La trace des écrits dans les métiers
de la vente :
Justice et contrôle
dans les dispositifs de CRM
Version préliminaire
Emmanuel Kessous[1]
Communication au 13ème
colloque Informatique et Société
"Société de l’information, Société du contrôle ? Evolutions de la
critique de l’informatisation". Paris, Juin 2004.
Résumé
Cette contribution traite de la transformation du travail
liée à la mise en place d’un progiciel de CRM et notamment ses aspects
managériaux ainsi que ceux concernant les échanges entre différents métiers
d’une même organisation de vente. Elle s’intéresse en particulier à la portée
des informations “ produites ” par le logiciel de CRM à la fois pour
la hiérarchie et pour les acteurs locaux. Cette contribution montre que si la
mise en place d’un progiciel de CRM s’accompagne d’une augmentation du contrôle
et des incitations organisationnelles et managériales permettant de l’exercer, les
traces écrites peuvent être également productrices de nouvelles solidarités où
est en jeu la constitution d’un bien commun concernant une gestion
personnalisée et partagée de la relation au client.
Depuis une dizaine d’années, on constate une montée en charge des systèmes informatiques visant à gérer les relations avec la clientèle. Les systèmes experts et applicatifs “ maisons ” sont de plus en plus remplacés dans les grandes entreprises au profit d’outils de gestion de la relation client (GRC ou CRM pour Consumer Relationship Management). Le but de ces applications globales proposées par des éditeurs de dimension internationale est de partager dans une base commune les informations recueillies par les différents canaux de découverte du client (Kessous, et al., 2003), un système d’information unique permettant le partage des dossiers clients entre les métiers et par ricochet une plus grande efficacité dans les réponses apportées à la clientèle (Kessous et Mounier, 2004).
Cette tendance de fond, qui par bien des aspects rejoint une logique déjà mis en œuvre dans les ERP (Efficient Ressource Planning), a fait l’objet de nombreuses analyses en sociologie de l’entreprise et en gestion sur le thème de l’acception sociale de ces transformations par les salariés (Valenduc, 2000) ou de l’adéquation du projet initial avec une vision organisationnelle cohérente (Benedetto, 2003), (Carbonel, 2001). Les logiciels de CRM ont également comme finalité une gestion centralisée de l’activité commerciale sur la base des mêmes indicateurs aux niveaux local et national permettant ainsi une comparaison régionale et un “ pilotage ” par le haut de l’organisation. La mise en place des ERP et des CRM s’accompagne donc de la chasse aux autres canaux de remontée des informations (tableaux Excel, agrégation de résultats...), ces derniers perdant ainsi toute légitimité. Le but étant d’obtenir une image fidèle “ translucide ” et en temps réel des résultats de l’entreprise. Pour que cette mesure effective du chiffre d’affaires puisse être réalisée, il faut que l’ensemble des opérations clés d’une vente soit tracé dans l’application. La hiérarchie a donc comme premier principe de faire respecter cette règle de conduite aux acteurs opérationnels. Ce principe de management se traduit donc par une augmentation du contrôle de l’activité[2].
Le basculement d’une pluralité d’applications informatiques distinctes (par métier et parfois entre deux entités d’un même métier) ne communicant pas les unes avec les autres, à un système unique où l’ensemble des métiers partage un même noyau d’informations, crée de nouvelles dépendances. La qualité du travail d’une personne devient interdépendante de celle des autres salariés. Cette évolution permise par une architecture différente du système d’information (S.I), ouvre la voie à de nouvelles rationalisations. Dans une économie où la figure du réseau et du projet se généralisent (Boltanski et Chiapello, 1999), la recherche d’une plus grande réactivité aux demandes des clients sert de soubassement à la justification de ces agencements organisationnels. Il est donc possible de s’interroger sur leur justesse, c’est à dire sur leur ajustement aux mécanismes de coordination mobilisés dans l’entreprise (Boltanski et Thévenot, 1989).
