Les outils
techniques au service des libertés privées :
Le sujet
homosexuel révélateur de l’articulation
entre contrôle social et émancipation individuelle.
Christophe
Bareille[1]
Les nouvelles technologies de l'information et de la communication en général et de l'internet en particulier contribuent-ils à modifier le rapport des sujets homosexuels à la société ? Longtemps considérés comme déviants, ils ont incorporé une véritable culture de l'anonymat dont ils semblent avoir des difficultés à se défaire. Pourtant certains supports récents de médiation dans la rencontre et dans la recherche d'informations pourraient laisser penser que de nouveaux espaces de liberté, à la frontière entre espace public et sphère privée, permettent le respect du secret de l'identification. Cette communication trace les premiers résultats de ma recherche (thèse) et met à jour l’obligation de la contextualisation socio-historique et socio-technique pour appréhender les utilisations actuelles de l’internet. Elle dégage ensuite l'articulation entre l'évolution des modalités de l'émancipation tant collectives qu'individuelles et le contrôle a posteriori qui relativise cette dernière. Elle se clos sur les contournements mis en œuvre pour tenter d'échapper à deux écueils : le “ coming-out technologique ” ou le retour au placard.
Do new information and communication technologies in general and the internet in particular contribute to modify the link between homosexual subjects and society ? Regarded a long time as deviating, they incorporated a true culture of anonymity whose they seem to have difficulties to get rid of. However certain recent supports of mediation in the meeting and information research could let think that new spaces of freedom, at the border between public space and private sphere, allow the respect of the secrecy of identification. This communication traces the first results of my research (thesis) and updates the obligation of the socio-historical and socio-technical contextualisation to apprehend the current uses of the internet. It brings then out the articulation between the evolution of the methods of emancipation, as individual than collective, and the control a posteriori which relativizes the emancipation. It close on the skirtings creatde in order to try to avoid two pitfall : the "technological coming-out" or the return to the closet.
Depuis que l’internet est arrivé en France, nous sommes passés d’une utilisation d’initiés à des usages grands publics. Mais les usagers de ces outils techniques ne furent pas tous confrontés à une “ révolution technologique ”. Nombre d’entre eux étaient déjà des familiers du Minitel et autres services audiotel.
Confrontés, dans les années 1970, 1980, à une société qui les percevait comme des déviants au sens goffmanien du terme (Goffman, 1975, p. 166), les hommes qui aiment les hommes étaient dans l’obligation de vivre cachés. La construction de soi en tant que sujet homosexuel, la rencontre de l’autre à des fins amicales, amoureuses ou sexuelles était soit impossible, soit considérablement risquée : crainte des descentes de police dans les rares établissements spécialisés, appréhension de tomber nez à nez avec des “ casseurs de pédés ” dans les lieux extérieurs de rencontre (Proth, 2002), peur d’être découvert par la famille, les amis, les collègues en compagnie de “ mauvais genre ” (Tamagne, 2001). Aussi, l’émergence de ces nouveaux outils de communication a-t-elle permis que se créent des “ cercles concentriques des amitiés ” (Eribon, 1999, p. 45), que l’information soit disponible pour les plus jeunes ou les plus isolés, que la rencontre soit facilitée par des services spécifiques audiotel et Minitel dans un premier temps et des sites internet dédiés à la dénommée “ communauté gay ” ensuite.
Méthodologiquement, cela se traduit par le choix d’un groupe social et “ virtuel ” particulier - les hommes étiquetés (Becker, 1985) comme homosexuels - aux caractéristiques spécifiques : il s’agit d’un groupe social minoritaire ayant toujours existé dans la société et ayant connu des périodes de discrimination intenses l’obligeant à se cacher et à rechercher en permanence la préservation de l’anonymat.
Depuis maintenant trois ans j’observe et j’analyse les comportements et les usages d’hommes fréquentant des sites homosexuels. Cette observation stricte prend parfois des tournures d’observation participante et même de participation observante conduisant, dans certains cas, à des entretiens médiatés. Parallèlement, j’analyse avec une attention particulière les contenus de groupes de discussion[2] et de sites fréquentés par les homosexuels (www.monclubgay.com, www.citegay.com, www.caramail.com, www.wanadoo.fr, www.adventice.com, www.tetu.com, etc.). Il s’agit autant des contenus rédactionnels des animateurs des sites (articles, conseils, revue de presse, critiques, ...) que des interactions avec les internautes et des internautes entre eux (forums de discussion, tranches de vie, témoignages, ...). Enfin, j’effectue des entretiens en face à face afin d’approfondir les réponses obtenues par l’observation. Ces entretiens me permettent notamment de faire le lien entre “ virtuel ” et “ sensible ” et de remettre en cause les notions même de “ liberté ” et de “ contrôle ”.
