Giusto Barisi
La société de l’information entre mutations économique et démocratie sociale. Les enjeux de l’administration électronique
1. Pourquoi les scénarios optimistes de la
“ société de l’information ” ne se sont-ils pas affirmés ?
Pour répondre à l’interrogation centrale posée au
colloque (Quand, comment sommes-nous passés d’informatique et société à la
société de l’information ? Que signifie du point de vue politique,
économique et social ce glissement et pourquoi on en parle-t-on autant ?)
Nous ne pouvons pas nous contenter d’examiner les évolutions des techniques,
des configurations d’organisations sociales et productives à partir du rôle
joué par les NTIC dans ces transformations. Les résultats seraient partiaux et
ils ne nous aideraient pas beaucoup à avancer dans la recherche des
déterminants et des alternatives possibles aux évolutions observées. En effet,
déjà en 2000, à une conférence organisée par la DG Information Society
Technology de la Commission Européenne[1], les
interventions des futurologues de la société de l’information s’étaient
attardées beaucoup plus sur la nécessité
d’introduire rapidement des régulations économiques et sociales, sur les
retards du “ modèle social européen ” que sur des visions optimistes
de la société de l’information. Depuis, l’éclatement de la bulle Internet, les
conflits internationaux et l’impasse de l’Europe sociale n’ont certainement pas
amélioré la situation...
Une approche scientifique à la problématique traitée
nous oblige donc à passer brièvement en revue les mutations profondes du
contexte et les stratégies poursuivies par les principaux acteurs économiques[2].
1.1. Crise de régulation de la société ou de ses
transformations ?
Pour avoir une lisibilité des transformations en cours qui soit pertinente pour l’action, il est donc utile de distinguer les trois composantes fondamentales de ces mutations: la première est la re-configuration du tissu économique amenée par l’accélération de la mondialisation économique (division internationale du travail et de l’espace, les synergies économiques, les économies d’échelle, l’élargissement de l’espace d’intervention de chaque acteur économique). La deuxième est l’innovation technique et technologique amenée par les NTIC (informatique et Internet en particulier). La troisième est la prolongation de la révolution néo-libérale inaugurée par Mme Thatcher avec la dérégulation et qui, malgré les impasses, constitue encore un cadre de référence auquel semblent soumis les décideurs économiques et politiques. Il me semble opportun de souligner l’importance de cette dimension plus politique des mutations, parce qu’elle a créé une idéologie économique dominante (ce qu’on appelle en France la “ pensée unique ”) qui a imposé aux sociétés civiles une lecture réductrice et idéologique de ces transformations.
Il faut aussi se rappeler que, dans les faits, cette
révolution néolibérale, après une phase d’agressions contre contre les pouvoirs
organisées de la société civile, a déplacé les pouvoirs de décisions
stratégiques de la société civile et de ses représentants vers les acteurs
économiques les plus puissants (finance, multinationales) ou vers des
institutions internationales technocratiques prônant cette évolution. Il est
étonnant de constater que ce basculement
a été conduit sous la couverture d’une idéologie libérale qui proclamait
l’augmentation de la participation des citoyens aux choix stratégiques de
société, déterminantes pour leur avenir. L’illusion de constituer de nouveaux
lieux d’exercice de la démocratie (Europe, administrations locales) a favorisé ce transfert de pouvoirs
stratégiques des lieux plus proches aux citoyens (états, banques nationales,
syndicats, etc.) à des puissants centres d’intérêts privés.
Une tendance fondamentale du néolibéralisme est
l’enlisement des institutions d’intermédiation entre le grand capital et la
société civile (welfare, régulations législatives et judiciaires, etc.). Dans
les pays du centre, le grand capital devient le régulateur, l’arbitre de
conflits et des enjeux dont il est aussi - avec des forts intérêts - parti
prenante. Malgré la forte opposition des populations à ces évolutions, les
dirigeants politiques et économiques, au-delà de leurs positionnements
tactiques, ont presque toujours favorisé ces évolutions. Une crise profonde de la
démocratie représentative était donc inévitable et prévisible[3].
