussi déservis. Moins qu'un rôle accru
conféré aux collectivités locales, cette évolution peut être interprétée, soit
comme une limite de la logique du service universel, soit comme un déport
financier de l'Etat vers les collectivités locales.
Conclusion
Si le thème des téléservices administratifs constitue un
indicateur important des enjeux auxquels les TIC confrontent les collectivités
publiques, en revanche, il ne font guère l'objet d'une réfléxion spécifique,
comme le montre le faible nombre de rapports publics français traitant
principalement de ce sujet. Dans les discours publics comme dans les annonces
programmatiques, la question des téléservices administratifs est souvent un
prétexte. De ce fait, les téléservices administratifs et leurs enjeux n'ont
guère fait l'objet de réflexions ou d'évaluations globales. Bien que les
actions relatives aux téléservices soient présentées dans le cadre du Comité
interministériel pour la société de l'information (CISI), rares sont les
démarches interministérielles ou celles qui associent divers acteurs tels le
travail du groupe présidé par B. Lasserre. Cette question demeure donc
largement impensée en dehors des cercles administratifs directement concernés
et, comme la quasi totalité des actions publiques relatives aux TIC, les
téléservices administratifs sont restés totalement hors du champ du débat
politique.
Février 2001
[1] Les principaux textes composant notre corpus sont
les suivants :
Bangemann M.
(Groupe présidé par), Rapport sur
l'Europe et la société de l'information planétaire, Bulletin de l'Union
européenne, supplément 2/94, Commission européenne, Luxembourg, 1994.
Commission des
communautés européennes, "Croissance, compétitivité, emploi. Les défis
et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle", Livre Blanc, Bulletin
des communautés européennes, Supplément 6/93.
Commission
européenne, L'information émanant du secteur public : une ressource clef
pour l'Europe, Livre vert, 1998, Commission européenne, site Internet de la
Commission européenne.
Gouvernement
français, Mise en oeuvre du programme d'action gouvernemental pour la
société de l'information : état d'avancement après un an (janvier 1998 -
janvier 1999)", source site internet du ministère de l'industrie,
1999.
Lasserre B.
(Groupe présidé par), l'Etat et les technologies de l'information. Vers une
administration à accès pluriel, Rapport remis au Premier ministre, Janvier
2000, Commissariat Général du Plan, La Documentation française.
Mandelkern D.
(Atelier présidé par), Diffusion des données publiques et révolution
numérique, Novembre 1999, Commissariat Général du Plan, La Documentation
française.
Premier ministre,
Préparer l'entrée de la France dans la société de l'information,
Programme d'action gouvernemental, Janvier 1998, site Internet du Gouvernement
français.
Théry G., Les autoroutes de l'information, Paris, La Documentation française, 1994.
[2] Miège B., << Le privilège des réseaux >>, in De la télématique aux autoroutes électroniques : le grand projet reconduit, Presses de l'Université du Québec/PUG, 1994, pp. 45-71, p. 46.
[3] Bouquillion Ph., Propositions en vue d'une économie politique de la communication, sous la direction de M. le Professeur B. Miège, Décembre 2000, Université Stendhal-Grenoble3.
[4] Le Livre Blanc, le rapport Bangmann et le rapport Théry.
[5] Musso P., Télécommunications et philosophie des réseaux : la postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, 1997.
[6] Lasserre B., 2000, p. 22, op. cité.
[7] Ibidem, p. 23.
[8] Chambat P., <<Les services publics>>, in Communiquer demain. Nouvelles technologies d'information et de communication, Musso P. (Sous la direction de), op. cité.
[9] Lasserre B., 2000, op. cité, p. 68.
[10] Commission des communautés européennes, 1993, op. cité, p.15.
[11] Bangemann M., 1994, op. cité, p. 6.
[12] Lasserre B., 2000, op. cité, p. 61.
[13] Circulaire du 7 octobre 1999, publiée au J.O. du 12 octobre 1999.
[14] Lasserre B., 2000, op. cité, p. 62.
[15] Pailliart I., Les territoires de la communication, PUG, 1993.
[16] Livre Blanc, op. cité, p. 96.
[17] Mandelkern D., 1999, op. cité, p. 96.
[18] Bouquillion Ph., 2000, op. cité.
[19] Selon une expression et un constat formulés par P. Musso, Cf. Musso P. (sous la direction de), Communiquer demain. Nouvelles technologies d'information et de communication, DATAR, Editions de l'Aube, 1994.
[20] Attilio H. (d'), Le développement des nouvelles technologies d'information et de communication dans les Collectivtés Locales : De l'expérimentation à la généralisation, rapport au Premier ministre, Juillet 1998, site Internet du Gouvernement français.
[21] Rappelons que la logique du service universel suppose que ce sont les undustriels et non les fonds publics qui financent certains services, selon des modalités diverses et variables de calcul et de répartition des coûts entre les opérateurs.