Du placard au clavier : histoire d’une émancipation.
La contextualisation socio-historique et socio-technique est un préalable incontournable lorsqu’il s’agit d’étudier les utilisations des nouvelles technologies de l’information et de la communication. En effet, comment comprendre le cheminement individuel si ce dernier n’est pas réinscrit dans un contexte qui fait que le sujet est ce qu’il est à un moment donné de son histoire ? Comment comprendre le rapport entretenu par les homosexuels masculins avec l’internet sans parler de la “ culture ” de l’anonymat qui a été bâtie durant plusieurs décennies, sans parler également de la “ double biographie ” qui lui est bien souvent associée ? Analyser l’émancipation individuelle du sujet homosexuel impose donc un cadrage dans le contexte collectif. Il ne s’agit évidemment pas ici de faire l’histoire du mouvement homosexuel français depuis le début des années 1970, ce qui serait par ailleurs éclairant, mais d’établir les quelques repères historiques, sociaux et techniques nécessaires à la compréhension.
Les années 1950, en France, sont une période de réaffirmation forte du dogme de la famille traditionnelle. Dans ces conditions, la minorité homosexuelle est “ contraint[e], tout particulièrement en province, à la dissimulation, au mariage de façade, souvent incapable de concilier amour et sexualité, mais jouissant du danger de la drague anonyme, autour des "tasses" où se côtoyaient toutes les classes sociales et toutes les misères sexuelles ” (Tamagne, 2001, p. 184).
Il faut attendre la fin des années 1960, et particulièrement les événements de mai 1968, pour que naissent des mouvements associatifs militants et revendicatifs rejetant conjointement les discours religieux, scientifiques et médicaux : tour à tour se créeront ainsi le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), les GLH (Groupe de Libération Homosexuelle) le CUARH (Comité d’Urgence Anti-Répression Homosexuelle) et enfin de nombreux CGL (Centres Gay et Lesbien) implantés un peu partout en France.
Mais le mouvement associatif n’est pas nécessairement représentatif de la diversité des vécus homosexuels. Finalement, les militants, qu’ils soient intégrationnistes ou subversifs, ne sont qu’une minorité dans la minorité et les autres homosexuels ne se sont pas joints au coming-out collectif qui s’est opéré dans les années 1970. En effet, il ne faut pas oublier que l’article 331 du Code Pénal qui stipulait, entre autres, que “ sera puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans, et d’une amende de 4.000 à 1 million de francs quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe mineur de vingt et un ans ” est alors toujours en vigueur. Nombreux sont ainsi les homosexuels qui se cachent, rasent les murs, font des mariages de convenance ou se réfugient dans la presse homosexuelle plus ou moins clandestine pour tenter de vivre ce qu’ils sont. Partant de ce constat et estimant qu’il fallait dépasser le strict discours revendicatif pour s’adresser au plus grand nombre, certains militants associatifs lancent le mensuel, qui deviendra vite hebdomadaire, Gai-Pied en 1979. Ce premier support de communication de masse ciblé se développera essentiellement à travers les abonnements. Grâce à cette formule, le passage à visage découvert par le kiosquier pour l'achat au numéro, était contourné. Ce fut une véritable révélation pour de nombreux homosexuels qui pouvaient ainsi, toujours sans sortir de l'anonymat, prendre conscience qu'ils n'étaient pas seuls. Néanmoins, cela supposait la connaissance de l'existence de ce support de presse, ce qui n'allait pas véritablement de soi. De plus, bien que comportant des petites annonces permettant la mise en relation, franchir le pas en y répondant sous-entendait donner des coordonnées personnelles (adresse postale ou numéro de téléphone) pour faire perdurer ce premier contact. C'était donc sortir de l'anonymat, étape que peu était prêt à franchir.