La mondialisation néolibérale provoque ainsi des
déséquilibres grandissants du système financier et économique international,
avec des secousses d’ajustement de plus en plus fortes, dont les conséquences
renforcent les oppositions des populations concernées, qui se sont parfois
manifestées avec violence. Pour les pays occidentaux, le nouveau millénaire,
qui était censé apporter une transition des systèmes de régulation
socio-économiques basés sur le “ welfare ” à des systèmes de type
“ workfare ” amène, en revanche, des glissements progressifs vers des
systèmes de type “ warfare ”.
A l’occasion d’un colloque récent[4], nous
avons démontré comment les faits, les statistiques et les études scientifiques
contredisent malheureusement les
prévisions optimistes et les mythes concernant la société de l’information. En
effet, si on compare les scénarios idylliques de la société de l’information
- représentée comme un village en
réseau, où l’information stratégique circule librement et les prises de
décisions sont transparentes et largement partagées, grâce à une démocratie
rendue possible par le réseau - avec
ceux d’une société de contrôle “ orwellienne ” - caractérisée par une
forte centralisation des décisions stratégiques concernant les communautés, par
un fort contrôle des comportements des citoyens de la part des pouvoirs publics
et économiques, par une forte réduction de privacy - c’est plutôt vers la
seconde alternative que nos sociétés ont évolué. Ainsi, par exemple, en France,
après le projet de loi d’orientation et de programmation pour la sécurité
intérieure, de juillet 2002, qui permet aux officiers de la police judiciaire,
agissant dans le cadre d’une enquête, d’accéder directement à des fichiers
informatiques et de saisir à distance, par voie télématique ou informatique,
les renseignements qui leur paraîtraient nécessaires pour les investigations
(dispositions aggravées récemment, par la sentence du conseil constitutionnel),
le projet récent de loi sur l’économie numérique restreint aussi les
possibilités d’échanges par Internet et défende les prérogatives du droit de
propriété. Plus grave encore, on
attribue des pouvoirs d’investigation et de jugement sur la légalité ou sur
l’illégalité des communications, à des
acteurs privés, les fournisseurs d’hébergement.
Naturellement, ces évolutions sont plus prononcées
dans les pays où la nouvelle société du warfare a le plus avancé. Par exemple,
en Italie, une loi récente oblige tous ces fournisseurs à stocker les
communications pour cinq ans, et l’accès à ces informations de la part
d’équipes d’investigations spécialisées est banalisé. Très récemment, un accord
important de coopération a été signé entre le gouvernement de monsieur
Berlusconi et le gouvernement israélien de Monsieur Sharon, pour le
développement de la “ sécurité ” dans les systèmes nationaux de
télécommunication.
En Grande Bretagne, une nouvelle loi prévoit le
fichage de tous les enfants (11 millions) pour “ les protéger ”. La
banque de données, contenant beaucoup d’informations sociales et économiques
sur les enfants et sur leurs familles, sera mise à la disposition des institutions,
des administrations locales, des centres de soins et d’autres associations
non-profit, malgré les protestations de nombreuses associations, comme
l’Arch.
Si on compare les situations entre deux pays ou si on
compare les situations d’un même pays dans deux périodes différentes, on
observe une autre régularité : une corrélation positive entre le respect
de la vie privée des citoyens et la transparence, l’information sur les
comportements des institutions publiques
et des décideurs privés qu’influencent fortement la vie sociale. Autrement dit,
le système de régulation sociale peut fonctionner soit avec des normes validées
et transparentes qui s’appliquent aux décideurs importants pour la vie de la
communauté, soit sur un système où, en absence d’un controle social sur les
décisions stratégiques, cohésion du
système est garantie par une importante
activité de contrôle / sanctions sur les comportements des citoyens,
pour limiter les comportements “ déviants ”.
