Complexité versus intelligibilité :
Pour de nouvelles formes de communication du droit
E.
Catta
« Le dessein que
l’on s’est proposé dans ce livre est de mettre les lois civiles dans leur
ordre… On s’est proposé les deux premiers effets de cet ordre, la brièveté par
le retranchement de l’inutile et du superflu, et la clarté, par le simple effet
de l’arrangement ».
Domat,
Les lois civiles dans leur ordre naturel, Durand, 1777, t.1, Préface
1-
Comment
communiquer le droit ?
Dans
un Etat de droit, le droit doit être facilement accessible et à la portée de
l’usager. C’est d’ailleurs bien le sens de la décision du Conseil
Constitutionnel en décembre 1999[1],
qui a eu pour la première fois l’occasion d’affirmer l’objectif de valeur
constitutionnelle d’accessibilité et
d’intelligibilité de la loi.
1.1- Dans la
législation de nos Etats modernes, on peut relever plusieurs défauts, qui
affectent directement la gestion et la
communication de la règle de droit :
-
la
profusion des sources
On ne
connaît qu’approximativement le nombre de textes applicables. Par exemple en
France, le site Internet officiel du gouvernement indique en février 2001 qu’il
existe 1 294 lois et 13.058 décrets en vigueur, mais un rapport du
Parlement de 1995[2] faisait état
de 7.657 lois. Il faut compter en plus des lois nationales, les traités
internationaux, le droit européen (directives et règlements). On peut ajouter
les normes internes, comme celles des autorités locales, les arrêtés
ministériels, les circulaires à caractère réglementaire. Enfin l’univers
normatif augmente avec le développement de nouvelles sources de régulation
comme les décisions des autorités indépendantes, les normes techniques, les
codes de conduite.
-
l’accumulation des textes
Le
législateur, lorsqu’il adopte une nouvelle loi, omet quasi- systématiquement de
faire le bilan des textes antérieurs et d’abroger les textes contradictoires ou
inutiles. Ce bilan exigerait un travail supplémentaire, c’est-à-dire une
analyse juridique fine, pour vérifier la conformité de ces anciens textes avec
la Constitution, les traités internationaux ou le droit européen par exemple.
Parfois ce sont les concepts qui se transforment et il est difficile de les
substituer les uns aux autres. Par exemple, le concept de décentralisation ou de responsabilité
ou encore de base de données. Le
stock des lois continue donc de gonfler irrémédiablement. L’usager du droit s’y
perd, l’administration ne sait plus comment appliquer le droit et le
contentieux augmente.
-
l’instabilité
des normes
Il arrive que certaines lois, voire le même
article d’une loi, soient modifiées plusieurs fois au cours de la même année.
Par exemple, l’article L 5215-20 du code général des collectivités
territoriales a été modifié en mai, en juillet et en décembre 2000. Sans
compter les aléas des changements politiques notamment, un gouvernement défait
ce que le précédent a construit. Il est donc difficile de savoir quel est le
texte en vigueur pour encadrer telle action, ou contrôler tel recours :
les personnes, les entreprises, les collectivités locales, les juges ne savent
plus quel droit doit s’appliquer.
Il faut bien admettre que ces trois défauts majeurs des lois, profusion, accumulation et instabilité nuisent à l’efficacité, à la cohérence du droit, à sa communication et donc à son intelligibilité.
1.2 - Pour parer à de tels inconvénients, les sciences juridiques manquent paradoxalement d’outils de conception rigoureux. L’une des solutions adoptées depuis une cinquantaine d’années en France est la codification dite à droit constant. Elle a produit à ce jour 56 codes, de qualité et de volume inégaux. Le programme de codification systématique et général du droit lancé en 1989 par le gouvernement a été réalisé en partie, notamment pour des codes importants comme le code général des collectivités territoriales, le code de justice administrative, le code de l’éducation, le code de la santé publique ou le code de commerce.
La codification - qui est un mode d’organisation et de structuration des règles de droit - était censée rendre le droit plus accessible mais cet effort risque d’être détruit si le mode de production législative ne tient pas compte de la codification. En effet, dans la pratique, il s’avère que les codes et les lois coexistent difficilement. On a donc deux ordres qui interfèrent plus ou moins harmonieusement, au lieu d’évoluer de façon intégrée.
