Claire SCOPSI
CRIS-SERIES Paris 10 Nanterre
Résumé
Si on l’aborde sous l’angle anthropologique, le modèle de la fracture numérique apparaît comme l’un des nombreux discours accompagnant la diffusion d’une technologie. Le retard de l’Afrique ne serait une fatalité que parce que le modèle de développement occidental lui est inadapté. D’autres discours prônent un modèle de développement des TIC dans le respect des spécificités africaines. La diaspora africaine est une de ces spécificités et peut constituer un atout dans certaines phases de ce développement. L’observation des zones de commerce ethnique, comme celle du quartier Château-Rouge à Paris (XVIIIè) révèle une importante activité liée aux télécommunications.
Sortir du modèle de la
fracture numérique : l’apport de la diaspora.
L’Internet est-il une chance pour l’Afrique ? Un fossé infranchissable ? ou selon le Président Wade[1], un serpent numérique dont l’Afrique ne pourrait épouser les sinuosités sans la nécessaire “ solidarité ” de l’occident. Le rattrapage technique de l’occident, semble inatteignable si on le considère d’un point de vue territorial économique et technique ; mais des voix africaines s’élèvent pour revendiquer une autre approche, fondée sur l’élaboration d’autres modèles de développement des TIC. L’anthropologie peut contribuer à éclairer d’une lueur nouvelle, la question du développement numérique des pays du Sud, en replaçant les Hommes au centre du débat, et en recherchant dans la structure de leur organisation sociale les formes de l’appropriation des technologies de la communication. Cette approche, marquée par la sociologie des usages, conduit à déduire de l’étude des pratiques et des discours nourris autour des TIC par les populations concernées, les indices d’un modèle à développer. Elle constitue un contre-poids à l’approche qui prévaut depuis plusieurs années, présupposant qu’à l’égal de l’Occident, l’avenir économique des pays du Sud réside dans le déploiement des marchés des technologies et à considérer les différences d’équipement et de consommation comme autant de retards à combler. Selon la formule consacrée par Chambat, l’approche des usages renvoie à la “ question de savoir ce que les gens font des NTIC, plutôt qu’à celle de savoir ce que les NTIC font aux gens. ” (Chambat, 1994, p. 46). Il résulte de cette analyse, que l’Afrique présente des caractéristiques susceptibles de développer des usages numériques différents de l’Occident : les usages collectifs, la constitution d’un accès numérique aux savoirs africains, l’existence d’une importante diaspora constituent autant de pistes qui méritent d’être explorées.
Sous cet angle, la fracture numérique n’apparaît une fatalité que parce qu’elle résulte d’une superposition d’un modèle occidental sur les réalités du Sud. C’est un problème technique, territorial et économique, ce n’est pas un problème anthropologique.
1 - Le fossé numérique Nord Sud : une
“ imagerie technologique ” ?
L’approche de l’internet comme opportunité de développement pour le continent africain n’est pas sans rappeler l’un des “ 7 enjeux technologiques ”[2] identifiés par Victor Scardigli (1992, p. 50). Lors des premières (5 à 10) années de mise en place, les innovations technologiques sont l’objet de sept rêves ou angoisses, productions imaginaires projetées de façon récurrente sur les diverses formes d’innovation, qu’elles concernent la communication, l’énergie, les transports ou la santé. Michèle Descolonges (2002, p. 13) nous montre que les mêmes “ vertiges technologiques ” ont accompagné en leur temps les efforts de développement technologiques soviétiques : “ le communisme c’est le pouvoir des soviets et l’électrification de tout le pays ” proclamait Lénine en 1920. Or ces projections collectives jouent un rôle actif dans la diffusion des innovations. Flichy nous explique en effet qu’il n’y a qu’un pas de l’utopie à l’idéologie : celui qui sépare le moment de la conception d’une technologie de celui de sa diffusion ; la recherche d’un bien commun préside aux co-constructions, aller-retour entre les attentes des usagers et l’inventivité des techniciens, et conduit aux ruptures des grandes innovations (Flichy, 2001). Mais le moment de l’utopie n’a qu’un temps : la diffusion de l’usage auprès du plus grand nombre suscite les thèmes fédérateurs, les formules percutantes susceptibles de maintenir la cohésion sociale autour de la technologie naissante, c’est le moment de l’idéologie. La lecture de ces théories nous engage donc à la prudence, “ internet, une chance pour l’Afrique ”, propre à susciter les espoirs, et justifier toutes les initiatives et tous les investissements en faveur de l’accès aux réseaux pourrait n’être qu’une formule – valise , destinée à susciter l’approbation des foules. Trop éloignée de la réalité territoriale, la formule suscite en retour le découragement : l’urgence est grande, mais comment combler le fossé qui sépare les pays du Sud du modèle de développement occidental sans subir la dévoration de la mondialisation ?