Il faut enfin souligner, surtout dans la situation
présente, que très souvent, dans la société comme dans l’entreprise, la
promotion d’un environnement très conflictuel, de la part des couches
dirigeantes, sert aussi à casser les règles existantes, à justifier des
décisions inacceptables pour la majorité de la communauté intéressée, à
installer des pratiques d’autoritarisme et de répression des dissidences.
En synthèse donc, la bataille dans la société comme
dans l’entreprise, pour la défense de la démocratie et des libertés
individuelles doit être menée sur deux fronts : la défense des
prérogatives, des droits individuels, de la privacy des citoyens d’une part, et
l’acquisition des droits d’information, de contrôle, de transparence des
décisions des dirigeants qu’influencent la vie de la communauté, d’autre part.
1.2. Les NTIC dans les entreprises : des
outils au service d’une modernisation de la production ou d’une plus forte
affirmation des intérêts des actionnaires ?
Les transformations des configurations d’organisation
et des relations sociales dans les entreprises, qui ont accompagné le
développement des NTIC, ont été naturellement influencées par ces tendances
générales d’évolution et, plus en général, par une reprise en main
progressive, de la part de la propriété,
de la gestion des entreprises. A la suite d’une chute de la rentabilité des
investissements, dans les années 70, le grand capital a en effet développé une
nouvelle stratégie pour reprendre en main “ la conduite des
affaires ”, après les avoir longtemps en bonne partie délégués aux états
et aux managers d’entreprise. Cette stratégie visait à obtenir, à la fois, une
augmentation de la rentabilité des investissements, de la productivité du
travail et relancer une offensive idéologique pour redorer son image.
Au niveau des entreprises, cette stratégie s’est
concrétisée selon plusieurs axes : par une forte capitalisation boursière des
groupes (soumis alors aux réactions immédiates des actionnaires)[5] par
une reprise des pouvoirs des représentants des actionnaires dans les conseils
d’administration, par un transfert des pouvoirs des managers de l’industrie et
des services vers les dirigeants de la
finance, par une réduction de l’autonomie décisionnelle des dirigeants
d’entreprise. La corporate governance a formalisé ce passage, alors que
l’influence des autres parties prenantes de l’entreprise (pouvoirs locaux,
salariés, consommateurs et fournisseurs, etc.) a été réduite ou - souvent – en
substance éliminée. Des outils financiers comme la Economic Value Added (EVA),
un indicateur qui mesure la valeur économique apportée aux capitaux engagés
dans l’entreprise et les progiciels de gestion intégrés (ERP) permettent de
fixer des objectifs financiers au niveau d’atelier, en contrôler en temps réel
l’application et facilitent la modification des configurations d’organisation,
des procédures, pour les atteindre. A la différence du passé, le profit n’est
plus considéré une variable dépendante de la marche de l’entreprise, mais une
variable indépendante, fixée à l’avance, en fonction de laquelle les autres
ressources (y compris le travail) sont utilisées. Le changement prochain des normes comptables
va renforcer cette évolution.
Comme nous le savons tous, il n’y a pas de
déterminisme technologique concernant l’organisation du travail et le système
de relations sociales d’entreprise. Au niveau général, si nous étudions des
applications de la même technologie dans des situations différentes, nous
constatons que les configurations en place constituent un point d’équilibre
instable, résultant des tensions entre la logique de l’économie de temps et la
logique de l’économie des échanges. D’une façon très sommaire, on peut dire que
la logique de l’économie des échanges vise principalement à mettre en relation
le système avec son environnement, à développer l’interaction, alors que la
logique de l’économie de temps vise à s’en approprier, selon la rationalité
classique du processus d’industrialisation : division du travail,
taylorisation, économies d’échelle et mise sous contrôle de la variabilité,
automatisation du processus.
Le système informatique constitue aussi une
technologie d’organisation, un système nerveux d’entreprise qui distribue
information et pouvoir décisionnel dans le réseau. Comme la technologie, il se
déploie en suivant un principe de réductionnisme qui préside au processus
d’abstraction, de dématérialisation caractérisant la net-économie. Nous pouvons
définir le réductionnisme comme étant le résultat du processus de
conceptualisation qui combine la conception d’outils informatiques et de
gestion avec la représentation abstraite des phénomènes qu’ils doivent traiter.
