Les enseignants du premier
degré et les objets de savoir.
Jean-Luc RINAUDO[1]
Résumé : Cette communication interroge la très forte présence du thème des
livres dans des discours d’enseignants du premier degré s’exprimant librement
autour de l’informatique, pris au sens large du terme. Trois pistes d’analyse
sont explorées : l’une s’appuyant sur la théorie du capital culturel de
Bourdieu, l’autre s’intéressant aux objets professionnels des enseignants et
une dernière prenant en compte la notion d’objet contenant telle que l’on définit
les psychanalystes. Des éléments de propositions pour une formation des
enseignants qui prenne en compte leur rapport à l’informatique sont formulés.
Mots clés : enseignants, rapport à l’informatique, objet de savoir, objet
contenant, capital culturel
Si
on suit les Instructions Officielles, les programmes, le discours
institutionnel en règle générale, on remarque que l'école est de plus en plus
amenée à jouer davantage un rôle éducatif qu'un rôle d'enseignement et
d'apprentissage auquel elle semblait dévolue au début du XXe siècle. Ce rôle
éducatif dans la formation d'un élève citoyen vaut aussi pour les technologies
de l'information et de la communication. Il s'agit de former les élèves à avoir
une lecture critique des informations qu'ils peuvent collecter sur les réseaux.
Ainsi le Ministre de l’Éducation Nationale déclarait-il, au dernier Salon de
l’éducation, que les élèves devaient “ avoir une distance critique devant
l’écran, devant tous les écrans ” [Lang 2000]. À écouter certains
penseurs, les enseignants seraient passés de transmetteurs d'un savoir immuable
à médiateurs entre l'élève et un processus de savoir [Guir 1996, Lévy 1997,
Alava 2000]. Les enseignants ont donc dans la société actuelle une place
importante dans le rapport au savoir. Ils ne sont certainement pas les seuls
qui permettent à l'enfant de construire un rapport au savoir, mais ce qui
m'intéresse particulièrement c'est qu'ils sont des professionnels du savoir.
Or, enseigner c'est à la fois travailler avec ce que l'on sait mais tout autant
avec ce qu'on est. Deux notions m'apparaissent alors fondamentales pour étayer
mon argumentation : celle d'identité professionnelle, issue notamment des
travaux de Claude Dubar [Dubar 1995] et, d'une manière plus générale de la
sociologie de l'identité ; celle du rapport au savoir du sujet à la fois social
et désirant.
Deux équipes de recherche essentiellement
travaillent et tentent de théoriser cette notion de rapport au savoir. A partir
des différences repérées entre les élèves issus de milieux différents, l'équipe
de Paris VIII, autour de Bernard Charlot, Jean-Yves Rochex et Élisabeth
Bautier, considère le rapport au savoir comme une combinaison entre un niveau
épistémique (qu'est-ce qu'apprendre ?) et un niveau identitaire [Charlot 1997].
À cette analyse, l'équipe de Paris X Nanterre, autour de Jacky Beillerot,
Claudine Blanchard-Laville, Philippe Carré, Nicole Mosconi, oppose que le
rapport au savoir est aussi une histoire de désir [Mosconi 2000]. Sans désir,
pas de savoir et pas de rapport au savoir. La grande différence entre ces deux
équipes est bien sur la place de la théorie psychanalytique dans la
construction de la notion. Et c’est dans ce cadre conceptuel d’une tentative
d’articulation entre niveaux d’interprétation, social et psychique, que se
situe mon travail.
Ma communication présente
des éléments de ma thèse en sciences de l'éducation dont l'objet est de rendre
intelligible le rapport à l'informatique des enseignants. Précisons de suite
que par informatique, il faut entendre technologies de l'information et de la
communication, incluant les jeux vidéos, les réseaux, la programmation, l'usage
de logiciels de bureautique ou d'enseignement assisté par ordinateur ou encore
la consultation de cédéroms et l’utilisation d’Internet. L'expression rapport à
l'informatique est donc une commodité de langage. Le rapport à l'informatique
est un processus subjectif qui mêle histoire sociale, trajectoire individuelle
et vécus psychiques des sujets. Il est étayé par des discours sociaux, qui considèrent souvent l'informatique comme
une prothèse sociale : l'informatique passage obligé pour l'emploi et la
réussite, pour la démocratie, pour l'intégration des personnes handicapées
etc., ou à l'inverse, pensent l'informatique comme dangereuse, aliénante,
isolante. Le rapport à l'informatique actualise les mythes de Prométhée (mythe
de toutes les techniques) et de Pygmalion (création d'un être à l'image de
l'homme) [Rinaudo, 2000a] Enfin, pour aller rapidement, le rapport à
l'informatique se construit avec et par les éprouvés psychiques du sujet.