1.1 Les causes du “ retard africain ”
L’ouvrage de Jacques Bonjawo[3] est emblématique de la littérature de la période triomphante de la netéconomie où la litanie des bienfaits de l’internet (les universités virtuelles, les radios numériques, l’économie du logiciel ) et l’exemple des success-stories technologiques se doublent d’exhortations à se lancer à corps perdu et sans tarder dans la voie du numérique. Mais si la question du “ pourquoi ” fait l’objet de nombreuses démonstrations, le “ comment ” et le “ à quel prix ” y sont moins détaillés : en cédant les opérateurs de téléphonie nationaux aux compagnies occidentales et en livrant d’emblée le marché africain au monopole de Microsoft, les gouvernements africains, pressés de combler le fossé qu’on leur désigne et incités par les modèles occidentaux, risquent de vendre hâtivement mais durablement leur économie et leurs marchés aux entreprises multinationales sans obtenir en retour d’effet notable sur la pauvreté.
L’anthropologue Raphaël Ntambue Tsimbulu (2001, p. 11) oppose une analyse plus méthodique et liste 27 causes de retard africain à l’adoption des TIC :
• 6 sont liées aux infrastructures et à l’équipement (état de réseaux électriques, taux d’équipement en ordinateurs …)
• 5 sont macro ou micro économiques (monopoles des opérateurs historiques, coûts des équipements et revenus des ménages…)
• 3 sont liées aux ressources humaines et à l’éducation
• 8 sont légales ou politiques (représentation dans la gouvernance, poids du secteur public, projet politique fort)
• 1 est climatique (les matériels, fabriqués hors Afrique, ne supportent pas les contraintes climatiques locales)
• 4 sont socioculturelles (forte culture orale, contenus inadaptés, poids des croyances populaires).
Les obstacles sont donc nombreux, mais faut-il pour autant en conclure que l’Afrique doit renoncer aux technologies et se contenter des miettes d’une e-économie qui lui est structurellement interdite ?
Si, à l’instar de Ntambue, on analyse les diverses facteurs du développement de l’internet, réseaux globaux, boucles locales, matériels, logiciels, niveau de formation, et motivations d’usage) on ne peut qu’apporter une réponse nuancée : si les infrastructures globales relèvent d’une coopération internationale délicate, si la boucle locale notamment dans les zones rurales les plus isolées fait encore l’objet de nombreuses spéculations technologiques, l’Inde a montré que le faible coût de la main d’œuvre constituait un atout pour la fabrication du matériel informatique, ou de logiciels. Encore faut-il que les orientations technologiques des pays soient dictées par les bonnes raisons, celles du développement endogène, et non seulement par l’opportunité que représentent les aides internationales, et les programmes des ONG. Les “ discours ” d’accompagnement des technologies ont alors leur importance : ainsi Ntambue met-il en garde les africains contre les discours qui renvoient au continent une image de pauvreté : adopter les logiciels libres est une option à étudier, non parce qu’ils sont gratuits, ce qui signifie implicitement que l’Afrique doit adopter, faute de mieux, une technologie de seconde zone, mais parce que les africains disposent de qualités intrinsèques susceptibles de leur permettre de tirer le meilleur parti du modèle libre.