Ce processus d’abstraction vise à naturaliser la subordination d’une partie de
la réalité concrète aux impératifs opératoires du système, voir à la nier. Ce
réductionnisme et l’économie de temps tendent à considérer le travailleur comme
une ressource à soumettre à ses propres impératifs, à en nier toute autonomie.
Mais l’irréductibilité de cette autonomie est intériorisée par la logique de
l’économie des échanges, en tension perpétuelle avec la logique de l’économie
de temps. Le point d’équilibre détermine la configuration de l’organisation et
assure le fonctionnement du système.
Par exemple, dans une situation de reengineering, on
peut définir plusieurs phases d’avancement du projet. Au début se sera plutôt
la logique de l’économie des échanges qui prédomine, l’autonomie de régulation
du personnel sera plus élevée et les aléas du processus de travail plus
importantes et nombreuses. Dans le
temps, avec leur mise sous contrôle, la prévisibilité, l’augmentation de la
productivité prendront le dessous sur le processus de travail et la
taylorisation, préalable à l’automatisation des tâches, s’imposera. L’autonomie
du salarié, à parité des tâches à accomplir, diminuera progressivement. Ce
processus, grâce au CRM et au SCM, s’est élargi, avec Internet, à l’extérieur
de l’entreprise aussi (l’entreprise en réseau[6]).
Dans ce contexte, avec la diffusion des NTIC, la
traçabilité des actes de travail est de plus en plus précise et réalisée d’une
façon automatique. La pression du système technique est constante,
grandissante, en mesure d’intégrer un nombre croissant de contraintes (temps,
méthodes et qualité, exigences du client, réalisation d’économies, etc.)
L’intensification excessive du travail, amené par le système technique, est
néanmoins déterminée par la logique économique de l’entreprise, par les
critères de gestion qui sont appliqués, par les objectifs d’efficience,
d’efficacité, de rentabilité qui sont fixés. Connaître et négocier ces
objectifs, intervenir sur les configurations de l’organisation, assouplir les
contraintes est une façon de rendre l’organisation du travail soutenable. Quand (et c’est la très grande majorité des
cas) ces actions ne sont pas réalisées, des stratégies défensives sont adoptées
pour garantir l’intégrité du salarié : droit de retrait, si sa santé est
en danger, apparition de dysfonctionnements techniques et d’organisation qui
ralentissent le rythme du processus de travail, rétention de l’information ou
application à la lettre des procédures définies par le salarié, refus d’un
engagement personnel imprévu, pourtant indispensable face à des difficultés
inattendues.
Aujourd’hui, de plus en plus les entreprises fixent
des objectifs d’amélioration constante de la productivité et des résultats financiers,
parfois au niveau de chaque “ centre de profit ” intérne. Alors, le
fonctionnement de l’organisation doit très souvent être reajusté, le système
informatique et les capteurs d’information sont constamment en fonction pour fournir indicateurs, pistes d’amélioration, défauts du système.
Les actes humains sont les plus surveillés, parce que leur variabilité est
supérieure à celle des machines. En cas d’écarts, par rapport aux objectifs
fixés, la direction intervient avec des actions de correction, avec le
“ tutorat ”, pour modifier les comportements des hommes. Mais
l’engagement et les résultats demandés ne sont pas toujours possibles.
Intensification excessive et stress minent alors la santé des salariés.
Souvent, pas seulement les actes de travail sont minutieusement étudiés et
imposés. Surtout quand les procédures ne sont pas clairement définies, on
demande au personnel un engagement personnel total pour joindre des objectifs
fixés. Alors, les salariés ne vendent pas seulement leur force de travail, mais
aussi un engagement émotionnel, une adhésion complète au modèle envisagé de
fonctionnement et de relations sociales d’entreprise.
Ces tendances d’évolution sont-elles inéluctables?