La méthodologie de cette recherche s'appuie sur 17
entretiens non directifs enregistrés, dans lesquels la consigne est le seul
élément formalisé pour laisser la personne rencontrée libre de suivre le fil de
sa pensée. Les enseignants rencontrés étaient issus de deux groupes : les uns
avaient été repérés dans des articles de revues spécialisées en éducation, pour
l'usage des TICE qu'ils développaient ; les autres étaient des enseignants
"tout-venant". Les utilisations des TICE dans la classe allaient donc
de pas du tout, à un peu, beaucoup ou passionnément. Il était proposé aux
enseignants rencontrés de dire ce que l'informatique évoque pour eux en tant
qu'enseignant. Les entretiens ont duré, en moyenne 45 minutes.
Au-delà des différences entre les discours tenus par
ces enseignants, je voudrais aujourd'hui proposer une réflexion sur un thème
récurent à l'ensemble des entretiens. En effet, quel que soit l’expérience des
uns et des autres et le degré d'utilisation des TIC à l'école ou hors l'école
et dans le cadre professionnel ou privé, les enseignants abordent tous, à un
moment ou à autre de leur discours trois thèmes communs : ils développent une
plainte importante, ils évoquent le problème des élèves en difficulté [Rinaudo
2000b] et enfin, et c'est ce dont je voudrais maintenant rendre compte plus
particulièrement, ils s'interrogent sur les objets de savoir et plus
particulièrement sur le livre et l'ordinateur.
Au
cours des entretiens, nombreux sont les enseignants rencontrés qui abordent le
thème de la lecture et du livre. Un des signes révélateurs du rapport des
enseignants au livre est que ce thème apparaît soit dès le début de
l’entretien, soit tout à la fin. Immédiatement après la consigne de départ, un
enseignant dit que l’informatique “ c’est un outil comme le livre est
un outil ”. De même, une autre commence l’entretien sur ce qu’évoque
pour elle l’informatique dans des termes proches : “ alors pour
moi c'est un outil et je m'en sers comme d'un comme d'un outil comme d'un
livret comme d'un livre comme d'un cahier et même des outils du matériel
pédagogique c'est vrai ça fait vraiment partie du matériel de la classe ”.
Tout à la fin de son entretien, alors que je lui ai demandé s’il pensait avoir
fait le tour de la question, un troisième enseignant répond tout d’abord qu’il
a terminé puis dit : “ enfin si dernière chose le // le
rapport que les enfants ont avec l'écran / et le livre ”. Puis il
développe cette thématique pendant quelques minutes, avant que réellement
l’entretien ne prenne fin, comme s’il avait voulu, avant qu’il ne soit trop
tard, s’exprimer sur le rapport au livre et à l’écran des élèves. Si ce point
arrive dans le discours, de cette façon, au moment de la conclusion de
l’entretien, c’est bien qu’il ressent ce thème du rapport au livre comme un
élément des plus importants et on peut se demander si l’usage de l’informatique
dans une pratique professionnelle ne vient pas bouleverser ce rapport au livre.