La codification a-t-elle finalement amélioré la communication et l’intelligibilité de ces dernières ? Le code est-il la structure idéale qui permet l’évolution dynamique du droit et non sa fixation ? Faudrait-il de préférence repenser l’organisation et les contraintes de l’architecture d’un code ?
Pour analyser les effets parfois paradoxaux de cette dynamique, nous partirons du rapport entre le compliqué et le complexe et tenterons d’appliquer l’analyse systémique à la construction du code et au développement d’une ingénierie de la communication juridique.
2- La codification :
une approche systémique sur un objet complexe
L’organisation d’un code
relève-t-elle du compliqué ou du complexe ? La réponse à cette question
déterminera le choix du traitement de l’information.
2.1- Le débat entre la complication et la complexité
n’est pas nouveau. On sait que l’on peut rendre simple ce qui est compliqué.
Mais la complexité exige que l’on maintienne
le système qui est défini comme tel. Ce qui laisse entendre que le
traitement pour la compréhension ou la maîtrise du système ne sera pas
identique.
- Le sens du mot
« compliqué » est issu du mot »complicare » que l’on peut traduire par « lier
ensemble ». Est compliqué ce qui est composé d’un grand nombre de parties
ou d’éléments. La profusion des éléments rend l’ensemble confus, difficile à
saisir parce que les parties sont trop nombreuses ou agencées de telle sorte
que l’on ne voit plus le rapport qui existe entre elles. L’inverse du mot
serait donc « expliquer » du mot explicare
« déplier ». On sortirait de la confusion par la démonstration.
- Quant au mot
« complexe », l’origine en vient de « complecti » qui veut
dire « embrasser ». Ce qui est complexe, c’est ce qui est formé de
divers éléments qui embrassent des
éléments hétérogènes : on parlera de nombre complexe, c’est-à- dire d’un
nombre exprimé en unités non décimales comme un angle de 25° 30’ 45 ”, ou
encore de cristal complexe dont les éléments composants hétérogènes sont liés
dans une structure identique.
Comment maîtriser la
complexité ? Toutes les théories de la complexité sont fondées sur cette
irréductibilité entre le simple et le complexe:
« La complexité n’est pas la complication. : ce qui est
compliqué peut se réduire à un principe
simple comme un écheveau embrouillé en un nœud de marin. Certes le monde est
très compliqué mais s’il n’était pas compliqué, il suffirait d’opérer les
réductions bien connues : jeu entre quelques types de particules dans les
atomes, jeu entre types d’atomes dans les molécules , jeu entre etc.
Le vrai problème
n’est donc pas de ramener la complication des développements à des règles de
base simples. La complexité est à la base… » E. MORIN[3].
On ne peut donc pas réduire
ce qui est compliqué à ce qui est complexe et inversement. Pour Jean-Louis Le
Moigne, si un système est seulement compliqué, on peut le simplifier (par
l’explication, la démonstration) mais si un système est complexe, on doit le
« modéliser pour construire son intelligibilité »[4].
2.2- Le problème est que toutes les politiques
juridiques rêvent actuellement de simplification plus que de modélisation.
Regardons nos lois. Celle sur l’intercommunalité est « relative au
renforcement et à la simplification
de la coopération intercommunale ».
Regardons la mission des organismes chargés de gérer
le droit. La commission supérieure de codification a été explicitement investie
d’une mission de simplification du
droit[5] ;
elle succédait à la commission chargée d’étudier la codification et la simplification des textes législatifs et
réglementaires[6]. Ajoutons
enfin la création, en 1996, d’un Office
parlementaire d’évaluation de la législation[7]
qui s’inscrit dans le fonctionnement des assemblées parlementaires[8]
où (enfin !) « la simplification et l’unification des
normes législatives constitueront
l’activité la plus novatrice et peut être la plus visible aux yeux des citoyens
de l’office ».[9]
Les résultats de cet office sont pour l’instant très décevants. Il a produit un
seul rapport sur le droit des associations et leur capacité d’ester en justice
qui n’a donné lieu à aucune modification du droit (1998) ; un second
rapport devrait être publié en 2001 sur les procédures collectives des
entreprises.