Les configurations de
l’organisation ne sont jamais définitives, car elles sont soumises à la
complexité des interactions entre les composantes différentes des mouvements de
mutation, et peuvent varier rapidement, en fonction des paramètres économiques
et sociaux qui s’imposent.
On avait observé cette variabilité il y a vingt ans
déjà, dans le contraste entre la chaîne de montage de l’industrie d’automobiles
française et le modèle suédois de montage en îlots. La crise économique et le Thatcherisme
on fait vite disparaître l’organisation en îlots en Suède (Uddevalla), et la
forte robotisation expérimentée chez FAIT (Mirafiori), substituées par les
chaînes de montage traditionnelles et, ensuite, par la lean production…
Mais on constate cette variabilité aussi aujourd’hui,
dans la net-économie, par exemple dans les centres d’appels téléphoniques
(CATs). Il y a quelques années seulement, en se basant sur la technologie
existante et sur les expériences des pays anglo-saxons, les
“ experts ” et bon nombre de chercheurs misaient sur un développement
fort et rapide de centres d’appels “ extérnalisés ”, de grandes
dimensions - des lieux privilégiés pour la composition d’un nouveau
“ cyberproletariat ” -.
Quelques années plus tard, les enquêtes les plus sérieuses nous ont montré
que, en Europe continentale, l’importance et le développement des CATs
“ internalisés ” étaient beaucoup plus élevés[7].
Mais, à moyen-long terme, aussi les probabilités
d’affirmation des “ centres d’appels virtuels ” restent élevées. Il
ne s’agira pas, dans ces cas, de CATs où les téléopérateurs travailleront à
domicile, mais plutôt d’organisation où les opérateurs garderont leur poste de travail, pour effectuer aussi
d’autres tâches, plus qualifiées. Ces solutions commencent à s’affirmer déjà
dans les structures où l’organisation, les investissements technologiques, la
structure sociale sont consolidées, notamment dans le secteur public.
2. La mise en place de “ l’administration
électronique ”. Des nouveaux services pour les citoyens ou opportunité
pour une restructuration néolibérale de l’état ?
Le développement de l’administration électronique dans
les états européens constitue actuellement un terrain privilégié où ces
logiques s’affrontent. Les approches au changement, les contenus des
transformations, les solutions envisagées constituent des enjeux sur
lesquels les scénarios futurs de la
société de l’information se déploient. Nous allons analyser un certain nombre
de ces enjeux, et explorer des solutions alternatives qui peuvent être
envisagées.
Est-il admissible que les logiques, les méthodes
appliquées dans les entreprises privées soient adoptées, telles-quelles, pour
la restructuration de l’administration publique ?
Le Plan stratégique de l’administration électronique
du gouvernement fait référence à des gains de productivité supérieurs à
25% . Le rapport La Coste reprenait les objectifs du Ministre des Finances
du gouvernement précédent, concernant la redistribution de ces augmentations de productivité :
-
un
tiers, en retour directement perceptible pour l’utilisateur
-
un
tiers pour l’état
-
un
tiers pour l’administration, pour améliorer son offre de service
Mais actuellement, les efforts visent à simplifier les
procédures, à “ faire gagner du temps ”, à réduire le coût du travail
et le périmètre d’intervention des Pouvoirs Publics, plutôt qu’en ré-déployer
les efforts pour assurer des nouvelles missions de l’administration, en
répondant aussi aux besoins nouveaux de la société civile. Cette attitude
s’insère dans le cadre d’une politique “ d’interventionnisme
libéral ” visant plus à favoriser les couches les plus aisées de la population,
et l’extérnalisation d’activités vers les entreprises privées, qu’à
s’approprier des innovations et donner à l’administration publique les moyens
de piloter les transformations,
d’augmenter son autonomie vis-à-vis des lobbies économiques.
Ainsi, par exemple, la e-administration a risqué de
devenir l’alibi tant pour diminuer le contrôle sur les procédures de passation
des marchés publics, des appels d’offre de l’administration, que pour déléguer
à des entreprises privées l’exécution et
le contrôle de missions publiques.