Au
delà d’un discours sur les pratiques autour du livre et des TICE, certains
enseignants mettent en relation le livre et l'informatique sur un plan plus
général. Une enseignante, qui a travaillé auparavant dans un journal local, se
dit maintenant convaincue que l'informatique ne fera pas disparaître ni le
livre ni la presse écrite, contrairement à ce qu'elle a pu croire. “ Le
livre existera toujours ” explique-t-elle avant de remarquer
que : “ c'est plus facile de lire un livre dans le lit que
de prendre l'écran ”. Ce thème de la facilité de lecture est
repris par une institutrice : “ tu peux pas aller si tu peux aller dans
ton jardin mais il faut que tu aies les fils il faut que tu aies enfin c'est
c'est beaucoup moins confortable qu'un bouquin ”. Puis une troisième,
à son tour, utilise le même argument : “ on le lit dans le lit on
le lit partout on le lit en voiture on le lit assis on le lit couché on le lit
debout donc c'est beau aussi un livre on le garde avec soi on l'emporte on s'en
souvient on peut écrire dessus on peut pas écrire sur un écran / euh on peut se
l'approprier on corne les pages chacun a ses trucs et après c'est son livre et
c'est bien que l'enfant le possède ”. À cette idée de facilité
d’utilisation plus grande pour le livre que pour l’informatique, certains
ajoutent le fait que le livre peut porter les marques des activités
humaines : pages cornées et taches d’encre de stylo plume qui a fui dans
le cartable.
Ainsi,
plusieurs enseignants évoquent un rapport privilégié avec le livre, parlant de
plaisirs émotionnels : “ vous achetez un beau dictionnaire parce
que c'est beau un dictionnaire avec de belles images des jolies pages et tout
très blanc très une jolie couverture ”. Ce qui est également souvent
mis en avant, dans le même ordre d’idée, c’est l’opposition entre le côté froid
et déshumanisé de l’ordinateur et l’aspect émotionnel que provoque le livre,
non pas dans son contenu, mais bien en tant qu’objet. Ainsi, par exemple, une
des enseignantes rencontrées explique : “ je sais pas c'est pas
c'est pas sur le même terrain enfin // il y a pas de sensualité hein dans
vis-à-vis de l'ordinateur enfin moi j'en ressens pas hein je pourrais jamais
apprendre à un enfant à aimer un ordinateur je peux essayer de leur apprendre à
aimer les livres le l'objet livre je parle pas forcément de ce qu'il y a dedans
je peux essayer de leur apprendre à aimer ce que c'est que lire à essayer ce
que à aimer ce que c'est qu'écrire / dessiner apprendre à jouer d'un instrument
ce qu'on peut ressentir mais alors un ordinateur je vois pas je vois vraiment
pas ”.
Cette
très forte présence du thème du livre dans des discours autour de ce qu’évoque
l’informatique pour des enseignants ne peut manquer d’éveiller notre curiosité.
On peut alors interpréter que le rapport au livre est une modalité du capital
culturel des enseignants. En ce sens, tel que l’a défini Pierre Bourdieu
[1979], le capital culturel se retrouve sous trois états. À l’état
institutionnel, on peut noter que c’est dans une culture essentiellement
livresque que les enseignants ont obtenu leur diplômes, titres et concours. À
l’état objectivé, on repère que, dans leur pratique professionnelle, les
enseignants utilisent beaucoup les livres : manuels, livre du maître,
romans, albums, dictionnaires ou ouvrages documentaires. Enfin, le plus
souvent, le capital culturel se constitue à un état incorporé, c’est-à-dire
qu’il a nécessité un long temps d’investissement et de travail personnels et
qu’il ne peut être transmis de manière directe, mais toujours de façon
dissimulée. La remise en cause de la valeur de ce capital culturel s’exprime
dans la crainte de voir le livre remplacé par l’informatique et également dans
les très nombreuses affirmations à propos du temps nécessaire à une bonne
appropriation de l’informatique. Une enseignante parle de l’ordinateur en
termes de monstre dévoreur : “ il te bouffe ton temps ”,
tandis qu’un conseiller pédagogique déclare : “ c'est vrai qu'à un
moment l'investissement temps est assez gros ” ou encore une
troisième : “ c'est long aussi c'est long de s'y mettre faut
investir du temps ”. Un autre enseignant, lui aussi, évoque le temps
passé pour maîtriser l’informatique : “ et bon ben pour se former pour
s'autoformer il faut du temps il faut beaucoup de temps ”, comme cet
autre spécialiste qui dit : “ c'est plus de travail aussi pour
l'enseignant c'est clair parce que ça ça demande ça demande du temps ”.
