Les cadres et les activités
nomades :
mesure de la charge de
travail et de l'ergostressie
dans la société de
l'information et la nétéconomie
Auteur :Yves Lasfargue
Yves Lasfargue
Consultant, directeur d'OBERGO (OBservatoire des conditions de
travail et de l'ERGOstressie)
OBERGO - 7, rue de l'arbre aux 40 écus 92390 Villeneuve la Garenne téléphone : 06 81 01 98 72
Courriel : yves. lasfargue@wanadoo.fr Site internet : www.ergostressie.com
Résumé : dans la société de
l'information et la netéconomie, le travail évolue sous l'influence d'une
centaine de facteurs, qui constituent le "système d'innovations de la
société de l'informations". L'utilisation massive des technologies de
l'information et de la communication et les 35 heures induisent le
développement du travail nomade, en particulier chez les cadres. Ces nouvelles
conditions de travail conduisent à diversifier les systèmes de mesure du
travail, car le temps de travail ou "temps passé sur le lieu de
travail" ne peut plus, à lui seul, permettre de mesurer le travail. Nous
proposons de mesurer "le temps de travail complet" comprenant le
temps consacré aux activités induites par les activités professionnelles afin
d'évaluer l' "équilibre des temps d'activités", et de mesurer le
"niveau d'ergostressie" ou combinaison de la charge physique
ressentie, de la charge mentale ressentie, du stress et du plaisir.
Mots clés :: société de l'information, netéconomie,
travail, conditions de travail, cadres, stress, ergostressie, charge de
travail, travail nomade, équilibre des temps, 35 heures
1 - Quels sont
les facteurs qui font évoluer le travail dans la société de l'information et la
netéconomie?
Aujourd'hui, dans chaque entreprise on peut repérer
une centaine d'innovations qui constituent le "système d'innovations de la
société de l'information" (voir le schéma page suivante) : innovations
extérieures (directives européennes, fiscalité, normes internationales,…),
innovations commerciales (personnalisation, réduction des délais, commerce électronique,…),
innovations technologiques (internet, intranet, DVD, assistants personnels
numériques,…), innovations
organisationnelles (qualité, flux tendus, gestion par projet, gestion par les
indicateurs,…) ou innovations sociales (aménagement et réduction du temps de
travail, nouveaux types de formations,..). Tous ces changements, et pas
seulement les NTIC (nouvelles Technologies de l'Information et de la
Communication), induisent les évolutions de métiers et du travail. C'est pour
cela que l'on dit qu'il n'y a pas de déterminisme technologique, car les mêmes
technologies n'induisent pas les mêmes effets.
Malgré l'immense variété des impacts possibles, il
est possible de repérer un certain nombre d'évolutions du travail, qui sont
présentes dans tous les secteurs d'activités. aussi bien dans les entreprises
que dans les administrations. Ces évolutions sont si importantes qu'elles nous
obligent à inventer de nouveaux outils pour mesurer la charge et les conditions
de travail.
2 - Les
principales évolutions du travail dans la société de l'information
Lors de nos interventions en entreprises, nous avons
constaté que l'on pouvait identifier onze évolutions principales dans le
travail et les métiers. Elles sont très répandues, mais ne concernent pas
toutes les activités car un certain nombre de métiers restent fondamentalement
des métiers de la société industrielle et sont peu modifiés par la société de
l'information. Avec le temps, les évolutions constatées chez certains se
généraliseront à un grand nombre.
1)
Vers
un travail de plus en plus ABSTRAIT: le travail s'effectue sur la
représentation de la réalité apparaissant sur l'écran informatique et non plus
sur la réalité. Déjà, plus de 60% des salarié(e)s, en France, utilisent un
ensemble "clavier+ écran" au moins une fois par jour. Cette
abstraction présente certains avantages au niveau de la sécurité physique
(moins d'accidents du travail) peut être source de stress et de charge mentale
chez les personnes qui ne la maîtrisent pas ou qui préfèrent travailler sur la
réalité concrète et non virtuelle. En particulier, la communication écrite
prend une place importante et tend parfois à remplacer l'oral (par exemple avec
l'usage croissant de la messagerie), ce qui est une source d'exclusion pour
tous ceux et celles qui ne maîtrisent pas l'écriture et la lecture rapides (3
millions d'illettrés en France et 50 millions en Europe).
2)
Vers
un travail de plus en plus INTERACTIF: le travail consiste en un
"dialogue" homme /machine pendant une grande partie de la journée
(40% des utilisateurs de micro-ordinateurs restent plus de 4 heures par jour
devant un écran). Cette interactivité est source de plaisir pour ceux et celles
qui aiment "jouer" avec l'ordinateur et de stress pour les autres.