Par ailleurs, parallèlement à l’essoufflement des associations au début des années 1980, on assiste au développement rapide de nouveaux établissements homosexuels (bars, discothèques, restaurants et autres boutiques) qui se veulent être, au delà de l’aspect mercantile, des endroits permettant aux individus de se rencontrer et de nouer des relations. “ La fonction de "rencontre" assurée par les associations dans les années 1970 s’est estompée au profit de lieux de drague commerciaux ” (Martel, 2000, p. 264). Bien qu'ajoutant l'apparence de la convivialité via la musique et le fait de se re-trouver autour d'un verre, ces nouveaux établissements ne permirent pas de préserver l'anonymat de leurs clients. Il faut noter que la démarche commerciale de tels lieux implique davantage la visibilité que le secret. Il n'est pas question de porter un jugement négatif sur une telle approche, mais plutôt de pointer qu'elle ne peut donc s'adresser qu'à une part infime des homosexuels : ceux qui parviennent à franchir le pas de la porte en toute discrétion ; ce qui n'est envisageable que dans les grandes villes ou pour ceux qui s'assument.
Toujours dans cet esprit de création de lien, et grâce à l’arrivée au pouvoir le 10 mai 1981 de F. Mitterrand qui ordonna l’abrogation de l’article 331 et initia une nouvelle législation sur la communication audiovisuelle, va naître la première radio communautaire émettant sur Paris : Fréquence Gaie 90FM, “ une radio au service de la communauté homosexuelle, une radio d’information complète, indépendante et libre ” (Pastre, 1997, p. 29) qui lancera une émission de mise en relation des personnes par le biais de petites annonces passées à l’antenne entre 22h00 et minuit. Ce nouveau système de contact rencontrait potentiellement les mêmes travers que ceux évoqués à propos des petites annonces de la presse. En effet, les animateurs radio demandaient aux auditeurs intervenants pour décrire leur recherche de donner un numéro de téléphone à l'antenne afin de vérifier qu'il ne s'agissait pas d'un canular et que les personnes intéressées puissent les joindre directement. Certains contournaient cette contrainte en appelant d'une cabine téléphonique, mais cela compliquait le maintien de la relation par la suite.
Alors que tout concourait à une meilleure visibilité, une meilleure acceptation de l’homosexualité dans la société au début des années 1980, on commença à parler du “ cancer gay ”, cette maladie qui n'aurait touché que les homosexuels masculins. Le lien social communautaire se désagrégea donc au profit de la réaction d’urgence que nécessitait la lutte contre le sida. Les homosexuels étaient à nouveaux frappés par la marginalisation les obligeant à taire leur préférence ou à assumer une double mise au banc de la société : homosexuel et sidéen.
Du clavier à la souris : l'individualisation de
l'émancipation
C’est à cette même période, fin des années 1970, début des années 1980, qu’à travers le rapport Nora-Minc, l’informatisation de la société (Paris : la documentation française, 1978) est abordée par les pouvoirs publics qui verront apparaître des utilisations que n’avaient pas prévus les industriels et encore moins les concepteurs. En effet, lors de l’annonce du plan Informatique pour tous, duquel naîtra le Minitel, il s’agissait de créer un système convergeant associant le téléphone et l’informatique. Mais ce qui permettra le succès de cette démarche, outre le fait que le terminal ait été distribué gratuitement et que l’annuaire papier ait été supprimé par la DGT[3] dans un premier temps, c’est l’essor des messageries en général et des messageries roses en particulier.
Jusqu’au développement des messageries sur le Minitel au milieu des années 1980, les homosexuels, pour se rencontrer, étaient contraints de fréquenter des lieux publics spécifiques mettant ainsi en danger leur anonymat; ce que nombre d'entre eux refusaient de faire. D'ailleurs, l’excellent ouvrage de Bruno Proth, Lieux de drague, décrit très bien les mécanismes de rencontres sur les lieux extérieurs, invalidant ainsi l'hypothèse selon laquelle les hommes fréquentant les lieux de drague extérieurs souhaitent l'anonymat, même si cette règle demeure de mise : “ L’anonymat est fréquemment cité comme une des principales motivations qui amènent certains hommes à fréquenter ce genre d’endroit. Certes l’anonymat préserve de soi, mais il ne faut pas oublier qu’il peut, plus prosaïquement, être ressenti comme un plaisir, davantage lié à une excitation sexuelle supplémentaire qu’à un besoin de cacher son identité. ” (Proth, 2002, p. 205).