Quant à cette enseignante qui n’a aucune pratique de l’informatique en classe,
elle tient un discours assez proche sur le temps nécessaire pour savoir
utiliser l’informatique : “ j'ai l'impression que si on s'y met
faut pas s'y mettre une demi heure comme ça faut passer une ou deux soirées
faut vraiment entrer dedans et être à la fois assidu on ne peut pas bricoler
sinon on n'avance pas et puis ça c'est du temps que dont je ne dispose pas
comme ça à la suite quoi je peux travailler une heure de temps en temps comme
ça mais de ce que j'en ai entendu parler c'est que il faut quand on s'y met il
faut avoir un après-midi devant soi ou une bonne soirée pour pour être vraiment
efficace et puis apprendre des choses quoi ”. Le temps de
l’appropriation de l’outil est d’ailleurs en opposition avec la vitesse à
laquelle ces mêmes outils évoluent. L’un deux en fait le constat et revendique
le fait d’avoir du temps pour éviter d’éventuelles erreurs et avoir une pratique
réfléchie : “ l'utilisation de l'informatique à l'école ça
commence à bien se placer mais ça va trop vite ça va trop vite parce que ça
commence à bien se placer on parle de réseau Intranet de connections
inter-écoles euh de réseau Internet ça va trop vite bon on laisse pas on ne
laisse pas le temps euh je dirais que l'enseignant est est un euh un personnage
un peu particulier c'est un c'est un personnage qui a besoin de recevoir les
choses de temps de digérer de réfléchir dessus il faut du temps il faut du
temps ”. Ainsi, contrairement au discours sur la formation
professionnelle qui, le plus souvent laisse entendre qu’on aurait pu gagner du
temps et accélérer le processus [Blanchard-Laville 2000], ici les enseignants
ne nient pas ce besoin de temps pour une appropriation personnelle de
l’informatique. C’est peut-être là le signe que la formation à l’informatique
est vécue ou perçue non pas comme une formation institutionnelle, et ici encore
les discours nombreux sur l’absence de formation initiale ou continue peuvent
étayer notre propos, mais comme une formation pour soi, comme une
transformation, à défaut d’un enrichissement possible, du capital culturel.
Si
rapport au livre et rapport au temps se mêlent dans les discours, c’est qu’ils
sont en partie liés l’un à l’autre. Yvonne Johannot étudie les rituels autour
du livre, construits par plusieurs siècles d’usages [Johannot 1997]. Elle
constate que les formes du livre ont peu évolué depuis que le codex a remplacé
le rouleau. Elle développe l’idée qu’outre un rapport à l’espace induit par la
forme relativement stable du livre au cours des siècles et la mise en ordre de
la page, c’est à un rapport au temps que renvoie le livre. Car, en restant
surtout le lieu du discours qui a façonné notre perception du monde, il a
garanti l’éternelle survie de notre culture. Les technologies informatiques et
les nouveaux moyens de communication portent, selon elle, des coups de boutoirs
dans la suprématie détenu par le livre. L’apparition, la modification et la
disparition de l’écrit sur l’écran ou le passage d’une partie du texte à une
autre par l’utilisation de liens hypertextes, contribuent certainement à
modifier profondément le rapport que nous pouvions avoir à l’écrit en tant
qu’espace figé pour une construction en un espace dynamique.
Au-delà
de cette transformation du rapport au temps qu’induisent les nouvelles
technologies, il faut noter que si les enseignants évoquent leur rapport au
livre dans leur discours sur l’informatique c’est sans doute qu’ils perçoivent
le livre et l’informatique comme des technologies intellectuelles. Et si Pierre
Lévy insiste pour expliquer que cette nouvelle technologie intellectuelle ne
remplacera pas l’ancienne [Lévy 1990], tous les auteurs ne sont pas aussi
prudents et entretiennent l’idée d’un possible remplacement, dans un avenir
plus ou moins proche, du livre par les réseaux [Filloux, 1999].