C'est tout
le système d'innovations de la Société de l'information
qui agit sur
l'évolution des entreprises, du travail
et des métiers...
et de la vie
en société.
... et pas seulement les réseaux, INTERNET et les
multimédia.
Il faut
repérer l'ensemble des innovations pour prendre conscience de l'effet de cumul
(plusieurs innovations se cumulent au même moment sur un même métier), de
l'effet de croisement (les innovations d'un métier peuvent modifier un autre
métier), et de l'effet de rythme.
3)
Vers
un travail exigeant une gestion de l'ABONDANCE de plus en plus complexe. Nous
savons tout numériser vite et pas cher, et le nombre de données numérisées
mises à notre disposition augmente chaque jour. Plusieurs milliards de pages
sont déjà accessibles sur internet. Nous avons appris, pendant des siècles, à
gérer la pénurie, et il nous faut maintenant apprendre à gérer, dans nos
méthodes et nos comportements, l'abondance, pouvant aller jusqu'à la
saturation. Il nous faut aussi apprendre à distinguer soigneusement les concepts
suivants (que les cyber mordus ont tendance à confondre) : données,
informations, connaissances, décisions, actions. Internet ne fournit que des
données. C'est l'homme qui transforme, ou non, ces données en informations (ce
qui réduit l'incertitude), puis en connaissances, puis en décisions.
4)
Vers
un travail exigeant une GESTION DU TEMPS de plus en plus délicate. Plus les
outils vont vite, plus nous avons l'impression de manquer de temps. En effet,
plus les NTIC sont rapides, plus leur utilisation est CHRONOPHAGE. Car les
temps d'exploitation, liés à l'abondance des données, sont de plus en plus
longs et les temps d'apprentissage deviennent gigantesques et répétitifs du
fait de la multiplication des versions dans les logiciels. A cela s'ajoute les
temps de dépannage (imprimante récalcitrante, virus, mots de passe égarés,…).
Cette impression d'attendre en permanence (très sensible sur internet) et de
toujours manquer de temps est aussi une source de stress.
5)
Vers
un travail en QUALITÉ "TENDUE": il faut gérer l'ensemble "flux
tendu + qualité totale + flexibilité". Cette compétition permanente
("bien faire du premier coup sans stock de sécurité") induit charge
mentale et stress.
6)
Vers
un travail sur des systèmes de plus en plus VULNÉRABLES: du fait de leur
complexité les outils technologiques sont de plus en plus fragiles, d'où la
nécessité de savoir gérer les nombreux aléas (pannes, intrusions, virus,
attaques frauduleuses,…). La gestion de la panne sera l'une des activités les
plus importantes de la société de l'information. La généralisation de systèmes
complexes est une source de pannes, car la panne est consubstantielle à la
complexité (la vulnérabilité des réseaux en est un exemple). En mettant en place de la complexité, des
réseaux, des systèmes intégrés, on ne va pas vers le "zéro panne"
mais vers le milliard de pannes. Ce qui était vrai pour les ateliers de
production dès 1985 (robotique) est aujourd'hui de plus en plus vrai dans le
tertiaire et dans les bureaux : on est passé de la civilisation de la peine à
la civilisation de la panne. Cette nouvelle situation doit être gérée, d'autant
plus qu'il est très difficile, pour un salarié, de supporter la panne de son
matériel en présence de public.
7)
Vers
un travail en RESEAUX: les NTIC permettent de multiplier les communications
transversales qui viennent compléter ou perturber les traditionnelles
communications verticales. Cela donne à chacun la possibilité d'être à la fois
utilisateur et producteur d'informations numérisées.
8)
Vers
un travail exigeant une GESTION DE L'ESPACE de plus en plus délicate: se
développent le travail en équipe virtuelle, le télétravail mixte nomade, le
commerce électronique à distance. Les NTIC donnent la possibilité de travailler
ou de se former à distance en groupes virtuels (télétravail, travail
coopératif, téléformation,…). Les expériences actuelles montrent que les
activités "à distance" doivent toujours s'accompagner d'activités de
proximité en groupes réels avec des participants physiquement présents. Ce
phénomène de "nomadisme" concerne particulièrement les cadres.
9)
Vers
un travail exigeant la gestion de la TRANSPARENCE car toute activité effectuée
sur un réseau électronique est enregistrée à distance. Cette transparence est
liée aux contraintes techniques de surveillance des réseaux : elle doit être
contrebalancée par des accords d'entreprise interdisant les utilisations
"sociales" par l'employeurs des données personnelles (contrôle
d'activité, contrôle de qualité, répression,…).
10)
Vers
un travail exigeant de plus en plus de POLYVALENCE, en particulier avec le
développement des rapports commerciaux avec le client.