Les services homosexuels sur le Minitel et les messageries téléphoniques qui suivirent, bien que considérés comme “ machine à rencontres sexuelles ” ou “ hypermarché ” (Jeay, 1991, p. 144), n’en restent pas moins une nouvelle modalité de rencontre facilitant l'anonymat. En effet, bien que revêtant un caractère utilitaire et très sexualisé en raison de ses coûts élevés - il faut trouver rapidement ce que l'on recherche -, le lien qu’il a permis d’établir entre pairs demeure essentiel ; il a révélé la possibilité pour nombre d’homosexuels de se retrouver dans un univers, aussi immatériel soit-il, fréquenté uniquement par des hommes comme eux. Il a également autorisé à de nombreux homosexuels, jeunes et moins jeunes, exclus du monde marchand et sexuel, non-urbains ou géographiquement isolés, dans la continuité de ce qu'avait déjà inauguré la presse, de prendre conscience qu’ils n’étaient pas seuls à avoir cette attirance pour des personnes de même sexe. Le Minitel était un élément participant à la nécessité d’établir ce que D. Eribon appelle les “ cercles concentriques des amitiés ” (Eribon, 1999, p. 45), reprenant ainsi une thématique chère à Michel Foucault lorsque ce dernier rédigea l'article De l'amitié comme mode de vie. On retrouvera aussi cette dimension avec l’internet pour les plus jeunes qui n’ont pas connu l’époque du Minitel. L’exemple de Tomsauyer[4] illustre parfaitement cela :
Enfin parmi mon entourage je ne connaissais pas d’homos ! Et puis j’osais pas, je ne me voyais pas aller dans les bars, c’est pas mon truc ! Un bar, même une boîte, tout seul… Non, non. J’avais pas un ami à qui en parler à l’époque ou à qui dire est-ce que tu viens avec moi… ou une amie. Donc voilà, je suis resté tout seul un bout de temps. Puis vient 2000 où j’ai acheté mon ordinateur, internet et tout ça. ”
La télématique a donc permis de rendre possible la rencontre (quelle qu’en soit la teneur) avec un inconnu : en passant de l’espace public physique à l’espace public télématique, s’opérait le passage de l’espace public hétérosexuel à l’espace public homosexuel.
D’une technique à l’autre, l’utilisation de l’internet et son appropriation ne sont donc, finalement, pour les homosexuels, qu’un prolongement des utilisations initiées avec le Minitel. La “culture” du clavier, de l’outil était tout autant leur que celle de la rencontre médiatée, la découverte de l’autre par un intermédiaire technique ou l’auto-érotisme sécuritaire et sécurisant, “ associant ”, comme le souligne très justement F. Martel, “ une certaine clandestinité à une non-visibilité [… permettant], sous les pseudonymes, tous les travestissements ” (Martel, 2000, p. 306). Cependant, il n’y a nul besoin de mentir pour être anonyme puisque tout ce qui est écrit, juste ou faux, ne peut être prouver : l’internaute qui se présente ne peut prouver qu’il dit la vérité et l’internaute qui lit la présentation ne peut prouver qu’il y a mensonge (la même chose est vraie dans les contenus des petites annonces, dans le contenu des dialogues en direct, dans le contenu des témoignages, etc.). Le choix de la présentation de soi repose donc sur la motivation de l’utilisateur et sur sa connaissance du type d’interaction en ligne.
L’utilisation des nouvelles technologies, incorporées pour une part importante des sujets homosexuels dans le quotidien, est donc un élément important de décloisonnement.
Il est tout d'abord une source d’informations difficilement repérables sur d’autres supports médiatiques et, quant le contenu est redondant, il permet l'interactivité que les autres supports n'ont pas. L’information concernant des thématiques spécifiquement homosexuelles joue donc un rôle de facilitation dans la communication interpersonnelle médiatée puisqu’elle fait office de “ référence commune ”. Par ailleurs, l’individu communicant[5] devient une véritable source d’informations, entre autre, comme mémoire collective vivante, condition indispensable à la construction de soi et à l'émancipation individuelle. Quand les médias traditionnels et les autorités font du négationnisme (non-reconnaissance de la déportation pour homosexualité, par exemple), il manque quelque chose au sujet pour se construire. Ainsi, tout moyen de transmission de cette mémoire collective est retenu. L’internet et ses capacités physiques de stockage apparaît alors comme un moyen supplémentaire pour faire vivre le souvenir et l'histoire du groupe.