Ces évolutions sont souvent interprétées par les sociologues du travail comme des nouvelles formes de précarisation[3]. En effet, les aménagements organisationnels qui accompagnent la mise en place de ces systèmes d’informations unifiés modifient en profondeur les solidarités locales existantes entre les personnes exerçant un même métier ou appartenant à une même entité. La distribution de la gestion sur le collectif suppose que les salariés soient en permanence attentifs aux informations émises par leurs collègues disséminés désormais sur un territoire élargi. Le partage des informations et la distribution des compétences sur le collectif font que les règles de travail et de rémunération ne sont plus toujours lisibles par les salariés. Ce sont des questions de justice qui sont alors évoquées par ces derniers.
Cette communication se propose de traiter successivement ces deux aspects – qui bien naturellement sont étroitement liés – une première partie étant consacrée à la transformation de l’organisation du travail qu’implique l’adoption d’une politique de gestion de la relation client. Une seconde faisant le point sur les implications managériales et les solidarités entretenues par les salariés au niveau local.
La mise en place d’un progiciel de CRM répond principalement à deux logiques. Il s’agit premièrement de renforcer la cohérence des données agrégées qui sont remontées au niveau décisionnel de l’organisation et deuxièmement de faciliter la communication et la coordination entre différents métiers auparavant structurés de manière autonome. Commençons par le premier point.
Le premier objectif d’un CRM dans la continuité de la logique des ERP est de viser le pilotage par le haut de l’organisation de manière à permettre une flexibilité organisationnelle et un renforcement des mécanismes de contrôle et des indicateurs de performance. Ceux-ci s’exercent tant au niveau opérationnel (par la généralisation des reporting) que stratégique (Boitier, 2004). Par la structuration et l’homogénéisation des indicateurs, le pilotage stratégique vise à rendre l’organisation plus réactive à un environnement en perpétuel mouvement. En vitesse de croisière, le management stratégique ajuste sa politique par un “ réglage fin ”, comparable à celui qui était possible dans le cadre des politiques keynésiennes à partir des données de la comptabilité nationale. Ce dispositif permet aussi d’intervenir en urgence lorsqu’une entité locale semble s’éloigner durablement des objectifs qui lui sont assignés ou lorsqu’un indicateur stratégique passe subitement au rouge. Dans ce paradigme de l’entreprise “ transparente ”, il est théoriquement impossible pour les acteurs locaux d’avoir des actions cachées.
Dans ce but, les systèmes d’information des entreprises ont dus être totalement repensés. Cela est en partie rendu possible par des techniques permettant à la fois une administration plus souple et moins coûteuse des postes de travail (mode ASP) et une centralisation des bases de données par la chute des prix des techniques de stockage. Dans les cas que nous avons observés, le nouveau système d’information, centralisé vient dans un premier temps s’ajouter aux applications métiers existantes, ces dernières devant au fil du temps être remplacées par des fonctionnalités équivalentes du nouveau S.I
Le second objectif de la mise en place d’un CRM est de repenser la manière dont les entités métiers communiquent entre elles. C’est donc à la fois une entreprise d’objectivation, d’écriture et de codification des procédures de travail qui accompagnent la mise en place du nouveau système d’information. La finalité de cette rationalisation, que certains gestionnaires intitulent “ management par les processus ”, vise à fixer les règles de la collaboration, mettre au point des indicateurs de performance, et éliminer les éléments de régulation informelle. Cette méthode de mise à plat de l’organisation et des procédures s’effectue tant au niveau local (dans nos exemples celui d’une agence commerciale) que national (les procédures de contrôle de la qualité et de la performance). Elle s’appuie sur les référentiels existant dans les entreprises du même secteur et est en partie contrainte par les possibilités offertes par le progiciel choisi. C’est ainsi que l’on a pu parler à propos des ERP, de diffusion “ des bonnes pratiques ”, les procédures optimales étant en partie déjà inscrites dans l’outil (Boitier, 2004).