11)
Vers
une CYBER HIERARCHIE. La généralisation de l'usage des NTIC et en particulier
le travail coopératif ("groupware" ou travail en équipe virtuelle à
distance) remet en question le rôle des cadres : possibilité de communications
transversales, formations de groupes informels, formations de communautés
professionnelles hors ligne hiérarchique, apparition d'animateurs de groupes
virtuels qui ne sont pas toujours les responsables hiérarchiques,…Plus se
développera le travail coopératif plus se posera le problème de la place et du
nouveau rôle des cadres, d'auatnt plus que ceux-ci deviendront de plus en plus
nomades, comme nous l'avons vu.
3 -
L'ergostressie, syndrome de la société de l'information
Ces évolutions du travail sont ressenties de manière
très diverses selon les individus. Pour beaucoup de personnes elles sont
sources de plaisir et sont jugées comme étant positives, qualifiantes
et valorisantes. Pour d'autres elles
sont sources d'exclusions et sont ressenties comme déqualifiantes et déshumanisées.
Il est important de remarquer les différences essentielles entre le travail
dans la société de l'information et le travail dans la société industrielle.
Dans la
société industrielle: le travail, c'est d'abord de la fatigue physique. Toute réflexion sur
les conditions de travail est dominée par la notion de fatigue physique, et la plupart des efforts pour améliorer les
conditions de travail portent sur des facteurs physiques. On cherche à diminuer
le temps de travail (car on estime que la fatigue physique est
proportionnelle au temps de travail),
on cherche à améliorer l'environnement physique (chaleur, bruits,
poussières,…), on cherche à améliorer la sécurité physique (réduire les
accidents du travail), on cherche à supprimer les travaux pénibles
(mécanisation, automatisation).
Dans la
société de l'information: le travail, c'est encore de la fatigue physique, mais c'est aussi
beaucoup de fatigue mentale, de stress et aussi de plaisir. Ces trois
dimensions n'étaient pas absentes des travaux de la société industrielle car
comme le disent les ergonomes : "Il
n'existe pas de travaux manuels, il n'existe que des travaux induisant à la
fois des charges physiques et des charges mentales". Mais elles
occupent aujourd'hui, dans les préoccupations des salariés lors des enquêtes
sur les conditions de travail, une place qu'ils n'avaient pas auparavant.
3 - 1 Il
devient urgent d'inventer d'autres unités de mesure du travail salarié, en
particulier pour les cadres "nomades"
Ces évolutions font que l'indicateur "temps de
travail", pilier des rapports sociaux traditionnels était un indicateur
opérationnel dans la société industrielle et dans l'ère de la machine à vapeur,
mais l'est moins dans la société de l'information et dans l'ère d'internet. Il
devient urgent d'utiliser d'autres unités de mesure du travail salarié qui
viennent non pas supprimer l'unité temps
de travail au sens traditionnel, mais le compléter. Il devient nécessaire
de mesurer non seulement la "durée" mais aussi la "densité"
ou "l'intensité" du travail. Depuis une quinzaine d'années de
nombreuses études montrent que "l'intensité" du travail augmente:
objectifs plus élevés à atteindre par le salarié, responsabilité plus grande en
cas d'erreur,… Par exemple, l'enquête 1998 "Travail et charge
mentale" de la DARES, du ministère de l'emploi et de la solidarité permet
de mesurer les évolutions depuis 1991 (date de la dernière enquête) d'un
certain nombre d'indicateurs de pénibilité mentale du travail[1]
-
Pour
65% des salariés (60% en 1991), une erreur dans le travail peut entraîner une
sanction à leur égard (risque pour l'emploi ou diminution importante de la
rémunération).
-
32%
des salaries (26% en 1991) ne peuvent quitter leur travail des yeux.
-
30%
(22% en 1991) vivent des situations de tension avec le public (usagers,
patients, voyageurs, clients,…)
-
38%
des employés considèrent qu'ils sont "toujours" obligés de se
dépêcher.
Cette nécessité de la mesure de la densité ou de l'intensité apparaît bien aussi dans toutes les enquêtes sur les
effets d'une réduction du temps de travail. Continuer à mesurer le travail
seulement par des minutes, des heures ou des jours serait la même erreur que de
continuer à mesurer la nourriture seulement par son poids ou mesurer le danger
de la radioactivité par le volume d'uranium. Il est en effet intéressant de
regarder l'évolution des systèmes de mesure dans d'autres domaines. Par
exemple, en diététique on mesure la nourriture en poids mais surtout en valeur
nutritionnelle pour maîtriser les problèmes de santé. Dans le domaine du
nucléaire, la même évolution a eu lieu. Pour répondre aux objectifs de
sécurité, il a fallu apprendre à mesurer la radioactivité non pas par le volume
d'uranium, mais par la dose absorbée exprimée en grays. Cette mesure permet de
fixer des limites à ne pas dépasser.