Ce
que montre tant les discours des enseignants que les théories c’est que le
rapport au livre est culturel. Mais il est aussi, pour les enseignants, d’ordre
professionnel. Yvonne Johannot note encore que les textes fondateurs de l’école
publique et obligatoire présentaient le livre comme le lieu du savoir et de sa
transmission indispensable pour accéder au statut de citoyen. Le livre qu’on ne
doit ni salir ni déchirer était considéré comme un objet sacré, poursuivant en
cela le rapport au livre établi par des générations précédentes de lecteurs
comme de non lecteurs qui considéraient le livre comme le lieu contenant la
parole de Dieu [Johannot 1997]. Cette insistance du thème des livres et de la
lecture dans les discours sur l’informatique indique certainement que les
outils informatiques sont ressentis par les enseignants, comme pouvant venir en
opposition aux outils qu’ils utilisent plus traditionnellement. Plusieurs
d’entre eux insistent sur le travail réalisé autour des livres, des
dictionnaires ou des bibliothèques. Une enseignante qui utilise l’informatique
dans sa pratique pédagogique, insiste sur l’importance de ce travail, parlant tout d’abord de sa propre
expérience professionnelle : “ ce qui n'empêche de faire une
lecture par jour de présenter un livre par jour d'aller en bibliothèque une
fois par semaine ”, ou encore : “ sans oublier non plus
le livre parce que j'ai aussi une grande passion pour les livres ” et
enfin, dans un registre plus général, de la pratique de tous les enseignants et
non plus seulement de la sienne : “ les enseignants font beaucoup
d'efforts travaillent beaucoup sur le livre sur la littérature euh on visite
très souvent les bibliothèques vraiment je crois que les enseignants font le
maximum ”. Le livre est le support traditionnel des activités de
lecture à l’école et l’apprentissage de la lecture est un des objectifs majeurs
de l’école élémentaire, ce qu’un enseignant résume sous l’appellation de
“ scolaire pur qui reste quand même la mission de l'école ”.
Une autre enseignante, dans un registre plus critique vis-à-vis de ce qu’elle
nomme l’école aborde elle aussi le thème du lire : “ l'école
elle n'a pas encore compris qu'on avait sauté des générations qu'on en était
aux nouvelles technologies qu'on était déjà passé au dessus du papier et de la
plume hein même si à mon avis faut le garder aussi parce que quand on est
autonome on n'a pas forcément un outil informatique chez soi n'importe où que
faut savoir écrire ou lire quand même (rires) lire de toute façon c'est
indispensable mais écrire c'est aussi indispensable / ”. L’expression quand
même qu’utilise cette enseignante amène l’idée d’une concurrence entre le
livre et l’ordinateur : elle veut ici dire qu’en dépit des avancées
technologiques, lire et écrire seront toujours nécessaires. Les rires arrivent
dans le discours, à un moment où elle s’aperçoit qu’elle est allée sans doute plus
loin qu’elle ne l’aurait voulu, emportée par sa pensée. D’ailleurs
l’utilisation du terme plume et non pas du mot stylo par
exemple, montre, alors que plus aucun élève n’écrit de façon générale avec
plume et encrier, combien, pour elle, l’école accuse du retard sur le reste de
la société.
Au
niveau d’une approche culturelle comme au niveau d’une approche
professionnelle, la maîtrise de la
lecture est un des points les plus importants pour les enseignants de l’école
élémentaire. Il n’y a qu’à lire ou écouter les déclarations successives des
ministres en charge de l’éducation sur l’importance de la lecture à l’école
primaire. On peut probablement également avancer que le rapport au livre est,
pour les enseignants, un mode d’expression de leur rapport au savoir personnel
et non pas seulement professionnel.
Tout
d’abord, pour certains enseignants le livre est du côté de l'école et du savoir
tandis que l'ordinateur est du côté du hors-scolaire et du jeu. Une enseignante
remarque que les enfants jouent avec l'ordinateur, chez eux ou dans les clubs,
mais ne l'utilisent pas comme outil de travail. Elle expliquera plus loin dans
l'entretien qu'elle même ne joue pas. La place particulière qu’elle accorde aux
dictionnaires paraît confirmer la place du livre comme objet de savoir, dans
son système de pensée. Pour elle, les mots utilisés dans le jargon informatique
sont impropres et elle pense que l'usage de la langue dans le domaine
informatique détourne les mots de leur sens initial. Elle consulte très souvent
les dictionnaires et affirme avoir rédigé un lexique.
Avec
le livre, pour une autre enseignante, il existe l’idée d’une possible
transmission inter-générationnelle. Elle évoque le livre qu’elle a lu,
lorsqu’elle était en cinquième, ce livre-là taché d’encre et qui avait traîné
dans son cartable, et que sa fille a
lu, à son tour. On peut avancer qu’ici, ce n’est pas seulement le contenu du
livre qui lui importe, mais bien le fait que ce soit le même objet qu’elle
transmet à sa fille.