Les grands groupes multinationaux maîtrisent leurs
réseaux informatiques, leurs modernisations et se prémunissent contre la
création de dépendance vis-à-vis de leurs fournisseurs. L’état devrait garder
la même attitude, surtout quand il s’agit de services télématiques. Mais les
pressions des grandes entreprises, le manque d’expertise interne à
l’administration (où sont finies les propositions de recrutement du rapport La
Coste ?…), l’orientation politique de faire davantage intervenir le privé
dans la sphère publique, dans le fait, consolident les relations de dépendance
de l’administration publique vis-à-vis de certains groupes, non seulement en
phase initiale de développement du projet d’informatisation, mais aussi lors de
la mise en exploitation du projet. La maîtrise du système d’information ainsi
que les moyens d’y accéder (logiciels, protocoles, clés utilisées) sont entre
les mains des grands groupes multinationaux, qui réussissent presque toujours à
imposer leurs solutions. Les tentatives de désengagement de l’état se soldent
pour l’essentiels par un accroissement des dysfonctionnements, et faute d’une
volonté politique forte et durable, l’affirmation d’alternatives, telles que
les logiciels libres, ont des faibles probabilités de s’imposer.
En effet, il existe deux niveaux de contrôle en
général dans les administrations, concernant les marchés informatiques. Le
premier niveau, interne au ministère concerné, donne un avis qui conditionne
très souvent l’examen ou non au niveau supérieur (Commission Supérieure des
Marchés Informatiques). Ce premier niveau de contrôle s’exerce essentiellement
sur la forme et favorise la reconduction des procédures existantes. Les
nouveaux dossiers sont scrupuleusement examinés, alors que les renouvellements
de marché existant font objet de très peu d’attention. La pertinence des
investissements n’est examinée que dans sa dimension économique, et pas dans sa
dimension technique et dans le rapport de dépendance qu’elle génère entre
l’Administration et le secteur privé.
Au niveau supérieur, la CSMI retient une petite partie
des procédures pour examen (en général celles qui ont fait l’objet d’un avis
défavorable au premier niveau, et celles présentant un enjeu politique
particulier, comme le soutien à une entreprise spécifique). L’angle de contrôle est essentiellement
juridique (respect de la procédure, critères de choix au
“ mieux-disant ” respectés), les connaissances techniques des membres
de la commission sont limitées. L’avis rendu est réglementaire, mais un décret
ministériel peut y passer outre.
Il faut aussi souligner le déséquilibre des pouvoirs entre ces groupes privés et les organismes de contrôle des systèmes d’information publiques, comme la CNIL, qui a pour tâche essentielle de rendre des avis sur les traitements automatisés réalisés sur des informations nominatives, sur la base de déclarations des utilisateurs. Mais elle ne dispose pas des moyens opérationnels pour s’assurer de l’exactitude des information fournies et pour le suivi des avis. Par ailleurs, les utilisateurs peuvent passer outre l’avis rendu.
Renforcer ces moyens de contrôle en y associant les
acteurs de la société civile (syndicats, associations de retraités, d’usagers,
etc.) constituerait, à la fois, une adaptation des missions de l’état à la
société moderne de l’information et une avancée de la démocratie sociale.
2.1. La société de l’information et l’action des
Pouvoirs Publics dans le “ modèle social européen ”
Pour dépasser la profonde crise économique et sociale
de l’Europe, les institutions européennes avaient mis en exergue un
“ modèle ” de société européenne où les objectifs de développement social et démocratique avaient
une importance équivalente à celle du
développement économique. “L’économie de marché ” devait donc être
encadrée et régulée par des institutions publiques et par des forts
contre-pouvoirs, expression de la société civile. La société de l’information devait constituer
un support fondamental à ce modèle, en lui garantissant une efficacité qui
s’appuyait sur une forte coopération sociale
et sur les synergies provenant d’une coordination élevée des efforts de
développement, en alternative à un régime de compétitivité et de conflit
exacerbés, aboutissant non pas sur des modèles de type workfare, mais sur des
situations de crise sociale aiguë, de réduction des protections sociales et sur
une augmentation généralisée du chômage. Par le déploiement des NTIC, la
société de l’information devait s’affirmer, en soutenant la croissance
économique et une politique du plein emploi. Mais l’interventionnisme public
dans ces domaines, ainsi qu’une source publique européenne de financement[8] - des
conditions préalables à la réalisation de ce scénario – ont manqué, et c’est
plutôt vers le scénario “ régime de guerre ” que les sociétés glissent.