2.3- Lors des projets d’informatisation du droit[10],
nous avions dû nous confronter à la question de la simplification. Reprenons la
liste des opérations, uniques ou cumulées, que nous avions relevées dans
l’approche de la simplification :
- réduire le nombre d’éléments possibles d’un ensemble ou
d’un processus ;
- structurer les composants dans un ensemble homogène moins
chargé d’éléments accessoires ;
- rendre adéquate la forme à la finalité ;
- changer le mode de représentation (le codage) de
l’information.
Cette approche peut être
adéquate à un certain type d’informatisation algorithmique où les opérations
s’enchaînent linéairement jusqu’à la résolution d’un problème. Si cette
approche est satisfaisante dans une recherche de simplification, elle n’est
plus opérante dans le cadre de la complexité .
En effet, traiter la
complexité implique de ne pas réduire l’ensemble à un découpage par éléments
mais d’agir dans un « processus continu d’apprentissage et d’inventions
intellectuelles »[11].
Cette complexité-là indique ses limites à l’automatisation. La codification est
un terrain d’observation privilégié pour analyser comment peut émerger un
ensemble complexe. Nous nous concentrerons sur les différentes formes de mise à
jour d’un code pour montrer comment son système appartient plus à l’ordre de la
complexité qu’à celui de la complication :
à l’évidence, un tel constat rend l’écriture et l’automatisation de principes
méthodologiques particulièrement délicate.
2.4- Pour comprendre la complexité du droit, l’approche
systémique se révèle particulièrement efficace. Cette approche est venue
combler le vide méthodologique entre théorie et pratique juridiques : elle
prend en compte les niveaux d’organisation et les interactions entre finalité,
structure et fonction.
L’information juridique est imparfaite,
« bruitée», incomplète. Comment les acteurs en comblent-ils les
lacunes ? Comment les usagers résolvent-ils les contradictions de
règles ? Quand on décrit le droit comme système, on s’autorise à en rendre compte du point de vue d’un modèle,
« médiation entre le concret et l’abstrait »[12],
qui peut avoir « une valeur instrumentale, grâce notamment à sa puissance
analogique ». Cette modélisation s’oppose à la représentation analytique
fondée sur la simplification. La systémique ne propose pas seulement des
modèles pour mieux agir, pour « améliorer l’efficacité de
l’administration » et plus généralement l’activité de commande et de
contrôle des organisations, comme le suggéra Lucien Mehl dans son schéma
cybernétique[13]. Elle est
aussi un outil conceptuel pour analyser le fonctionnement du processus normatif
et décisionnel, une sorte de nouvelle approche théorique du droit.
Le droit peut être aussi considéré comme un
système complexe dans la mesure où il est formé d’éléments distincts ( lois,
articles de lois, décrets, circulaires, etc.) reliés entre eux par un certain
nombre de relations comme les définitions, les concepts, les catégories, les
attributs, les institutions chargées de son application etc. L’idée à retenir
en ce qui concerne un code est que ce système possède un degré de complexité
plus grand que ses parties, autrement dit qu’il possède des propriétés
irréductibles à celles de ses composants.
Les propriétés les plus
intéressantes d’un système sont celles qui ont trait à son caractère évolutif.
On suppose que l’évolution d’un système est conditionnée à la fois par les modifications
internes qui peuvent affecter ses composants ou les relations définissantes, et
les interactions qui peuvent s’établir entre le système et son environnement.
Au cours de son évolution, le code peut donc conserver sa stabilité
mais il peut aussi se transformer, soit dans le sens d’une désintégration,
soit dans le sens d’une plus haute intégration.
Pour J. Miller, le
système est une représentation d’un complexe interactif structuré et évolutif,
qui exerce une fonction par déroulement de processus dans un environnement[14].
Toute évolution développe de la complexité c’est-à-dire
du désordre caché comme toute loi désorganise le système du droit. Cette
complexité est aléatoire (indéterminisme) ou organisée (modélisable). A
l’expérience, on s’aperçoit que la codification permet, sinon de programmer
l’évolution du droit dans un périmètre déterminé, du moins de la prévoir dans
un plan suffisamment souple et anticipatoire pour que la complexité ne soit pas
seulement aléatoire. Mais un organisme complexe est doté aussi d’une
autonomie. Comment faire alors pour gérer un système qui doit évoluer dans sa
structure, tout en évitant une aggravation de sa complexité ? Le modéliser
dans des systèmes d’information est une possibilité, à condition de ne
pas mutiler sa complexité inhérente.