Une méthode émergente d’analyse consiste donc, non pas à mesurer le fossé à franchir pour accéder au modèle de communication occidental, mais à construire un modèle spécifique africain reposant sur les spécificités africaines.
1.2 L’émergence d’un modèle de développement spécifique
Ainsi, Alain Kiyindou, souligne que “ mesurer la quantité de contenus africains produits en Afrique par des africains et destinés aux africains fournit un indicateur pertinent du mode d’appropriation de ces technologies. ” (2003, p. 3), et suppose que l’accès à une masse d’information peut-être un leurre, si cette information ne concerne en rien l’internaute africain. Il remet donc en cause les méthodes de mesure de développement des technologies, en terme de nombre de lignes ou d’accès qui dissimulent l’autre fracture, la “ fracture par le contenu ” et propose le développement de contenus proches des internautes africains, tant dans le choix des thèmes et informations traitées, que dans la langue et les expressions employées, ou les codes visuels.
Pour Ken Lohento, documentaliste et chercheur, “ l’accès collectif s’intègre facilement dans l’environnement social africain encore caractérisé par le communautarisme ” (Lohento, 2003, p. 48). L’existence, notamment dans les grandes villes, de nombreux “ PATIC ” [4] d’origine communautaire, associative, publique ou privée, constitue une solution réaliste pour “ pallier les limites de l’accès individuel aux TIC et favoriser leur démocratisation ” (Lohento, 2003, p. 50).
Sylvestre Ouédraogo, économiste et animateur de l’association Yam Pukri d’aide à l’introduction des nouvelles Technologies au Burkina Faso, dénonce les “ fausses fractures ” provoquées par la course en avant technologique nécessitant le remplacement constant des machines, et des débits de plus en plus importants pour charger des contenus souvent inutilement alourdis (Ouédraogo, 2004) et ne manque pas de souligner l’inadéquation des matériels informatiques: téléphones portables trop fragiles, consommables importés, matériels difficiles à réparer : le modèle urbain occidental n’est pas adapté au monde rural du continent africain.
C’est dans ce contexte d’identification des caractéristiques d’un modèle africain, que l’on peut considérer la communication diasporique comme l’un des atouts spécifiques des pays du Sud.
2 Le rôle de la diaspora dans la diffusion des TIC en Afrique
La notion de diaspora, initialement conçue pour désigner la communauté juive, s’est aujourd’hui élargie à un grand nombre de populations dispersées par l’émigration économique ou l’exil politique, mais entretenant, parfois au delà de plusieurs générations, le sentiment vivace d’une appartenance culturelle commune, se traduisant par une solidarité économique à l’égard du pays d’origine et des ressortissants dispersés, et des productions culturelles diverses (cérémonies religieuses, processions, médias communautaires) manifestant publiquement l’identité revendiquée.
2.1 Des “ communautés comuniquantes ”
L’entretien du lien diasporique s’opère par les “ va-et-vient ”, concrets ou virtuels entre le pays d’accueil et le pays d’origine : voyages (lorsque la situation du migrant le permet), appels téléphoniques et transferts de marchandises. Dayan a mis en évidence le rôle des médias identitaires comme “ instruments de survie pour des cultures menacées quand leur présence assure le maintien des liens entre des groupes géographiquement dispersés ” (Dayan, 1997, p. 94°°.
Les migrants sont de fervents consommateurs de médias identitaires, journaux ou radios communautaires, télévisions satellitaires, et plus récemment de portails web conçus à leur intention (Marthoz, 2001). Cette offre médiatique :
leur permet de lire leur propre langue, donc d’accéder plus facilement aux informations,
leur permet de s’informer à la fois sur le pays d’origine et sur le pays d’accueil,
prend parti dans la lutte contre les discriminations,
met en valeur les réussites ethniques, contrastant avec les stéréotypes de la presse dominante,
propose des informations sur la naturalisation, des conseils administratifs relatifs à la situation de migrant, relaie des annonces d’emplois, de formation, d’accès au logement adaptées,
entretient l’illusion d’un pont entre les deux mondes, en affichant les publicités des société de télécommunication, des agences de voyage…,
elle exploite les créneaux commerciaux trop étroits délaissés par la grande presse comme celui de la viande hallal, ou des mariages musulmans.