2.2. Une administration publique renforcée pour un
développement durable, comme alternative à la “ société du risque ”
néolibérale
Les déséquilibres économiques et sociaux amenés par la
mondialisation néolibérale provoquent des catastrophes non seulement dans la
sphère économique-financière et sociale. L’affirmation des attitudes
prédatrices du capitalisme contemporain provoque aussi des désastres
écologiques en cascade, la dégradation de la biosphère, un rapide effet de
contagion de maladies pernicieuses, etc. Autrement dit, la perte de tout
contrôle des processus de développement économique, dont la régulation a été
remise dans les mains du monde des affaires et de ses économistes, nous ont amenés la “ société du
risque ”, face à laquelle les institutions, les structures sociales,
restent désemparées. Le développement
économique durable exige, au contraire, une maîtrise de ces processus, qui
pourrait s’affirmer grâce la
“ traçabilité ” de tous les produits et des services qui
circulent, d’abord dans les pays occidentaux. La société de l’information
pourrait assurer ces réalisations, mais les autorités des états préfèrent
aujourd’hui “ tracer ” les comportements des citoyens (parfois mis
aussi à la disposition des opérateurs privés, pour des fins commerciaux).
Des nouveaux services sophistiqués, apporteurs de
valeur ajoutée, la recherche fondamentale, le recyclage des
“ déchets ” de l’activité humaine et la reconstitution de la
biosphère, des régulations socio-économiques accrues et l’augmentation de la
prévention dans la “ société du risque ” demandent une forte
croissance des missions du service publique et le renforcement des autorités
institutionnelles de contrôle. Si on mise sur une forte réduction des coûts et
de l’engagement de la sphère publique dans la société et si on définit les
missions publiques essentiellement en fonction d’une logique comptable de
réduction des coûts, les actions de prévention et de protection vont être
abandonnées en favorisant ainsi une augmentation des déséquilibres et des
risques systémiques.
2.3. La société de l’information et la fracture
numérique
Si des mesures majeures ne sont pas prises rapidement,
pour des pays européens comme la France, les diffusions
“ spontanées ” des NTIC, laissées au marché, vont aiguiser la
fracture sociale dans la société, et développer les discriminations basées sur
le revenu et sur le niveau de formation de la population. En revanche, dans des
pays scandinaves, comme la Suède, cette fracture a été évitée grâce à une
intervention vigoureuse des pouvoirs publics et des forces sociales, qui ont
rendu accessibles à toutes les couches de la population du matériel, des
opportunités de formation et d’utilisation d’Internet.
2.4. Re-ingénierie des processus dématérialisés,
conduite des changements, dialogue social
Les mauvais exemples de restructuration, de
re-ingénierie des processus de travail des entreprises privées des années 90,
caractérisés par une intensification excessive du travail, par la multiplication
des épisodes de harcèlement moral, et souvent par une faillite des projets,
nous ont fourni les renseignements en mesure d’éviter leur réplication dans la
fonction publique[9]. Et pourtant, ces
renseignements n’ont pas été suffisamment diffusés (comme le montre, par
exemple, le tract du 30 juin 2004 de la CGT de l'Assedic Pays de la Loire).
L’incompétence managériale, le manque de prévoyance et de préparation du
changement, les carences du dialogue social et de la négociation avec les
syndicats ont souvent des conséquences néfastes sur les projets de
modernisation et sur la vie au travail des salariés.