2.5-
La codification - qui consiste à organiser des lois plus ou moins hétérogènes
dans un plan structuré - peut être définie comme une opération complexe
pour différentes raisons :
-
Le désordre apparent est dû à une insuffisance d’informations sur le critère
d’ordre : seul le contexte peut restituer la logique historique du sens
(voir la table de concordance) ou la logique conceptuelle (voir l’exposé
des motifs ).
-
L’émergence d’entités élémentaires ne peut se décrire simplement : il est
donc nécessaire de numéroter les articles d’un code pour pouvoir y faire
référence par numéros et non par citation du texte intégral.
-
La compréhension exige d’organiser divers niveaux de perception : plan, index,
interface.
De tous ces éléments, on peut
dégager deux grands principes permettant permettant de prendre en compte la
complexité d’un droit codifié.
Le code une fois publié est un système
autonome, composé d’éléments, de structure et de sens. Les lois qui vont par la
suite s’y intégrer apportent des modifications ponctuelles sur ces éléments,
cette structure, ce sens. Le code se recompose de façon autonome (de façon
autopoiétique) par succession, accumulation, enchevêtrement, voire
contradictions de normes. Rappelons que l’autopoièse correspond au degré
d’autonomie d’un système par rapport à son environnement[15].
Dans l’évolution d’un système, par
définition ouvert, comme l’organisation d’un code, il convient de distinguer le
poids des éléments internes et celui des éléments externes. La loi nouvelle
agit directement comme facteur exogène
mais des facteurs endogènes, dus à
l’évolution nécessaire de la structure du code et des autres codes… vont aussi
intervenir dans la vie du système et seront traduits à leur tour de façon
proactive dans la loi. A cet égard, on observera que 50 lois ont modifié la partie législative du Code
Générale des Collectivités territoriales (CGCT)entre sa publication en février
1996 et janvier 2001.
Face à ces bouleversements, la pertinence
de l’architecture du système devient fondamentale. Pour un code, cette
architecture se traduit dans le plan : la circulaire du 30 mai 1996
relative à la codification des textes législatifs et réglementaires énonce :
« Le plan d’un code traduit une
architecture juridique et une volonté de mise en valeur des grandes
distinctions qui vont orienter le droit du domaine en cause. » Mais
cette architecture doit anticiper la dynamique d’une évolution encore inconnue
car elle met en lumière les lacunes ou les incohérences et accueille en retour
les réformes structurelles ou …juridiques nécessaires.
Nous analyserons comment des règles
systémiques se sont développées dans la
construction d’un code.
La symétrie est proposée comme un élément
important de la construction du droit, d’autant plus que « la structuration des normes au sein d’un unique document en
facilite la diffusion notamment par le support des nouvelles technologies ».
L’insertion de la partie réglementaire (faite en parallèle ou consécutivement)
constitue un moment important d’évaluation de la symétrie du code.
Observons comment cette
règle s’est imposée dès le premier ajustement de la structure du CGCT
quand il a fallu juxtaposer les parties Législative (L) et Réglementaire (R).
D’abord la partie réglementaire a été « calquée » sur la partie
législative[16]. Une table analytique
générale exhibe la structure du Code (partie L) mettant en exergue les articles qui n’ont pas d’équivalents
réglementaires[17]. Toutefois, la complexité
de la réglementation a parfois exigé de développer des niveaux de plan et de
préciser les intitulés échappant ainsi à une règle de symétrie parfaite.
Afin d’alerter le lecteur,
des signes facilement perceptibles lui sont proposés. Par exemple, la
dissymétrie est répérable grâce à un signe diacritique ; la nature du texte est désignée par une
lettre ; la numérotation des articles en partie R signale leur place dans
le plan. De même certains vides dans la
structure deviennent évidents (par exemple, l’absence de procédure
applicable aux démissions d’office des membres des conseils régionaux, par
comparaison à la présence de celle applicable aux démissions d’offices des
membres des conseils généraux).
Autre règle : celle
d’une adhérence forte entre les deux parties du code. Que recouvre ce
principe méthodologique ? Adhérence signifie « contact, jonction,
union d’une chose qui adhère à une autre » (Dictionnaire Robert, 7 vol.).