La relation des diasporas aux TIC ne se limite pas à l’échange de flux de communication ou d’information : nombre de boutiques de téléphonie des centralités immigrées parisiennes proposent des “ GSM Afrique ” en gros, demi-gros et détail, destinés à l’exportation. Cheikh Gueye (2002) témoigne de l’influence de migrants sur l’équipement de Touba, deuxième métropole sénégalaise, née du dynamisme de la diaspora des commerçants Mourides. Le matériel donné à la famille ou vendu dans les réseaux d’import, mais aussi les nouvelles exigences d’équipement des migrants de retour dans la ville- sanctuaire leur solvabilité, ont contribué au développement du réseau de communication de Touba. Dans cet échange de modèles, l’Afrique doit donc compter avec sa diaspora pour développer ses usages des TIC. Les entrepreneurs migrants, y contribuent comme faciliteurs dans la difficile phase d’émergence.
2.2 De nouveaux discours fédérateurs
Mais cette émergence de pratiques ne va pas, à son tour, sans une production de discours à vocation fédératrice :
- Ceux des pays d’origine des migrants, conscients de l’importance des investissements de la diaspora dans le PIB national. Or ces flux financiers, sont directement liés au sentiment d’attachement du migrant à son pays d’origine, il ne faut donc pas laisser les liens affectifs se distendre. Ainsi au Maroc, les transferts d’argent des RME[5] représentent une des premières sources de devises avant le tourisme. Mais ils sont essentiellement le fait des migrants de première et deuxième générations, la troisième génération se montrant peu soucieuse d’acheter des terrains ou d‘investir dans le commerce marocain. L’enjeu du ministère des RME marocain, créé en novembre 2002[6], est donc de maintenir vivant ce lien affectif . La création d’un “ site internet site internet dédié à la communauté marocaine à l’étranger pour l’échange de propositions et d’idées ”, l’ “ ouverture d’une ligne verte pour orienter et informer la communauté marocaine à l’étranger ”, des campagnes d’information spécifiques sont donc en préparation.
- Ceux des entrepreneurs, qui, parfois formés à l’étranger, ont choisi de revenir créer leur entreprise en Afrique. Soft Tribe, société de programmation informatique ghanéenne, créée en 1991 par Herman Chinery-Hesse, ingénieur ghanéen formé au Texas, produit une suite de logiciels de gestion et comptabilité destinée aux petites et moyennes entreprises et adaptée aux contraintes d’équipement du marché africain : plus “ léger ” et plus simple que les produits Microsoft, il est tolérant aux coupures d’électricité. Les logiciels de Soft sont leader sur le marché Ghanéen et exportent dans plusieurs pays africains. Le fondateur de Soft, surnommé le “ Bill Gates du Ghana ”, et son associé, l’économiste Joe Jackson, contribuent activement à la réflexion de leur pays sur le développement des investissements et de la propriété intellectuelle.
La CATI[7] à Dakar assemble des PC au normes internationales destinés au marché africain et à l’exportation. Selon sa présidente Viviane Dièye, revenue fonder une entreprise au Sénégal sur des capitaux britanniques, à trente ans, après avoir fait ses études en France, les atouts des technologies en Afrique résident dans l’existence d’une main d’œuvre peu chère mais détentrice d’un réel savoir -faire.
Même si elles représentent encore des cas isolés, ces success-stories sont la preuve que revenir investir et réussir en Afrique est une option possible pour les migrants, et agissent puissamment sur les imaginations. Elles sont racontées et commentées sur les portails de la diaspora africaine.