Ensuite l’outil technique peut-être utilisé comme médium
permettant d'échanger sur des expériences spécifique telles la parentalité
homosexuelle, les pratiques sexuelles ou encore le coming-out. Dans ce dernier
cas, l’élaboration d’une page personnelle retraçant une vie, l’envoi de
courriers électroniques aux proches sont autant de moyens qui permettent de ne
pas avoir à affronter directement le regard, le jugement, la réaction de
l’autre. En outre, l’aspect asynchrone et à distance, permet de choisir les
mots utilisés, les tournures de phrases, voire même, les illustrations. Les
possibilités hypertextuelles donnent l’occasion de faire des renvois vers des
sites informatifs (le site de Contact[6] si le
courrier électronique s’adresse aux parents, par exemple). Cependant, cet
intermédiaire technique permet au sujet homosexuel de se dévoiler
potentiellement à la terre entière, et donc à ses proches, ses collègues, ses
camarades, etc. – sans le faire véritablement. Du côté de l’entourage qui
reçoit cette annonce, une réaction réfléchie, à froid, peut éviter des
débordements et des mots qui dépassent la pensée. Au-delà du rapport à
l’entourage, la page personnelle est souvent construite dans une double
optique : libérer la parole, sur le registre du journal intime d’une part
et, d’autre part, permettre à d’autres hommes vivant des situations analogues,
de voir qu’ils ne sont pas seuls et ainsi d’échanger sur leurs expériences
respectives. Cela peut en outre être la source d'un premier contact..
Etre en contact avec l’autre est donc avant tout un moyen de parler de soi : il devient possible d’aborder ses problèmes, ses difficultés, ses doutes, ses inquiétudes, ses questionnements sans avoir à s’engager. “ Je ” s’adresse à l’autre via un écran d’ordinateur, objet technique, inanimé. L’autre répond à “ je ”, mais “ je ” peux ne lire que ce qu’il a envie de lire. Plus qu’un échange c’est une écriture en parallèle qui s’effectue, équivalant finalement à “ je ” qui parle à “ je ” ; une analyse dans laquelle “ je ” a fait disparaître le psychothérapeute, une sorte d’auto-analyse, l’écran d’ordinateur devenant le miroir qui renvoie à “ je ” sa propre image. L' “ Internet promeut un mode d’interaction qui, subjectivement, peut apparaître comme une forme d’engagement et de relation intersubjective, mais qui, en même temps, reste de façon prédominante une forme asociale d’isolement et d’autoprotection. ” (Civin, 2002, p. 106). Cela se vérifie dans les échanges synchrones et asynchrones certes, mais également, sous une autre forme – c’est-à-dire sans l’intervention d’un “ autre ” - à travers l’élaboration de pages personnelles et autres blogs.
Enfin, au niveau groupal se créent des dynamiques jusque là peu viables. C’est ainsi que des fédérations associatives (L’intercentre-LGBT[7] qui regroupe tous les Centres Gais et Lesbiens, le réseau Moules-Frites constitué de la plupart des associations étudiantes gay et lesbiennes, par exemple) se mettent en place afin de construire rapidement des actions communes (signatures de pétitions, invitations à des rassemblement de protestation ou de soutien, élaboration d’un communiqué de presse commun, etc.), d’échanger des informations sur des initiatives locales (conseils pour organiser une marche des fiertés LGBT, mise en place une semaine du cinéma gay et lesbien, élaboration de l’accueil de nouvelles personnes lors des permanences associatives, etc.) ; finalement, il s’agit de créer de véritable synergies citoyennes et sociales.
De la levée du masque au contrôle social : un anonymat
illusoire
Plusieurs éléments, liés à l'outil technique, à la présentation de soi, à la maladresse de l'internaute, à son incompétence cognitive, peuvent mettre à mal l’anonymat.