Enfin,
le rapport au livre est d’ordre intime. Cette même enseignante nous dit, en
relatant une discussion avec sa fille, la place quasiment sacrée qu’elle
accorde au livre : “ là je sais pas moi je sacralise un peu le
livre aussi moi j'ai répondu à Solène tout ce que tu trouveras sur l'ordinateur
tu peux le trouver d'abord dans un livre que tu que tu vas ouvrir qui sent bon
qui peut-être que quelqu'un aura déjà lu qu'aura annoté enfin ça tu le
trouveras jamais sur ordinateur et il y a un aspect un peu impersonnel quoi qui
me gène dans cet outil là mais / ça c'est plus de la (rires) c'est plus de la
pédagogie en tant que telle enfin non c'est un ressenti ”.
Les
ressentis émotionnels exprimés sont nombreux et nous en avons déjà relevés
plusieurs, qui font du livre un objet semblable à ceux auxquels Bion donne la
qualité d’objet contenants [Bion 1996]. Rappelons que ce dernier a bâti
l’ensemble de sa théorie sur l’activité de penser en s’appuyant, en tout
premier lieu, sur les expériences émotionnelles, le mot expérience étant pris
ici, comme le souligne Nicole Roellens, au sens de faire l’expérience de et
non d’avoir l’expérience de [Rœllens 1989]. Ainsi, si les livres sont
vécus comme des contenants de pensée, c’est au-delà de leur contenu même, mais
bien dans le fait qu’ils sont objets sur lesquels sont projetés des émotions.
Ce qui se joue, dans le rapport au livre d’ordre intime évoque pour nous
l’identification projective telle que Bion l’a décrite : l’enfant,
bombardé par des données sensorielles d’une expérience émotionnelle qu’il ne
peut comprendre, évacue cette expérience dans la mère qui doit être capable de
la contenir. C’est alors que, dans ce mécanisme d’identification projective
normal, les vécus émotionnels sont transformés en pensées [Bion 1996]. Encore
une fois, c’est la forme quasi-immuable du livre qui lui permet d’être
considéré comme un contenant stable. Sa forme parallélépipèdique offre un cadre
rigoureux dans lequel peuvent être déposés, de façon inconsciente, des éléments
les plus primitifs de l’activité humaine comme les vécus sensoriels et des
éléments les plus élevés comme les pensées.
Or,
dans leur discours sur l’informatique, les enseignants de l’école primaire nous
disent que c’est ce rapport au livre vécu comme objet contenant qui est menacé.
Dans plusieurs entretiens, les enseignants font état de l’impossible contrôle
de l’information et la fiabilité des savoirs qui circulent sur les réseaux
Internet. On retrouve l’enseignante qui a travaillé dans la presse ; elle
dit : “ alors il y a Internet pareil Internet j'étais complètement
réticente par contre je le suis encore / parce que / parce que je / je trouve
qu'il n'y a plus les il n'y a absolument pas le même regard et le même interdit
entre guillemets ou garde-fous sur des opinions des réflexions des euh comment
je comment je peux expliquer ça euh par rapport à la presse écrite par rapport
à la radio tout ce qui est communication tout ce qui est moyen de communication
au sens large en dehors d'Internet il y a des des contrôles des contrôles avec
euh soi au niveau de la protection de l'enfance soi au niveau de valeurs
humaines enfin à ce niveau là quand même on a des contrôles en tout cas
normalement ils existent on les met on les utilise ou on les utilise pas mais
en tout cas ils existent et euh / et Internet je / je trouve euh peut
fonctionner sans passer par ces filtres ou ces contrôles et euh d'un pays à
l'autre d'une et en fin de compte n'importe qui peut faire passer n'importe
quoi sur Internet et il n'y a plus du tout et là je parle vraiment contrôle de
contrôle moral quand même aussi et là je me dis qu'on a été dépassé par l'outil
par la machine et ça c'est je pense que c'est carrément une / un exemple de
dépassement de / de l'être humain par la machine donc je pense c'est pour ça
que je je il faut qu'on apprenne aux gamins à l'utiliser ”. Ce
discours sur les dangers d’Internet n’est pas le seul fait d’enseignants non
usagers d’informatique ou réticents, comme elle peut l’être. Ainsi, un
enseignant, créateur d’un site web dans son établissement, fait une remarque
assez proche, quant à l’idée développée par l’exemple précédent, sur l’absence
de contrôle : “ c'est tellement facile de manipuler des gens donc
il faut qu'il y ait un contrôle qui s'exerce sur euh sur cette information là
sur cette façon de la de la transmettre c'est vrai que bon bah avec un manuel
on sait ce qui est dans un manuel et ce que les enseignants vont utiliser donc
on peut facilement les l'encadrer mais il faut / il faudrait une structure plus
il faut des structures il faut structurer beaucoup justement on évite on évite
les dérives si jamais elles ont lieu des enseignants ben il y en a il y en a de
toutes sortes des bons des moins bons des qui ont des idées parfois un peu trop
enfin un peu trop politiquement trop orientées trop orientées à droite ou à
gauche et il faut faire attention et là c'est là je pense où il y a matière à
dérive dans tout ce qui est enseignement d'histoire enseignement de d'éducation
civique même si pour moi ça ne s'enseigne pas ça se vit au jour le jour (toux) ”.