La démarche devrait être
identique pour le travail : les outils de mesure doivent être adaptés aux
évolutions du travail et aux objectifs visés, et en plus du temps de travail il
nous faut apprendre à évaluer l'équilibre des temps, la charge et la densité de
travail.
3 - 2 L'équilibre des temps : mesurer le "temps de travail complet
Du fait de la disparition
des frontières entre activités, il faut que chacun puisse évaluer
"l'équilibre de ses activités", c'est-à-dire analyser la répartition
de ses activités entre les différents lieux de vie. A chacun de vérifier en
fonction de ses propres objectifs que certaines activités, en particulier les
activités familiales et locales, ne sont pas submergées par les activités
professionnelles.
Cette évaluation de
l'équilibre des activités repose sur la mesure des "temps
professionnels", c'est à dire de l'indicateur "temps de travail
complet". Il s'agit de mesurer tous les temps d'activités professionnelles
en prenant en compte le temps de travail théorique contractuel (par exemple 32
heures, 35 heures ou 39 heures par semaine) mais surtout le temps de travail
réel constaté (temps de présence dans l'entreprise ou chez les clients, mais
aussi temps professionnel à domicile, dans le train, dans l'hôtel, dans
l'avion; temps de disponibilité et d'astreinte pour l'entreprise...) auquel on
ajoute les temps professionnels "induits" (repas, temps de trajet
domicile/ travail, lectures de la presse; temps de préoccupation liée à
l'entreprise, temps d'utilisation du mobile ou de la messagerie,…).
Mesure n°1 : répartition des différentes activités
Chaque salarié(e) doit faire
l'effort d'être LUCIDE cette répartition. Cet équilibre est-il satisfaisant?
Pour l'individu concerné? Pour ses proches?
Mesure n°2 : évaluer le niveau
d'ergostressie
Ceci permet une approche de la charge de
"travail ressentie"
Une études des principales
causes de l'ergostressie permet de faire apparaître celles qui sont dues à
l'organisation du poste de travail, à l'organisation générale du service et de
l'entreprise, ou à l'ambiance générale[5].
Dans la société industrielle les effets de la charge et de
l'intensité du travail étaient surtout mesurés par la fatigue physique, et les
efforts d'amélioration des conditions de travail portaient d'abord sur les
éléments permettant de diminuer cette fatigue physique (réduction de la durée
du travail, éloignement des sources de chaleur, élimination des poussières,
suppression des charges lourdes, amélioration des postures…) ou d'assurer la
sécurité physique (éloignement des systèmes tournants, ceintures et chaussures
de sécurité, casques,..).
Quelques facteurs d'ergostressie , syndrome de la société de l'information
Les
questionnaires opérationnels d'évaluation de l'ergostressie comporte une
centaine de facteurs (www.ergostressie.com).
[1] Travail et charge mentale, Premières Synthèses n°27.1 juin 1999, DARES, Ministère de l'emploi et de la solidarité.
[2] Premiers résultats de l'enquête UCC-CFDT sur le temps de travail des cadres en 1999.
[3] On trouvera sur le site internet www.ergostressie.com le système expert LUCIDITY - Tempsã qui permet à chacun d'obtenir un diagnostic sur son équilibre des temps.
[4] Ergostressie (du grec ergon - le travail physique et de l'anglais stress - la tension). Une première version du concept d'ergostressie a été présentée en juin 1996 devant le GEHN (groupe d'experts de haut niveau) chargés par le Commission européenne d'établir un rapport sur les enjeux sociaux et sociétaux de la société de l'information en Europe. Il a été, depuis, considérablement amélioré et la suite logicielle LUCIDITY 1, 2, 3ã est opérationnelle depuis août 1999.
[5] On trouvera sur le site internet www.ergostressie.com le système expert LUCIDITY - Ergostressieã qui permet à chacun d'obtenir un diagnostic sur son niveau d'ergostressie.
[6]
Une
première version du concept d'ergostressie a été présentée en juin 1996 devant
le GEHN (groupe d'experts de haut niveau) chargés par le Commission européenne
d'établir un rapport sur les enjeux sociaux et sociétaux de la société de
l'information en Europe. Il a été, depuis, constamment amélioré et on trouvera
sur le site internet www.ergostressie.com la dernière version du système expert
de mesure de l'ergostressie (gratuit et mis à la disposition de tous les
internautes). Il est présenté en détail dans le livre : "Techno mordus, Techno
exclus? Vivre et travailler à l'ère du numérique" - Yves Lasfargue
- Editions d'Organisation/ Les Echos - Paris - 2000.