- Ceux du petit entrepreneuriat migrant , parfois désigné sous le vocable de “ mondialisation par le bas ”, dont sont issus les créateurs et gérants des boutiques ” de Château-Rouge. “ Ces nouveaux mondes de la migration produisent du “ mixte ”, du mélange, une singulière aptitude aussi à être simultanément d’ici et de là-bas. Ils renouvellent les cosmopolitismes là où l’Etat, féroce gardien des sédentarités citoyennes, ne les attend pas : dans des territoires qui lui échappent et qu’il ne sait pas gérer. ” (Tarrius, 2002, p. 157). L’existence de ces entrepreneurs repose sur un certain nombre de phénomènes :
La différence de niveau de vie entre un pays et un autre, permettant dans l’un, de dégager une somme modique, représentant, dans l’autre, un capital suffisant pour la création et l’entretien d’une activité.
La différence de mode de consommation entre deux pays, permettant de récupérer dans l’un des objets n’ayant plus de valeur marchande (occasion, rebut) pour le commercialiser dans le pays où ces objets trouvent un marché.
La différence d’émergence ou de maturation des marchés de deux pays, liés aux différences d’introduction des technologies ou à la situation réglementaire.
L’existence d’un lien identitaire entre certaines populations résidant dans deux pays permettant de maintenir un marché de communication.
Sur les enseignes des téléboutiques, le slogan cent fois répété sur les devantures “communiquer avec le monde entier ”, témoigne de la volonté de ces “ petits patrons ” d’ancrer leur activité non sur l’image du migrant nostalgique, relié par la pensée à sa mère – patrie, mais sur celle du migrant dynamique, revendiquant sa multiappartenance territoriale, et la transformant en “ ressource territoriale ”.
Le propre des discours fédérateurs n’est pas de refléter la réalité, mais d’être crus et d’exhiber des modèles capable d’agir sur l’imaginaire avec assez de force pour susciter l’imitation. C’est pourquoi, en marge des travaux techniques et économiques, il n’est pas inutile de suivre la progression de ces discours et leur réception dans le milieux africains.
3- La vitalité des TIC dans les quartiers migrants
l’exemple de Château-Rouge.
L’importance des usages diasporiques des télécommunications est visible dans l’espace marchand des quartiers d’immigration des métropoles occidentales. Le quartier de “ Château-Rouge ”, dans le XVIIIè arrondissement Parisien, compte 16 % d’étrangers notamment issus d’Afrique sub-saharienne et du Maghreb, mais est surtout célèbre pour avoir développé depuis une quinzaine d’années une zone de commerce exotique, parfois appelée “ le marché Africain ” qui attire chaque fin de semaine plusieurs dizaines de milliers de chalands. Cette zone commerciale présente, parmi les boucheries Hallal, les commerces de fruits et légumes tropicaux et les boutiques de wax, une concentration exceptionnelle de boutiques proposant de mutiples modes d’accès aux réseaux télécommunications
3.1 – Un modèle d’accès aux télécommunications emprunté
au Sud
En 1996, conséquence de la dérégulation des télécom, se sont ouvertes les premières boutiques de téléphonie. En 2001 s’organisaient les premiers lieux d’accès à l’internet, souvent associés à la téléphonie publique. La création des premières boutiques offrant des accès au réseau internet, en 2000, a suivi de quelques années celle de leurs homologues des villes africaines[8], proposant, comme elles, un ensemble de services : photocopies, scannage, photographie, fax en émission et réception. En 2003 et 2004 boutiques de téléphonie internationale, commerces de cartes téléphoniques prépayées, cyberboutiques, commerces d’accessoires de téléphonie mobile continuent de se multiplier.
C’est donc le modèle collectif du Sud qui s’est propagé et offre à la population migrante comme aux riverains français les premiers accès publics à internet de ce quartier excentré, qui n’a pas connu la vague de création des cybercafés “ branchés ” de 1996, et dont le premier Espace Public Numérique associatif n’a ouvert qu’en 2001.