À son tour, un directeur d’école, qui est également utilisateur d’Internet dans
sa pratique pédagogique, après avoir expliqué que l’utilisation des réseaux
constituait un moyen d’ouverture de “ l'école sur le monde ”,
s’inquiète des dangers qui peuvent résulter d’une absence de contrôle sur
Internet : “ ça présente le risque de dérapage bon religieux
idéologiques ou autres quoi // voilà un peu la dualité de de l'Internet ”.
Il emploie alors l’expression de lâchage pour désigner l’action qui
consiste à utiliser Internet avec les élèves : “ c'est une ambivalence
qui est présente parce que bon avec des dangers c'est euh lâcher des enfants
sur sur Internet euh / je voudrais je voudrais bien connaître une personne qui
maîtrise complètement ce ce genre de lâchage bon ça c'est le danger ”.
Avec cette expression de lâchage, c’est bien, pour lui, la capacité de
maintenance de l’enseignant qui est remise en cause, par l’usage d’Internet.
Internet ne peut pas être investi par les enseignants des qualités d’un objet
contenant, contrairement au livre. Ils ressentent sa forme comme
immatérielle : le réseau Internet n’est pas représentable dans un espace à
trois dimensions, puisqu’il est en perpétuelle mouvance. Si, comme le disent
les enseignants, son contenu ne peut être contrôlé, c’est parce que on ne peut
sans doute pas l’appréhender comme contenant. S’en suivent des sensations de
vide, de lâchage, de chute sans fin, d’abolition des limites. Une enseignante
l’exprime assez clairement, à propos de ses propres enfants : “ Internet
c'est pareil bon c'est dommage qu'on en ait pas ici dans l'école mais / c'est
un une ouverture extraordinaire moi je vois les enfants ont un plaisir énorme à
pouvoir communiquer à voir échanger ou aller / ailleurs intérieur mentalement
dans sa tête on se sent dépasser les frontières quoi on n'a plus à on n'est
plus limité / on est / ça donne vraiment c'est passionnant quoi / ”.
Bion
apporte sur ce point du défaut d’objet contenant un éclairage théorique
important [Bion 1996]. Avec un objet qui ne contient plus, les enseignants se
retrouvent au même niveau de vécu psychique que l’enfant face à une mère qui
serait dans l’impossibilité de contenir ce qu’il dépose en elle, dans un
processus normal d’identification projective, comme parties non désirées de
lui. Ainsi, la capacité de tolérer la frustration du nourrisson reçoit un
fardeau supplémentaire. Un nourrisson doté d’une capacité à tolérer la
frustration suffisamment développée “ pourrait survivre à l’épreuve d’une
mère incapable de rêverie ”. Dans le cas contraire, s’ensuivrait une
angoisse de risque d’effondrement. Pour Bion, l’identification projective est
la forme précoce de ce qui deviendra la capacité de penser. Or, penser, ajoute
Didier Anzieu, c’est la capacité à instaurer des limites et à lutter contre
l’illusion d’une vie et d’un savoir illimités [Anzieu 1993].