Que ce soit dans le cadre de la cellule familiale ou de l’entreprise, les factures détaillées de France Télécom pour le Minitel, ou des autres opérateurs téléphoniques pour les services audiotel spécifiques sont autant de traces durables qui permettent d'identifier le type de contenu qui a été consulté ou le type de service qui a été utilisé. Il est vrai que ces traces ne peuvent, à elles seules, permettre de connaître l'auteur des appels passés. Mais, une rapide “ enquête ” et des recoupements horaires auront vite raison des faux alibis fabriqués de toute pièce par le “ coupable ”.
Il est de même lorsqu'il s'agit de l'internet. Lorsque l'on se connecte, certains sites déposent des cookies[8] sur le disque dur de l'ordinateur. Ces derniers, bien qu'inoffensifs et ne donnant que des informations que l'utilisateur accepte de divulguer, n'en demeurent pas moins une source de renseignements qui peut devenir accessible à un autre utilisateur accédant au même ordinateur. Plus dangereux sont les espiongiciels ou spywares. Ce sont des petits logiciels qui sont téléchargés par l'utilisateur lui-même, à son insu, lors du téléchargement d'un autre logiciel. Ils permettent alors au propriétaire du site sur lequel le logiciel a été téléchargé, de connaître de nombreux éléments sur les habitudes de navigation de l'utilisateur : autres sites consultés, chronologie de la navigation, achats effectués en ligne, etc. De même, les logiciels de navigation enregistrent les pages vues lors de la navigation sous la forme de “ fichiers temporaires ” qui deviennent alors consultables hors ligne par toute personne ayant accès à l'ordinateur en question : parents, frères et sœurs, conjoint, etc.
Par ailleurs, l’adresse IP (Internet Protocol) est l’adresse qui permet d’identifier de manière unique chaque ordinateur connecté sur Internet. Elle est constituée de quatre nombres, compris entre 0 et 255, séparés par des points. Ainsi, même si elle ne permet pas de savoir qui est l'utilisateur avec lequel l'échange à lieu, elle rend possible la localisation de la machine, restreignant de facto le champ des possibles en terme d'utilisateur, d'autant plus que nombreux sont les homosexuels vivant seuls. L'ensemble de ces capacités techniques est bien souvent méconnu et sous-évalué par les utilisateurs. Evidemment, il ne s’agit pas là d’une spécificité homosexuelle, mais cela prend tout son sens lorsque l'on recontextualise. Le besoin d'anonymat est quelque chose de très prégnant dans l'ensemble des entretiens réalisés. Il varie néanmoins selon les périodes de la vie, les modes de vie, les lieux de vie.
Parallèlement au développement des potentialités techniques, les demandes se précisent lors des échanges principalement synchrones afin de mieux cerner l'autre. Le Minitel ne permettait que l’échange textuel ; les descriptions physiques se faisaient alors des plus précises et minutieuses. Mais, même lorsque c'était la réalité observable du sujet qui était décrite, cela restait très chiffré et donc interprétable. Avec l’arrivée de l’internet et de ses caractéristiques multimédias, l’exigence de la photographie est venue s’imposer comme un préalable quasi systématique à toute rencontre. C’est ensuite l'équipement rapide des utilisateurs en webcams, gage de l’authenticité, du réel, de la non-tromperie ou du non-mensonge corporel et de la rupture de l’anonymat puisqu’en temps réel, qui a progressivement remplacer la photographie. Les utilisateurs non équipés (par impossibilité matérielle et financière ou par refus) de pouvoir répondre à des demandes de “ cam to cam ” se voient ainsi marginalisés s'ils ne peuvent répondre par ailleurs à l'injonction de l'envoi d'une photographie. Derrière ce terme de “ cam to cam ”, se cache la volonté d’être certain que l’autre ne ment pas sur ce qu’il est : il ne peut plus “ emprunter ” la photographie de quelqu'un d'autre, de quelqu'un plus “ appétissant ”. L’importance accordée à l’image comme gage du vrai est donc de plus en plus prégnante : on veut “ voir la marchandise avant de consommer. ” L'utilisateur en demande de contacts concrets, réels, ne veut plus attendre la rencontre pou lever l'anonymat. Il souhaite être certain que “ ça va coller ”, en ne se basant que sur la dimension physique, même lorsque la motivation de la rencontre n'est pas sexuelle. Finalement, l'utilisateur veut que celui qu'il va rencontrer cadre avec sa recherche physique, avec les stéréotypes sociaux du “ bomec ”, que cette rencontre à venir soit sexuelle ou non, et surtout si elle a lieu dans un lieu neutre, dans un lieu public.