Concernant le CRM, il s’agit de mettre en commun un certain nombre d’informations du dossier client pour améliorer la performance des traitements mais également de repenser la chaîne des responsabilités, celle-ci devenant plus collective. Chaque salarié en contact avec le client représente l’entreprise vis-à-vis de ce dernier et a pour mission de répondre à ses attentes même si ces dernières sortent a priori des prérogatives de son métier. C’est donc une philosophie marchande que la logique CRM vise à insuffler dans les entreprises, mettant à terre les “ chasses gardées ” de certains métiers et modifiant comme nous le verrons plus loin les solidarités entre salariés.
Dans cette redistribution des tâches, le collectif de vente devient de plus en plus important et chaque individu gère une partie limitée de la relation-client. Cette tendance sort renforcée par la multiplication des modes d’accès : les centre d’appels pour les appels entrants (demande de renseignements, gestion du dossier, etc…), les centres de télémarketing pour les appels sortants (proposition de vente dite “ pro-active ”), Internet pour les courriels, les hot-line d’assistance pour les problèmes techniques et de SAV, etc. Beaucoup de ces opérations étaient auparavant gérées par un ensemble limité de personnes (gestion en portefeuille) mais appartenant à des services différents. Cela permettait une proximité et une continuité de la relation avec le client. C’est donc à la fois à une spécialisation et une industrialisation des méthodes de vente, y compris pour des segments de clientèle privilégiés, à laquelle aboutie cette évolution. L’enjeu du CRM est de réussir cette rationalisation sans baisser, mais au contraire en augmentant, la qualité de la relation de service.
Dans le but de réussir cette rationalisation, l’entreprise renforce les mécanismes industriels de traçabilité et d’objectivation des liens avec ses clients. C’est en effet l’un des effets paradoxaux du développement du modèle du service (Gadrey et Zarifian, 2002), que le renoncement aux écrits dans la relation commerciale – un simple appel à un call center suffit souvent pour contractualiser ou pour effectuer une réclamation – s’accompagne nécessairement d’un renforcement des traces écrites à l’intérieur des entreprises. De fait, l’usage d’un logiciel de CRM valorise les écrits dans les opérations quotidiennes au travail, alors même qu’il n’élimine pas la coordination orale et informelle nécessaire à sa mise en œuvre et son interprétation (Fraenkel, 2001), (Lacoste et Grosjean, 1998). Les modes de régulation informelle (prendre son téléphone pour demander un renseignement à un collègue lors du traitement d’un dossier, par exemple) sont invisibles et peu valorisés dans la nouvelle logique d’entreprise, au profit des informations inscrites et partagées dans le système sur lesquelles repose la lourde tâche de rendre chaque agent pris isolément plus efficace.
Regardons maintenant les conséquences de ces évolutions sur les relations qu’entretiennent les salariés au sein des agences commerciales locales.
La mise à plat des procédures et l’industrialisation de la vente s’accompagne d’une réallocation des ressources allouées à la gestion de la relation client. Pour des raisons sociales, cette redéfinition s’effectue généralement sur un même bassin d’emploi, ce qui correspond dans les cas que nous avons étudiés au cadre régional. Des arbitrages ont lieu entre différentes agences commerciales pour mutualiser des métiers d’accueil, d’administration, de vente ou de télévente. Pour certains salariés, ces décisions se traduisent par un changement de métier (des assistantes commerciales vont par exemple devenir des conseillers d’accueil au téléphone). Pour la plupart d’entre eux, cela signifie un éloignement de leurs anciens collègues et une coordination à distance avec de nouveaux qu’ils n’ont jamais rencontrés en face-à-face. Regardons les conséquences de ces reconfigurations organisationnelles sur le cadre relationnel.
L’une des conséquences des réaffectations précédentes c’est qu’elles nuisent aux valeurs communes. La frontière des collectifs antérieurs s’estompe, certains rattachements managériaux n’ayant plus qu’un sens administratif. L’appartenance à une agence commerciale locale ne revêt plus beaucoup de sens pour un salarié qui travaille quotidiennement avec des collègues qui appartiennent à d’autres agences à l’autre bout de la région. De la même manière, certains métiers dit de “ back office ”, c'est-à-dire de gestion des relations administratives concernant la production du service, le SAV ou la gestion des réclamations, travaillent désormais dans une base client élargie ce qui les conduit à communiquer régulièrement avec leurs homologues des différentes autres agences. Ces communications s’effectuent principalement à travers le logiciel de CRM, mais les différends, notamment en matière de responsabilité qui sont fréquents dans les dossiers de réclamation, se règlent surtout par téléphone.