Ainsi,
face à ce qu’ils ressentent comme une menace, au niveau de leur identité
professionnelle, les enseignants des écoles élémentaires mobilisent leur
capital culturel : le rapport au livre et à la lecture. Cette menace se
traduit par une angoisse qui est le signe d’une terreur inconsciente de perte
de l’objet contenant, nécessaire à l’élaboration de la pensée.
La
question de la formation des enseignants est d’actualité. Le nombre
d’enseignants à former dans les années qui viennent pour faire face au départ à
la retraite des plus âgés est considérable. De plus la réflexion engagée avec
la création des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres favorise
l’émergence d’un axe important de la recherche en sciences de l’éducation
[Robert 2000]. Enfin, les directives ministérielles concernant l’informatique
portent toutes un volet sur la formation des enseignants.
À
la conférence de l'université d'Harward consacrée à Internet et la société,
lors d'une table ronde consacrée à l'éducation, plusieurs enseignants
témoignèrent de ce que la découverte de l'informatique transforma leur vie
professionnelle et en particulier en supprima la lassitude que quinze à vingt
années d'enseignement avaient peu à peu installée dans leur vie professionnelle
[Roberts 1997]. Il est certainement possible que, chez certains enseignants mis
en présence de l’informatique et des réseaux dans la classe, se déclenche une
transformation de leur pratique pédagogique. Il me semble cependant qu'à ne
présenter que ce côté magique de l'ordinateur, on ne met pas réellement chaque
enseignant, et en particulier ceux qui sont les plus réticents, en mesure de
construire un rapport raisonné à l'informatique qui les mettent en position de
pouvoir utiliser les technologies de l'information et de la communication dans
leurs classes.
La
découverte de l’outil informatique, la familiarisation avec l’ordinateur, le
traitement de texte ou la recherche sur Internet constituent certainement une
étape importante pour des débutants en la matière. Cette formation devrait
permettre aux futurs enseignants, comme aux enseignants en formation continue, de pouvoir utiliser l’informatique pour leur
usage professionnel de préparation de la classe. Les formations techniques au
maniement des outils sont nécessaires mais totalement insuffisantes dans bien
des cas. À ne garder dans la formation que l’aspect technique, voire
utilitaire, de l’informatique et à oublier un peu facilement tout ce que cette
technologie véhicule comme mythes, espoirs, peurs ou fantasmes, on ne peut, à
mon avis, que laisser les formés dans une situation plus ou moins
inconfortable. Il n’est pas dans mon propos de prétendre que les formateurs en
IUFM ne remplissent pas les objectifs de permettre aux enseignants d’utiliser
l’informatique avec les élèves, dans les situations de classe. Ma longue
pratique d’enseignement et mon travail en sciences de l’éducation m’ont appris
qu’en formation, rien n’est jamais joué par avance. Georges-Louis Baron note
que la formation des enseignants constitue une entreprise de longue
haleine nécessitant des investissements lourds qui ne produisent pas immédiatement
leurs effets. Il écrit que “ les compétences à développer ne sont pas
uniquement techniques ; elles concernent également la mise en place et la
gestion de nouvelles modalités d’apprentissage dans le contexte des disciplines
existantes ” [Baron 2000]. Ajoutons que sans interroger le rapport à
l’informatique des formés de façon profonde, c’est-à-dire en ne permettant pas
uniquement une illusoire maîtrise de l’outil, on n’offre pas aux futurs
enseignants la possibilité de transformer, d’aménager ce rapport. En
particulier, on ne permet pas aux enseignants et aux futurs enseignants de
mettre à jour leur rapport aux objets de savoir, la concurrence qu’ils
perçoivent entre le livre et les réseaux. D’autant plus que ce rapport au
savoir cache souvent l’idée sous-jacente d’une possible dépossession d’une
partie de leur activité professionnelle par les machines. Éric Bruillard
rappelle, à ce propos, que le projet de l'enseignement assisté par ordinateur a
toujours été de se débarrasser de l'enseignant [Bruillard, 1997]. Sans réel
travail sur le rapport au savoir par une analyse des pratiques qui mette à jour
les ressentis, on continuera, je le crains, à ne former que des enseignants
prompts à utiliser les TICE et on laissera de côté la plupart des autres.
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