Le Conseil d’Etat a veillé en effet à ce que tous les textes d’application prévus en partie L soient codifiés dans la partie R, ou au moins cités. D’un point de vue systémique, la création et la gestion en parallèle de la partie L et de la partie R est préférable pour établir les liens et consolider la structure globale du projet.
Lors de l’examen d’un projet de code, lon
peut aisément relever relevé les variation de densité du droit.
En effet la vision ex post du contenu du code
(L et R) fait apparaître des différences quantifiables entre la couverture et la quantité de normes gérant
des institutions
analogues ou un même sous-domaine. Cette « mesure » de la densité
normative est un bon indicateur des politiques qui se sont superposées
linéairement, de façon non-systémique, au cours du temps dans un domaine. De
même, il peut y avoir des vides de
réglementation qui perdurent… Les régions par exemple n’ont que de
rares dispositions budgetaires.
La codification pointe aussi parfois
l’absence d’un texte d’application (R), pourtant prévu en L : par exemple
le décret relatif au pouvoir de police du maire en matière de défaut
d’entretien des terrains non bâtis n’a jamais été pris .
Mais les incertitudes ou les vides sont-ils
toujours des erreurs systémiques? Sont-ils dues à un excès de
complexité ? ou à une simple complication d’opportunité? On s’est aperçu
par exemple que le régime statutaire des élus de Corse n’était encadré par
aucun texte !
La codification fait surgir des terminologies
flottantes (et non pas floues). Par exemple, il n’existe pas dans le Code
général des collectivités territoriales de définition juridique unique de la
notion de « population communale ». On y relève plusieurs
définitions : nombre d’habitants, population totale, population agglomérée
au chef lieu, population municipale totale, population légale. La définition
technique n’est pas plus claire. L’INSEE ne donne pas de chiffres sur ces
différentes notions et raisonne sur des concepts différents. Sujet sensible
s’il en est en cette période !
On ne saurait trop recommander au
codificateur et au législateur d’établir des index mais aussi des dictionnaires
de contexte, qui ne reprendraient que les citations des lois et règlements qui
font référence à la définition d’un terme. Cela permettrait au moins de
comparer ces contextes.
La question de la numérotation[18] des articles existe depuis que les codes
existent. La méthode pour numéroter les articles a beaucoup varié au cours des
siècles entre les numérotations suivies (1, 2, 3, 4 etc) et les numérotations
indiciaires (1326-1, 2342-8, 3124-15 etc). Les premières difficultés
importantes sont nées après 1948 quand il s’agira de situer les parties
réglementaires des codes au regard des parties législatives afin d’établir un
lien juridique et logique entre elles.
Dans tout code récemment publié, à chaque
numéro d’article correspond un texte. A chaque règle de droit correspond un
numéro. Il y a en principe un lien
indissociable entre le numéro et le texte, mais comme on le verra ce lien
peut se disjoindre de plusieurs façons et c’est précisément cette disjonction
de lien qui va susciter des difficultés.
L’attribut essentiel d’un code est
d’avoir posé un repère qui permet à la fois de symboliser le contenu et de
localiser le texte. C’est pourquoi, plutôt que de reprendre le texte intégral
lors de l’énonciation d’une règle, il suffit de citer son numéro. On voit dès à
présent l’importance du maintien du lien
entre le numéro et le texte associé.
Or, la production législative et
réglementaire a actuellement pour effet de remettre en cause ce caractère
indissociable de l’article c’est-à-dire du numéro et du texte. En effet les
lois ou les décrets peuvent créer, abroger, modifier, remplacer ou même
dé-numéroter ou re-numéroter des articles.
Ces mouvements risquent à terme non
seulement d’altérer la structure et la cohérence interne des codes, mais aussi
de remettre en cause l’exactitude des liens entre articles (problèmes de mise à
jour des textes cités).
Prenons la création d’un article L. 5211-49-1 entre l’article
L. 5211-49 et L. 5211-50.
Cette insertion aurait l’avantage de respecter la logique
conceptuelle du plan par intégration d’une norme sans dissocier le numéro de
son texte.