Ce “ modèle du Sud ” présente certaines caractéristiques spécifiques qui distinguent nettement ces “ boutiques de communication ” des quartiers migrants, des premiers cybercafés ou des Espaces Publics Numériques (EPN) labellisés depuis 1998 dans le cadre du PAGSI (Programme d'Action du Gouvernement pour la Société de l'information), et qui constituent une offre de lieux d’accès collectifs à l’internet destinés à lutter contre la fracture numérique :
- Contrairement aux EPN , les “ boutiques de communication ” relèvent exclusivement de l’économie marchande, et proposent des services payants. Elles peuvent néanmoins s’implanter dans des zones d’habitat dégradé, dans lesquels les commerces fermaient ou périclitaient[9] .
- Elles ne sont généralement pas centrées sur une seule technologie (l’internet ou la téléphonie) mais combinent les différents accès (fax, téléphone facturé à la durée, cartes de forfaits d’appels, internet) pour offrir une gamme de services de communication. Le développement des accès publics à internet de Château-Rouge s’est effectué dans le sillage et en complément de la téléphonie internationale, et non pas, comme ce fut la cas pour les cybercafés, sous l’influence de la netéconomie.
- Il n’est pas rare que l’activité de télécommunication soit associée à une autre activité commerciale : salon de coiffure, commerce de tissus, commercialisation d’objets importés, de cassettes vidéos indiennes ou africaines, bazars… En revanche, l’association café / télécommunications n’est jamais observée.
3.2 Des bouquets de services destinés aux migrants
D’autres caractéristiques sont plus directement liées à la situation de la clientèle, souvent issue de l’immigration :
- L’implantation des “ boutiques de communication ” épouse étroitement les zones de commerce ethnique, dans lesquelles les commerçants jouent sur l’origine réelle ou supposée d’un produit pour attirer la clientèle immigrée. Lorsque l’on quitte ces zones de commerce ethnique, les téléboutiques et les points d’accès à internet se raréfient. Seules les commerces de téléphones portables sont représentées dans les autres zones de commerce du XVIIIè arrondissement. Les “ boutiques de communication ” apparaissent donc comme étroitement liées aux centralités immigrées marchandes. Bien que les services de télécommunication soient issus de l’activité des multinationales, le modèle d’accès collectif leur confère un caractère familier pour les migrants africains.
- Des services adaptés aux migrants sont proposés par les gérants de ces boutiques en complément de l’activité de communication : traductions en diverses langues, aide à la rédaction de mail ou d’actes administratifs, assurances, “ aide aux familles [10]”. Leur implantation, à proximité de services de fret, ou d’agences de voyages renforce l’attrait du quartier qui propose désormais une gamme variée de services répondant aux attentes des immigrés (Scopsi, 2003).
- Les arguments de vente prennent en compte les caractéristiques culturelles des clients : il existe donc des tarifs “ spécial Ramadan ”, ou “ spécial Aïd ” pour les cartes de forfaits téléphoniques. Ils témoignent que l’appel à la famille est associé aux cérémonies religieuses ou familiales.
Les cabines téléphoniques internationales, les téléphones mobiles, les accès publics à l’internet s’inscrivent dans une continuité d‘usages migrants. Comme l’a souligné Abdelmalek Sayad, chaque étape de l’évolution des technologies et moyens de communication a produit dans les milieux migrants “ un ensemble d’instruments qui forment système : messages oraux, (et parfois écrits) confiés à des intermédiaires qu’on charge de les porter à leurs destinataires, lettres acheminées par la poste, et, la dernière de tous, le message enregistré sur une cassette de magnétophone ” (Sayad, 1991(1985), p. 145). Les usages que nous observons actuellement s’inscrivent donc dans une continuité. Mais la pratique du téléphone ou du mail ne remplace pas complètement celle de la lettre ou de la cassette audio. Les nouvelles technologies se combinent avec des pratiques plus anciennes, qui persistent parce que leur usage est familier et plus facile, parce que les interlocuteurs ne disposent pas des technologies les plus récentes, ou parce que certaines pratiques s’accompagnent d’une solennité dont on ne souhaite ou ne peut pas s’affranchir : c’est ainsi qu’un migrant peut recevoir un appel sur son téléphone portable lui enjoignant de se rendre en un lieu où lui sera délivré un message.[11] Les pratiques ritualisées de remise, en présence de public, d’un message, oral ou écrit, par un messager, décrites par Sayad en 1985 n’ont donc pas disparu.