Les méthodes de conduite des changements, les
configurations futures d’organisation, le devenir des salariés doivent être
présentés et discutés avec les salariés et avec leurs représentants. Des
supports méthodologiques doivent être prédisposés et les dirigeants doivent
être formés à la conduite des opérations. Dans ce domaine, les
“ improvisations ” et la simple bonne volonté ne suffisent presque
jamais.
La dématérialisation des procédures bouleverse
l’organisation du travail, modifie en mesure substantielle les contenus des
tâches, demande des compétences nouvelles. Prévenir la crise de la hiérarchie
intermédiaire, l’isolement des salariés et l’individualisation des relations au
travail est un objectif prioritaire pour développer une organisation du travail
soutenable et pour promouvoir l’efficience du système d’organisation. Certaines
configurations de l’organisation, des politiques spécifiques de gestion du
personnel vont dans cette direction et constituent des “ bonnes pratiques ”
à divulguer et à généraliser.
Dans ces buts, le rôle des syndicats et la qualité du
dialogue social sont déterminants. Les NTIC peuvent constituer un outil
d’élargissement de la démocratie représentative (information, débats publics,
etc.) et de la démocratie directe (référendums, pétitions, etc.). Mais ils
peuvent être aussi le moyen par lequel la démocratie est rétrécie, quand ils
augmentent le déséquilibre des pouvoirs en faveur des dirigeants. C’est souvent
le cas aujourd’hui, parce que les contre-pouvoirs (syndicats, associations,
partis politiques) ne peuvent pas faire le même usage des NTIC que les
dirigeants des structures économiques et administratives.
De plus, souvent les responsables de projets de
restructuration substituent la consultation et la négociation avec les
syndicats par une pseudo-consultation directe, par Internet, des agents et des
utilisateurs concernés. Naturellement, les résultats de ces consultations ne
sont ni fiables ni représentatifs, mais ils permettent aux dirigeants d’affirmer
que leurs positions sont acceptées par les intéressés…
[1] IST. 2000. Towards a Sustainable Information Society, Information Society Directorate, EC, Bruxelles.
[2] Pour un approfondissement de ces aspects, on renvoie au rapport : BARISI, Giusto. 2003. La promotion des NTIC dans la mondialisation. Stratégies et discours patronaux, réponses et réflexions syndicales, Les documents de l’ISERES n°3/2003, Montreuil.
[3] BARISI, Giusto. 2004. “ Les principes de démocratie et la gouvernance des sociétés peuvent s’affirmer s’ils sont d’abord appliqués aux mutations socio-économiques ”, dans Innovation, The European Journal of Social Science Research, volume 17, Taylor et Francis, UK, à para^itre.
[4] BARISI, Giusto. 2003. “ La diffusion des NTIC dans la mondialisation néo-libérale. Les représentations dominantes confrontées aux faits ”, dans Actes des IXèmes journées de sociologie du travail, du 27 et 28 novembre 2004, co-edité par le Centre Pierre Naville, Evry et par Travail et Mobilité, Nanterre.
[5] HENWOOD, Doug. 1998. Wall Street, Verso ed., New York.
[6] BARISI, Giusto. 2004. “ Régimes économiques, indicateurs de performance et intensification du travail dans la net-économie ”, dans Humanisme et Entreprise, n° 264, Paris.
[7] Pour des chiffres précise, on renvoie à G. BARISI, Giusto. 2003. “ Le développement des services en réseau et l’industrialisation des services ”, dans Terminal n°89, Paris.
[8] Provoquée aussi par la renonce de la part des autorités au pouvoir régalien de création de la monnaie (toujours gardé, par ailleurs, par les Etats Unis), par une politique de réduction des impôts et des cotisations sociales, par une progression de l’économie informelle.
[9] BARISI, Giusto. 2003. “ Sortir des impasses de la net-économie et de celles des restructurations ”, dans Analyses et Documents Economiques, n°92/93, CGT, Montreuil.