L’inconvénient serait de perturber la
suite numérique, d’autant que l’on peut ensuite ajouter d’autres articles comme
un L. 5211-49-2 ou pire un L. 5211-49-1-1. Autre inconvénient,
induire pour le lecteur mal informé une notion de hiérarchie entre les
articles.
Mais, si l’on veut respecter la structure
de la suite numérique sans création de tiret, l’article créé L. 5211-49-1
devrait devenir le L. 5211-50 entraînant ainsi une renumérotation des
articles suivants, l’ancien article L. 5211-50 devenant le L. 5211-51
et ainsi de suite. On aboutit alors à un glissement
des articles (numéros et textes). Cette solution peut être acceptable à
l’occasion, mais le risque, si elle se répètait est de développer des articles
(numéros et textes) qui glisseraient ainsi à plusieurs reprises au cours d'une
même année.
Ce problème s’amplifie avec les modifications de plan qui comprennent
l’insertion d’un nouveau chapitre, d’un nouveau livre ou d’un nouveau
titre entre deux divisions existantes
De telles hypothèses révèlent le risque
de perte de repères pour le lecteur et démontre (s’il le fallait) la difficulté
de garder une cohérence et une lisibilité minimales.
Les codes et les lois
obéissent à des logiques différentes, les premiers s’inscrivent dans la durée,
les secondes dans l’actualité. En outre, un code a une fonction de synthèse
d’un domaine de droit unique alors que les lois agissent de façon dispersée et
ont tendance à procéder par sur-codification. Mais tous les deux n’échappent
pas au développement d’un épistémologie constructiviste.
En
effet, la codification ne s’arrête pas à la publication du texte du code au
J.O. et toute solution à la modification ou à la mise à jour des codes passe,
semble-t-il, par l’utilisation des outils qui en ont permis la réalisation et
l’adoption. Un service de légistique bien compris devrait pouvoir permettre aux
rédacteurs de textes modifiant un code de se situer dans la continuité de ce
qui a été fait et donc d’utiliser les outils et les informations qui ont servi
à faire le code. Autrement dit, ces environnements doivent re-construire l’intelligibilité du processus pour le
comprendre, sans le mutiler par simplification. Ils sont fondés sur des opérations cognitives de traitement de
l’information, humaines ou informatiques.
La
pensée complexe multiplie les points de vue, ce qui produit du sens, et met en
liaison les idées, ce qui permet de comprendre. Lorsqu’un système est complexe,
il est mieux traité par l’intelligence individuelle, à qui l’on donne des
outils que par une diffusion de solutions d’ajustement à grande échelle. Il
faut donc avoir une vision du projet qui soit partagée et limitée.
Dans
un système de communication, il faut que les acteurs de l’information aient un
sentiment d’appartenance au système. Plus, pour Teubner[20],
chaque acteur juridique devient un « centre de cognition », un
produit interne de la communication juridique. La communication doit donc être
large et locale. Le paradoxe de la communication est que l’ouverture du système
peut induire une explosion (où arrêter le lien hypertexte ?).
La
théorie de la complexité classe les problèmes selon la quantité et la puissance
des ressources nécessaires à leur résolution : dans l’univers restreint
d’un domaine de droit codifié, on sait de quelles liste d’informations on a besoin
pour comprendre un texte, par exemple : la table de concordance, l’exposé
des motifs, les débats, la loi modifiante, la jurisprudence. Dans ce cas, quels
sont les outils nécessaires à la communication du code ?
a)
Le premier outil est la mémoire :
qu’elle soit humaine, ou numérisée, l’archivage et la capitalisation des
informations devrait être exploitée. Or, elle est actuellement sous estimée,
voire ignorée. Tout ministère préparant un projet de loi destiné à modifier un
code devrait au préalable pouvoir comprendre la genèse de ce code en
s’adressant aux services qui l’ont confectionné, qui en ont conservé les
archives et qui doivent continuer à le suivre.
b)
La capitalisation du savoir passe par la transmission
des observations des différents acteurs d’un projet entre eux sous le
respect de la séparation des pouvoirs. L’énoncé de droit est présenté comme un
énoncé sans repentir. On ne donne pas accès à l’échafaudage de la pensée[21].
Il faudrait mettre « les rushes » de la loi en ligne.