L’organisation de l’entité commerciale par pôles de compétences (assistantes commerciales, télé-conseillers, télémarketing, vente, SAV…) rend inopérants les mots d’ordre focalisés sur la seule agence locale. Les objectifs assignés à cette dernière par les instances nationales de l’entreprise ont peu de chances d’être entièrement portés par des acteurs dont l’activité dépend en grande partie du travail de collègues appartenant à d’autres agences. Ces derniers, outre les directives de leur hiérarchie managériale, doivent prendre en compte les attentes de leurs collègues métiers. Il leur faut donc concilier les deux exigences. Cela est d’autant plus vrai pour les personnes travaillant pour plusieurs agences commerciales (généralement l’accueil téléphonique et le télémarketing). Les autres, notamment les vendeurs, doivent concilier leur activité avec l’ensemble des dispositifs que le management de l’agence commerciale mobilise. Le principal d’entre eux, est la constitution de cibles marketing et le recours à des centres spécialisés dans le télémarketing, ces derniers pouvant être localisés à l’autre bout du territoire national.
Les possibilités offertes par un système d’information centralisé et un progiciel commercial unique offrent une palette de configurations possibles. Il est par exemple théoriquement possible de multiplier les canaux commerciaux sans qu’ils n’aient de compte à rendre entre eux. Dans ce régime de concurrence généralisé, le système d’information est le point de consolidation qui permet de voir ce qui a déjà été entrepris et de juger de la cohérence des actions. On perçoit aisément à quel type de dérives un tel agencement peut conduire et aux effets désastreux que ces comportements peuvent avoir sur la qualité de service. A l’extrémité du choix antérieur, il est possible d’ouvrir le spectre des salariés interagissant avec le client sans pour autant déposséder le commercial, acteur principal de la GRC, de son rôle de contrôle et de validation. Un tel choix réduit beaucoup les potentialités d’une politique multi-canal.
C’est un choix intermédiaire, davantage proche du second pôle que du premier qui a été adopté dans les exemples que nous avons pu observés. L’accès au client est désormais du ressort à la fois du commercial, des télé-conseillers, des vendeurs associés effectuant des appels commerciaux sortants pour le compte de l’agence et des campagnes de télémarketing effectuées par un centre distant travaillant nationalement. Mais, pour éviter les conflits d’intérêts, la liste des services pouvant être proposés directement par les télé-conseillers ou les télémarketeurs a été limitée aux produits basiques et pour certains autres, plus complexes, le commercial reçoit une part de l’intéressement. Le travail du vendeur s’en trouve néanmoins profondément transformé. La multicanalité augmente la communication entre le vendeur et ceux qui sont en charge de l’épauler. C’est ainsi que ce dernier reçoit quotidiennement des “ pistes commerciales ” dont il doit évaluer la pertinence, le potentiel, un travail qui était auparavant effectué par son assistante commerciale. A côté de ces pistes spontanées, le commercial reçoit de la part du département marketing une analyse du “ potentiel ” de son portefeuille que ce dernier doit explorer dans une temporalité limitée. Ne pas répondre à certaines de ces pistes, notamment lorsqu’elles sont la traduction de demandes du client peut être dommageable en termes de relation de service.