Ces pratiques multiples, souvent difficiles à estimer (il n’existe pas, à proprement parler de chiffres de fréquentation des téléboutiques), et indécelables dans les taux d’équipement, structurent le marché des télécommunications des pays d’origine des migrants : on constate cependant que les télécommunications des pays africains sont marquées par des flux entrants plus importants que les flux sortants, car les migrants prennent plus fréquemment en charge le coût d’appel ; de même, en Afrique, de nombreux téléphones portables ne sont utilisés qu’en réception.
Conclusion : la nécessaire prise en compte des
discours de la diaspora
Les pratiques et les discours de la diaspora doivent donc être prises en compte si l’on veut mieux comprendre la nature des communications du Sud. Mais ils comptent aussi dans la compréhension de la société française. Car la multiplication des communications diasporiques ne modifiera pas seulement le paysage télécommunicationnel africain : il pose la question des formes que prendront dans un futur proche, les migrations et les sentiments d’appartenance territoriale et culturelle.
Les portails d’information africains, généralistes, économiques ou spécialisés dans les technologies de l’information, constituent à cet égard des médias intéressants : offrant des articles traitant de sujets proches de leur lectorat africain, ils réunissent souvent (et de plus en plus, lorsque les infrastructures permettront une meilleure consultation du web en Afrique) africains d’Afrique et de la diaspora dans leurs rubriques “ forum ” ou “ maling list ” où, parfois, les jeunes candidats à l’émigration cherchent des conseils pratiques. L’élaboration d’une méthode d’analyse appropriée à ces nouveaux médias, susceptibles de disparaître du jour au lendemain, sans laisser d’archives, et posant plus que d’autres le problème de la limite de la correspondance privée et de l’expression publique, constitue une piste intéressante pour une meilleure connaissance des ressorts collectifs du développement des TIC au Sud.
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Paris (Etudes
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Scardigli, Victor. 1992. Le Sens de la
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Sciences de la Société, n°59, p.69-83
Tarrius, Alain. 2002. La Mondialisation
par le bas : les nouveaux nomades de l'économie souterraine, Balland, Paris (Voix et Regards)
[1] Fossé numérique et solidarité numérique /Abdoulaye Wade .- Le monde 6 mars 2003.
[2] Citons pour mémoire : “ Pouvoir sur les contraintes, Savoir, Immortalité, Justice sociale, Lien social, Prospérité économique, Développement ” assortis de leurs craintes “ Asservissement de l’homme, Baisse du niveau intellectuel, Apocalypse nucléaire, Inégalité économique, Isolement du travailleur, Aggravation du chômage, Fossé technologique ” (Scardigli, 1992, p. 50)
[3] Internet une chance pour l’Afrique/Bonjawo, Jacques.-Paris : Karthala, 2002
[4] Points d’Accès aux Technologies de l’Information et de la Communication. L’appellation proposée par Ken Lohento, désigne plusieurs type de lieux proposant l’accès à la téléphonie, à l’internet ou à une gamme multiservice.
[5] Ressortissants Marocains à l’Etranger.
[6] Source : La Politique du gouvernement Jettou en direction des RME : document de stratégie proposé par Mme Nouzha Chekrouni, ministre déléguée auprès du Ministre des Affaires Etrangères et de la Coopération Chargée de la Communauté Marocaine Résidant à l'Etranger - Approuvé par le Conseil des Ministres le 13 mars 2003
[7] Compagnie Africaine de Technologies Informatiques.
[8] Dakar notamment, où des points d’accès à l’internet sont proposés dans les télécentres depuis 1997.
[9] C’est la cas notamment rue Myrha.
[10] C’est à dire transfert d’argent.
[11] Fait observé à Château-Rouge, en 2002.