En
effet, le traitement de l’information tel qu’il est pratiqué au moment de la
codification est un capital qui peut être réutilisé dans le sens d’une
adaptation du code. A partir des éléments recueillis au cours de la
codification, il est possible de reconstituer des bases de connaissances comme
le texte du code, la loi de codification, les tables de concordance, l’index,
les textes cités, les observations des ministères ou du Conseil d’Etat, tous
éléments permettant de rester dans la logique initiale du texte ou au moins de
l’assouplir.
c)
L’expérience montre que les outils
nécessaires à la compréhension du texte codifié comme la table de
concordance, qui permet de suivre les mutations d’un article, ou la circulaire
qui met en lumière certaines absences ou modifications de textes, sont
indispensables non seulement au rédacteur[22]
mais au lecteur.
Par
rapport à la complexité relevée mais non « réduite », nous
ajouterons un principe de non-intervention : il ne s’agit pas d’agir sur
elle, mais avec elle. Les éléments de connaissance qui servent à produire les
processus d’interactions complexes (plusieurs acteurs, modifications
rétroactives) feront partie du système d’interprétation mis à la disposition de
l’usager final du droit.
d) Enfin, la communication passera par le développement d’interfaces
intelligentes. Une interface est
« une frontière entre deux systèmes, organes, machines… permettant leur
mise en communication directe. Par extension, dispositif ajouté à l’un des
systèmes pour permettre sa mise en communication avec l’autre système » (Dictionnaire d’informatique,
Interéditions, 6 ème éd. 1998).
Cette communication exige de partager une langage commun et, au minimum, des règles d’échanges.
La
notion d’interface cognitive suggère
d’aller au delà d’une compatibilité technique entre systèmes.
Méthodologiquement, elle implique que l’on construise cette communication dans
le même référentiel cognitif. Il s’agit donc de construire une
méta-communication au moyen des éléments et des relations issus du domaine de
connaissance.
D’autre part, ces interfaces cognitives sont des
représentations conceptuelles dessinées pour gérer et structurer des corpus
juridiques complexes et en faciliter la lecture par le filtrage et le
ciblage d’information. Elles intègrent les opérations nécessaires à
l’intelligibilité du texte, qu’il s’agisse de son engendrement, de son
évolution, des commentaires qu’il a suscité, des choix alternatifs qui ont été
éliminés[23].
En résumé, si le droit est communication, une ingénierie de la communication du droit doit être repensée en liaison avec les technologies de l’information.
Mais on peut aussi s’interroger sur une meilleure façon ex ante de concevoir les rapports entre le code et la loi, c’est à dire entre la structure et l’évolution du droit.
5- Propositions
pour de nouvelles écritures législatives
Les causes des insuffisances de nos instruments législatifs sont nombreuses. Certaines tiennent à l’évolution de nos sociétés, c’est-à-dire des mœurs, des découvertes scientifiques, des nouvelles technologies ou de la mondialisation. D’autres tiennent à des raisons politiques, par exemple, un gouvernement défait ce que le précédent a construit, ou encore à des raisons techniques comme une mauvaise conception du texte et une mauvaise rédaction de la norme. Pour ces raisons mêmes, la communication du droit est déficitaire et ne joue plus son rôle de construction mentale collective. Le Conseil constitutionnel dans la décision citée en introduction a affirmé clairement que l’égalité des citoyens[24] devant la loi et la garantie de leurs droits[25] ne seraient pas effectives si les citoyens ne disposaient pas d’une connaissance suffisante des normes applicables. Il en appelle à l’intelligibilité du droit. Nous avons tenté de montrer que les acteurs faisaient partie du système et que le droit a besoin de la communication simplement pour exister.
L’appel
aux théories de la complexité nous a servi à distinguer deux types de
complexité : la complexité de résolution,
et la complexité de description. La première concerne la méthode d’ingénierie
du problème : celle-ci peut relever de l ‘efficacité de la stratégie
de communication par exemple dans la mise en œuvre d’une réforme.
La
deuxième concerne la description du problème et s’évalue par rapport aux
moyens d’expression tels que les langages, les structures, les plans. La
codification par exemple décrit le problème de la complexité du droit en le
résolvant. Cependant on a vu que l’environnement législatif peut développer des
contre effets lors de la maintenance du code. On peut alors raisonnablement se
demander : 1) Faut-il renoncer à organiser le droit dans des codes ? 2)
Faut-il penser d’autres façons d’écrire la loi ?