On comprend mieux que, dans ce contexte d’interdépendance et de distribution de l’intelligence commerciale sur un collectif élargi, les modes antérieurs de pilotage de l’activité, qui laissaient une large autonomie aux commerciaux, s’avèrent insuffisants. Les managers utilisent désormais des indicateurs permettant d’évaluer le taux de transformation des pistes ou des potentiels calculés par le département marketing. Ce pilotage est effectué à partir des données enregistrées dans le logiciel de CRM, celui-ci devenant l’outil principal de gestion de l’activité au niveau local. L’inscription au jour le jour par les commerciaux de leur activité dans le progiciel, constitue donc une condition sine qua non sur laquelle les managers de proximité sont particulièrement vigilants. C’est donc par les aspects liés au contrôle que sont appréhendés en premier lieu les dispositifs de CRM par les salariés et notamment les commerciaux. En effet, bien que le pilotage des équipes par des indicateurs de gestion demeurait possible avec les applications antérieures (et était souvent utilisé dans les métiers techniques), l’autorité des managers est renforcée avec le CRM. La généralisation du pilotage par les tableaux de bord, même pour les métiers qui en étaient auparavant épargnés, constitue en quelque sorte la face managériale de la gestion de la relation client. L’outil de CRM délivre au manager une vision globale de l’activité de son équipe, établissant des seuils d’alerte au-delà desquels il devra intervenir afin de ne pas s’éloigner des objectifs à atteindre. Le CRM a donc également une visée de prévision analytique.
Il faut noter que si ce travail en association avec des applications informatiques n’est pas totalement nouveau pour certains commerciaux travaillant sur le segment de masse – même si on franchit avec le progiciel de CRM une étape supplémentaire – cela l’est pour tout un ensemble de commerciaux qui interviennent sur le segment intermédiaire, ces derniers bénéficiant généralement d’une grande autonomie. Beaucoup d’entre eux évoquent lors d’entretiens le plaisir de vendre, de “ faire un coup ” en repérant dans les réseaux de l’entreprise, les individus qui constitueront les “ bon appuis ” de manière à relayer le message du commercial. Il leur faut dans certains cas avoir une représentation politique des circuits de décision tout en véhiculant une image d’expert permettant de court-circuiter les “ conseils ” auxquels certaines entreprises ont recours pour choisir entre plusieurs solutions alternatives. La logique de CRM constitue une industrialisation généralisée du processus de vente qui est souvent mal vécue par les commerciaux, même s’ils continuent à se rendre chez leurs clients les plus importants. Dans la nouvelle logique, la réussite commerciale ne peut qu’en partie leur être attribuée, elle dépend également de la qualité du ciblage marketing et des relais effectués par les collègues du vendeur.
Bien que les enjeux en terme de contrôle soient perceptibles par tous, il est parfois surprenant de constater que tous les acteurs de la vente n’ont pas les mêmes réticences à ce type de pratiques managériales. Si les métiers techniques déjà assujettis à la mesure de la productivité n’y sont pas par nature réfractaires, cela est beaucoup plus surprenant pour des métiers peu qualifiés comme celui de l’accueil téléphonique. Ces derniers sont en relation frontale avec les clients de l’entreprise. Ces derniers peuvent être des collaborateurs, mais il s’agit plus généralement de personnes décisionnaires. Leurs attentes sont généralement assez précises, qu’il s’agisse d’une demande de renseignement ou qu’elles appellent pour avoir des éclaircissements sur une affaire en cours ou pour régler un différend. L’enjeu pour le télé-conseiller est important, car si la conversation se passe mal, c’est in fine vers lui que se retournera le commercial qui a en charge le client. Il suffit de passer une journée dans un centre d’appel pour observer la charge émotive de certaines interactions. Pour exercer leur métier, les télé-conseillers doivent mobiliser des compétences spécifiques, l’une d’entre elle étant de rapprocher les informations que lui donne son interlocuteur avec ce qu’il peut trouver dans le système d’information.
C’est pourquoi, les télé-conseillers sont souvent demandeurs d’une inscription complète des contacts que l’ensemble des services, et notamment les commerciaux, ont avec le client. En effet, tout élément leur permettant de comprendre l’historique d’un problème ou d’une demande facilite l’appropriation de la relation et consolide leur fonction d’intermédiation. Le partage d’informations sur les clients valorise donc leur compétence relationnelle et renforce leur autonomie vis-à-vis des autres services de l’entreprise. Réciproquement, ce sont les métiers qui détenaient auparavant un “ avantage informationnel ”, c’est-à-dire, le plus souvent les commerciaux, qui sont les plus réticents à cette généralisation de la traçabilité. Par le partage des informations, c’est à la fois leur autonomie et leur capacité à se positionner au cœur de la relation commerciale qui est en cause. L’unification des bases de données dans un système accessible à tous entraîne donc une redistribution des responsabilités au sein des collectifs de travail.