Un détour “ généraliste ” sur l’objet ordinateur lui-même, tant physiquement que techniquement s'impose ici, avant de revenir sur les utilisations par les homosexuels. En effet, du point de vue de l’objet, bien que la plupart de la population française se soit familiarisée avec l’écran et le clavier à travers l’utilisation du Minitel, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de périphériques sont apparues avec l’ordinateur[9]. Il a donc fallu que les usagers, les personnes se limitant au “ bon usage ” deviennent des utilisateurs en incorporant, en s’appropriant ces nouveaux objets techniques. Cette adaptation est sans cesse à renouveler lors de l’introduction de chacun de ces objet dans l’univers de l’utilisateur. Cela passe non seulement par une opération cognitive (lecture du mode d’emploi, essais-erreurs, etc.) mais également par des questionnements d’ordre spatial, tactile et stratégique : quelle place et quel angle de vue pour la webcam, quelle protection contre les intrusions dans ma vie privée à partir du moment où je me connecte à l’internet, quelle position de la main sur la souris, etc. Du point de vue logiciel, il en va de même. En effet, avec l’ordinateur puis la mise en réseaux des ordinateurs (l’internet entre autres), de nouvelles applications et de nouveaux services sont survenus : de la simple consultation de banques de données sur l’ordinateur ou le Minitel, on est passé à la possibilité de faire des recherches ciblées, du simple échange de texte entre deux connectés sur Minitel, on est dans la quasi obligation d’échanger des photos avec l’internet, lorsque l’utilisateur veut se connecter avec un autre internaute pour une visioconférence via des logiciels adaptés[10], il doit y avoir un échange d’adresse IP, etc.
Cela demande des compétences que tous n’ont pas, dans un premier temps au moins. Aussi l'usage initial se fait-il par le jeu des essais-erreurs avec toutes les conséquences qui y sont liées : si je donne mon adresse IP à un internaute et qu’elle est fixe, ce dernier pourra me contacter à tous moments, un peu comme si je lui donnais mon numéro de téléphone ou mon adresse postale, lorsque j’envoie ma photographie à un tiers, celle-ci pourra être utilisée sans mon consentement, etc. Le groupe qui nous intéresse dans cet article, les hommes entre eux, fait partie de cette population globale d’internautes qui passe par une phase d’initiation. Aussi, pour beaucoup d’entre eux (ce sont là les premiers résultats de ma recherche), l’usage ou l’utilisation des nouvelles technologies permet de garantir l’anonymat, “de se dégager des marques qui le suivent et le précèdent, de se dégager de son histoire (qui tend à décider pour lui, à l’avance, ce qu’il devrait être), pour se présenter aux autres enfin libre de s’inventer. ” (Kaufmann, 2004, p. 24). Cependant, il est des cas où c’est l’inverse qui se produit : la webcam mal incorporée physiquement qui tombe de son emplacement et montre une image non souhaitée (le visage notamment), l’envoi d’un courrier électronique avec le nom de famille visible alors que l'utilisateur pensait utiliser un pseudonyme, les fichiers temporaires découverts par un membre de la famille où les cookies consultés par l’administrateur de son entreprise, etc. Finalement le contrôle effectué et potentiellement craint est un contrôle a posteriori, grâce aux traces, tant papier (les factures téléphoniques) que numériques, laissées par l'utilisateur. “ Il est de plus en plus perçu par l’intermédiaire de ces traces, qui sont utilisées par autrui pour se fixer une image (une identité) de l’individu en chair et en os auxquelles elles renvoient. ” (Kaufmann, 2004, p. 253). Ce n'est donc pas tant la crainte de la perte d'anonymat qui est en jeu que le fait d'avoir à se dévoiler, à se justifier, en un mot d'être victime d'un “ outing[11] technologique ”.