Nous proposons deux solutions :
-
obliger le législateur à réécrire entièrement le texte de loi consolidé, donc
lisible lors du vote, au lieu de procéduraliser l’intégration, et à devenir de
fait le codificateur ; cette solution aurait le mérite de
« projeter » les amendements dans le texte définitif et d’en
faciliter la lecture au Parlement et dans le Journal officiel.
-
distinguer le travail du législateur de celui du codificateur, en continuant à
rédiger la loi comme une « histoire » et d’ajouter un tableau
d’équivalence à la fin du texte, destiné au travail du codificateur (exemple de
la Loi sur les services d’incendie et de secours, 1996).
On avait commencé cette intervention
en faisant référence à l’Etat de droit et à ses obligations de communication.
Qui, désormais dans cet Etat de droit devra s’occuper de … l’état du
droit ?
[1] Décision n°99-421 du 16.12.99 relative à la loi n° 99-1071 du 16.12.1999 portant habilitation du gouvernement à procéder par ordonnances à l’adoption de la partie législative de certains codes (J.0. 22.12. 1999.
[2] Cf. L’insoutenable application de la loi, J. Bignon et F. Sauvadet, Assemblée nationale, Rapport n° 2172, 1995, p. 32.
[3] E. Morin, LA Méthode, T. 1, 1977 P. 377
[4] J. L. Le Moigne, La modélisation de systèmes complexes, Afscet Systèmes, Dunod, 1990, p. 11.
[5] Article 1er
du décret n°89-647 du 12 septembre 1989 modifié relatif à la composition et au
fonctionnement de la commission supérieure de codification : “ Il
est institué une commission supérieure de codification chargée d’œuvrer à la
simplification et à la clarification du droit ..”
[6] la commission chargée d’étudier la codification et la simplification des textes législatifs et réglementaires avait été créée par le décret n° 48-800 du 10 mai 1948.
[7] loi n°96-516 du 14 juin 1996 tendant à crééer un Office parlementaire d’évaluation de la législation
[8] ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires : art 6 quater de l’ordonnance.
[9] Assemblée nationale n°2161- 12 juillet 1995- rapport
fait par M. Arnaud CAZIN d’HONINCTHUN, député, au nom de la commission des lois
constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la
République sur la proposition de lois de M. Pierre Mazeaud tendant à créer un
office parlementaire d’évaluation de la législation, p.11
[10] D. Bourcier et E.Catta “ Du code au cyber code peut-on simplifier le droit ? RFAP, décembre 1996
[11] R. Delorme,
De l’emprise à en-prise Agir en situation complexe in Mélanges en hommage à Jean-Louis le Moigne PUF 1999 p.28
[12] J. Driol, Sur quelques usages du modèle cybernétique de l’action administrtaive, Savoir innover en droit, Concepts outils systèmes, Hommage à Lucien Mehl, Paris, La Documentation Française, 1999
[13] dont parle J. Driol dans l’article cité ci-dessus.
[14] Living systems (Mc Grow Hill 1978)
[15] G. Teubner, Droit et réflexivité, L’auto-référence en droit et dans l’organisation, Bruxelles, Bruylant,1996.
[16] Rapport analytique de la mission de codification, repris dans le Rapport au Premier ministre (J.O. 9 avril 2000).
[17] En utilisant la formule “Pas de dispositions réglementaires applicables”.
[18] Cette partie sur la mise à jour du code a bénéficié des écrits et des exemples d’E. Catta.
[19] M. Weber, Sociologie du droit, trad. J. Grosclaude, Paris, PUF, 1986.
[20] G. Teubner, op. cit. p. 188
[21] A. Grésillon, Eléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, PUF, 1994.
[22] Rapport analytique de la mission de codification, repris dans le Rapport au Premier ministre (J.O. 9 avril 2000).
[23] Des interfaces sont désormais en cours de développement à la DGCL, dans le domaine funéraire et dans celui du fonctionnement des assemblées.
[24] .- cf. article 6 de la déclaration de droits de l’Homme et du citoyen
[25] .- Cf. article 16 de la déclaration de droits de l’Homme et du citoyen