Les agents doivent donc apprendre à gérer l’interdépendance. Comme l’explique Geffroy-Maronnat et al., si les progiciel comme les ERP portent en eux un potentiel de transversalité, celui-ci ne saurait suffire pour qu’il se réalise. “ Il en ressort que la compréhension mutuelle des logiques et des modes d’actions des différents acteurs impliqués dans le processus se construit tout au long du cycle de vie de l’ERP. Le moment de la conception à travers la constitution de l’équipe projet, le processus de formation et les usages constituent autant de situations où la transversalité se construit ”. (Geffroy-Maronnat, et al., 2004). Tout l’enjeu des promoteurs des dispositifs de CRM est donc de favoriser la création de nouvelles solidarités conduisant à la fois les vendeurs à s’intéresser à l’information en provenance des autres canaux de distribution et à fournir celles qui sont nécessaires pour que ces derniers puissent accueillir les clients dans de bonnes conditions. Pour que la boucle soit bouclée, il faut que les commerciaux jouent également le jeu du nouveau paradigme et renonce à leur ancienne référence, celle d’une construction “ sans filet ” de la relation commerciale.
Le contrôle des manager de proximité est l’une des incitations à l’inscription d’une partie de l’activité dans le progiciel. Les requêtes écrites des collègues de l’accueil, du télémarketing ou du service après vente en sont une autre. Mais le dispositif de régulation sera particulièrement ajusté lorsque les vendeurs inscriront leurs données dans le dispositif parce qu’ils estimeront que cela est partie prenante de l’activité. Nous avons pu observer l’apprentissage de cette nouvelle régulation qui suppose en contre partie l’affirmation de règles de justice de manière à éviter les situations d’arbitraire. Sous cette condition, l’usage du logiciel de CRM peut devenir bénéfique aux commerciaux lorsqu’ils demandent un arbitrage en leur faveur au détriment de leur collègue. En effet, dans un dispositif organisationnel où le résultat d’une vente est attribué à celui l’ayant le premier initiée, quelques soient les contacts que le client a eu par la suite avec l’entreprise, le système de CRM et notamment ses fonctions d’horodatage tiennent un rôle essentiel dans la régulation des conflits qui ne manquent pas de survenir. C’est donc au traitement des questions de justice dans le travail qu’est mobilisé cette fois le dispositif de traçabilité (Boltanski et Thévenot, 1991).
L’instauration d’un progiciel de CRM répond donc à une logique de management où le contrôle est omniprésent. Celui-ci s’exerce tant au profit du management stratégique de l’entreprise qui veut obtenir une information agrégée cohérente, unique et régulière, qu’au management de proximité qui, dans un contexte de concurrence exacerbée, doit repérer et corriger immédiatement une trajectoire qui semble peu compatible avec le plan stratégique. Le contrôle s’exerce également sur les acteurs opérationnels en les accompagnant dans le cours de leur travail (alertes, industrialisation du processus de vente, etc.). De ce fait, ces outils sont d’un premier abord mal vécus par ceux qui étaient au préalable autonomes et qui ont le sentiment que le dispositif capte une partie de leur savoir-faire métier. Le partage dans ce contexte ne dépasse pas le stricte minimum et les informations fournies sont de surcroît souvent de faible qualité (champs incomplets, peu précis, etc.)