Du contournement au retour au placard
“ A l’usage, ce contrôle devient un autocontrôle, une autocensure que les producteurs intériorisent, consciemment ou inconsciemment, par l’expérience acquise.” (Perriault, 1989, p. 107). Les homosexuels adoptent donc des stratégies de contournement, d’évitement pour parvenir à échapper à ce contrôle technique et social. L'importance accordée à l'équipement matériel fait que le nombre de périphériques augmente sur le bureau des utilisateurs. Les technologies sans fil n'en étant qu'à leurs prémices, la proximité de tous ces objets techniques dans un espace restreint nécessite des ajustements matériels si l'utilisateur veut préserver son intimité et son anonymat. Pour reprendre l'exemple de la webcam une fixation permanente pourrait être envisagée sur une étagère plutôt que de la poser, comme les concepteurs le prévoient, sur l'écran d'ordinateur.
Au niveau de la consultation de sites, et surtout lorsque la connexion s'effectue hors de la sphère privée, les homosexuels se contenteront de fréquenter des site non étiquetés gay. C'est ainsi qu'un utilisateur dialoguant dans un salon gay sur des sites comme wanadoo, caramail, voilà, aol, etc. ne laissera pour seule trace de sa navigation que son passage sur le site, au pire sur le chat, mais en aucun cas sur le salon dédié à la “ communauté gay ”. Il en va de même pour la participation à des forums de discussions qui seront choisis plus neutres et généralistes.
Enfin, certains paramétrages de logiciels peuvent être adaptés pour limiter les possibilité de reconnaissance. C'est ainsi que l'utilisateur peut refuser d'utiliser une adresse IP fixe, télécharger des petits utilitaires de traque de mouchards (cookies, spywares, etc.) et se servir d'une adresse électronique neutre du point de vue de l'identité administrative.
L'ultime protection choisie par de rares homosexuels tient dans le refus pur et simple de la rencontre physique. Le seul épanouissement de façade résidant alors dans l'échange en ligne renvoyant la visibilité et le sujet homosexuel dans le placard social que constitue l'outil technique.
Bibliographie
BECKER, Howard S.. 1985. Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Métailié, Paris.
CIVIN, Michael. 2002. Psychanalyse du net, Hachette Littérature.
ERIBON, Didier. 1999. Réflexion sur la question gay, Fayard, Paris.
GOFFMANN, Erving. 1975. Stigmates, Editions de Minuit, Paris.
JEAY, Anne-Marie. 1991. Les messageries télématiques, Eyrolles, Méthodes en sciences humaines, Paris.
KAUFMANN, Jean-Claude. 2004. L’invention de soi. Un théorie de l’identité, Armand Colin, Coll. Individu et Société
MARTEL, Frédéric. 2000. Le Rose et le noir, Seuil, Coll. Points, Paris.
PASTRE, Geneviève. 1997. “ De Fréquence Gaie à Radio FG ” dans Ex æquo n°12 (11.1997)), groupe illico.
PERRIAULT, Jacques. 1989. La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Flammarion.
PROTH, Bruno. 2002. Lieux de drague. Scènes et coulisses d’une sexualité masculine, Octares, Toulouse.
TAMAGNE, Florence. 2001. Mauvais genre ? Une histoire des représentations de l’homosexualité, La Martinière, Coll. Les reflets du savoir.
[1] Doctorant en 3ème année en Sciences de l'information et de la communication, LABSIC, Université Paris 13
[2] Ils abordent des thèmes aussi variés que Adogays_ coming_out, Homosexualité et Socialisme, Gaynormandie, Les Gays charmeurs, etc.
[3] Direction Générale des Télécommunications.
[4]Tomsauyer (j’utilise, par respect de l’anonymat des répondants, les pseudonymes qu’ils avaient sur l’internet au moment des entretiens), 25 ans, travaille dans le conseil, en couple, entretien en face-à-face réalisé le 24/05/2002
[5] Le pléonasme que peut représenter cette dénomination est volontaire.
[6] Site de l'associations des parents, familles et amis de gays et de lesbiennes (http://contact.france.free.fr)
[7] Lesbiennes, Gay, Bi, Transsexuels.
[8] Un cookie est un ensemble d'informations stockés sur le disque dur de l'utilisateur pour faciliter la navigation.
[9] La souris, le microphone, les haut-parleurs, la disquette puis le CD-Rom et le DVD, l’imprimante, la webcam, le scanner, l’appareil photos numérique, le modems, etc.
[10] Par exemple : netmeeting, msn messenger ou yahoo messenger
[11] Révélation publique de l’homosexualité d’une personne contre sa volonté.