Pourtant la visée politique du CRM est de repenser l’organisation du travail en plaçant le client au centre de l’activité productive. Cet effet de transversalité constitue son enjeu principal. Le projet CRM est l’occasion de s’interroger sur les méthodes de vente et de reconfigurer l’activité en adoptant un management par les processus. C’est dans ces moments de forte rationalisation que les acteurs vivent des situations d’injustice. Alors que les anciennes règles sont remises en cause, la mise en place de nouvelles configurations de travail ne peut réussir si les acteurs ne peuvent s’appuyer sur d’autres repères permettant de différencier les situations justes et injustes. La plus grande difficulté du CRM est donc de passer d’une situation où le contrôle est le seul moteur du partage de l’information, à une situation où les individus s’entraident parce qu’ils ont le sentiment de partager un avenir commun. Il leur faut pour cela reconstruire de nouvelles solidarités prenant l’interdépendance des métiers comme un pré-requis et dans lequel de nouvelles règles de justice émergent. Le pilotage individuel de l’activité, qui doit permettre d’amorcer la dynamique positive du CRM en incitant les acteurs à enrichir la base d’information commune, peut en exerçant une pression individuelle permanente sur les individus s’avérer rapidement contre-productif et constituer un frein à l’apparition de cette dynamique collective. Voilà une contradiction que les promoteurs des projets de CRM devront intégrés s’ils veulent que leurs projets créent les transversalités escomptées.
Références bibliographiques
BENEDETTO M. 2003. “ De la vente d'assurances au customer relationship management. Le rôle des outils techniques dans la recomposition d'une activité ”, Réseaux, 21-120, p. 208-239.
BOITIER M. 2004. “ Les ERP. Un outil au service du contrôle des entreprises ? ”, Sciences de la société, février-61, p. 90-105.
BOLTANSKI L. et CHIAPELLO E. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
BOLTANSKI L. et THÉVENOT L. 1989. Justesse et justice dans le travail, Paris, PUF.
BOLTANSKI L. et THÉVENOT L. 1991. De la Justification: les Economies de la Grandeur, Paris, Gallimard.
CARBONEL P. 2001. “ Dérives organisationnelles dans les projets ERP : les cas de Guebet et Gaumont ”, Systèmes d'information et management, 6-1, p. 71-85.
DURAND J.-P. 2004. La chaîne invisible. Travailler aujourd'hui: flux tendu et servitude volontaire, Paris, Seuil.
FRAENKEL B. 2001. “ La résistible ascension de l'écrit au travail ”, in A. e. F. Borzeix, B. (dir.) Langage et travail : communication, cognition, action, Paris, CNRS éditions, p. 113-142.
GADREY J. et ZARIFIAN P. 2002. L'émergence d'un modèle de service: enjeux et réalités, Rueil-Malmaison, Liaisons.
GEFFROY-MARONNAT B., EL AMRANI R. et ROWE F. 2004. “ Intégration du système d'information et transversalité. Comparaison des approches des PME et des grandes entreprises ”, Sciences de la société, Février-61, p. 70-89.
KESSOUS E., MALLARD A. et MOUNIER C. 2003. “ "A la découverte du client". Analyse d'un moment fugace de la relation commerciale ”, in (dir.) Communication aux IXèmes journées de sociologie du travail, Paris, p. 461-468.
KESSOUS E. et MOUNIER C. 2004. “ Coordination et échanges dans un collectif de vente. Le cas de la mise en place d'un progiciel de CRM ”, Science de la société, février-61, p. 140-157.
LACOSTE M. et GROSJEAN M. 1998. “ L'oral et l'écrit dans les communications de travail ou les illusions du "tout écrit" ”, Sociologie du Travail, XL-4, p. 439-465.
VALENDUC G. 2000. “ Les progiciels de gestion intégrée. Une technologie structurante ? ”, Réseaux, 18-104, p.
[1] Chargé de recherche, Laboratoire UCE, France Télécom R&D. 38-40 rue du général Leclerc. 92794 Issy les Moulineaux cedex 9
[2] Ce texte s’appuie en grande partie sur les transformations que nous avons pu observer lors de différentes enquêtes à France Télécom, et notamment dans son réseau de distribution pour les entreprises. Certains propos sortent cependant de ce seul cadre et peuvent être généralisés à des entreprises de service confrontées à un environnement concurrentiel équivalent.
[3] Jean-Pierre Durand parle de “ servitude volontaire ”. Il consacre son dernier ouvrage à l’évolution du travail dans le contexte actuel de globalisation économique et d’équipement par les TIC et adopte une expression particulièrement parlante pour exprimer ce point de vue, pour lui “ le flic est dans le flux ”, (Durand, 2004).