Cybercommunes : une mutation des citoyennetés rurales ?
En 1998, la Région Bretagne a initié un programme de rapprochement des Bretons, notamment des ruraux, avec les usages de l’Internet. L’évaluation de ce programme (Cybercommunes) a montré que la mise en place des lieux d’accès public a été réussie, mais que la participation citoyenne des habitants est restée faible. Pourtant, en dehors de cet espace institutionnel, il existe un certain nombre de sites Internet associatifs et militants locaux qui nous renseignent sur le rapport entre l’action locale et la mise en publicité de l’Information globale. L’étude de ces sites régionaux a montré que l’Internet est utilisé pour ses fonctionnalités de base, mais que les acteurs cherchent encore des modèles d’articulations hybrides entre les pratiques locales et l’Internet “ global ”. Ces travaux montrent aussi que le développement des usages de l’Internet au niveau local conforte ou crée des écarts entre les “ militants branchés ” et les autres citoyens.
Toutefois, la prolifération des expérimentations conduites localement autour de l’Internet ne saurait être appréhendée par le seul bilan de cette étude d’une période pionnière de l’invention des usages dans l’espace régional.
Sans tenir compte de la complexité des facteurs d’exclusion de l’usage des outils qui permettraient d’accéder à une supposée société de l’information, de nombreuses initiatives publiques tentent de pallier les effets d’une “ fracture numérique ” dont les formes varient selon les espaces de référence.
La présente communication rapporte la façon dont le développement des usages a été pensé et accompagné au niveau d’une région soucieuse de ne pas être marginalisée en raison d’un faible taux d’équipement et de pratique des usages de l’Internet d’une part. Et, d’autre part, les élus de la Région ont voulu minimiser les écarts entre espaces ruraux et urbains. L’expérimentation des Cybercommunes mise en place par le Conseil Régional de Bretagne en 1998 entendait ainsi contrer les effets d’exclusion de l’usage généralisé de l’Internet en dotant l’ensemble du territoire breton de points d’accès publics de proximité. En dépit d’un lourd investissement, le programme d’équipement a rencontré les limites du volontarisme des acteurs politiques locaux et de l’absence de réflexion sur la place des technologies dans la vie sociale locale, plus particulièrement encore dans des espaces ruraux.
Nous verrons dans un second temps quelle est la réalité des pratiques sociales liées à l’usage des TIC dans la région Bretagne. La référence au territoire constitue un point d’ancrage fort pour l’émergence de nouvelles pratiques et nous fournira l’occasion d’interroger les rapports entretenus entre les pratiques d’action locale et la circulation de l’information à une échelle beaucoup plus globale. Sans toujours avoir les effets proclamés, nous pouvons néanmoins constater que des pratiques, des espaces et formes d’expression s’hybrident dans les expérimentations que nous avons pu étudier.
En 1998, le Conseil Régional de Bretagne impulse un ambitieux programme visant à accompagner la découverte des TIC par les Bretons. Cette politique incitative aboutit à un programme très ouvert qui labellisera et financera en quatre ans plus de trois cents points Cybercommunes et offrira des ressources humaines (postes d’emplois jeunes) ainsi que des ressources logistiques.
Le Conseil Régional de Bretagne évalue, en 2002, l’ensemble du dispositif Cybercommunes sur le territoire. L’étude quantitative met en évidence une bonne qualité de la couverture territoriale et une bonne satisfaction des attentes des usagers des Cybercommunes. L’étude qualitative s’intéresse surtout aux formes d’émergence des projets dans les espaces publics bretons ayant déposé des demandes de labellisation. On constate surtout un effet d’aubaine pour les municipalités qui voient là une occasion d’acquérir un matériel informatique à moindre frais, de recruter un permanent en charge des problèmes informatiques de la mairie et enfin de donner l’image de communes ouvertes à l’innovation. Lorsque l’on examine de plus près les conditions dans lesquelles les dossiers sont montés, l’on constate que l’information et la concertation avec les habitants des communes sont inexistantes et que l’insertion dans le dispositif ne s’inscrit que fort rarement dans un projet de politique locale. Après la mise en place de la Cybercommune, le plus souvent dans des locaux municipaux, on observe très fréquemment un fort repli des pratiques sur l’échelle de la commune qui, dans certains cas, va jusqu’à faire sortir la Cybercommune des communautés de communes auxquelles adhèrent les municipalités. Dans d’autres cas, l’initiative publique est confisquée par un individu qui a instruit le dossier à des fins personnelles et se désintéresse de la chose publique dès lors qu’il satisfait ses besoins personnels.
Ce bilan “ officiel ” pourrait être navrant, s’il n’était tempéré par un constat mettant en évidence la vitalité des acteurs locaux autour de ces nouvelles technologies. Au-delà des formations basiques reçues par les usagers avant qu’ils ne désertent les Cybercommunes, des acteurs locaux bénévoles sortent de l’ombre et expriment, souvent confusément, un projet d’usage. Ces bénévoles, passés inaperçus dans les études quantitatives projettent sur les nouveaux réseaux numériques des projets socioculturels qui ont fait défaut chez les initiateurs des Cybercommunes locales. On découvre notamment une population de jeunes retraités très qualifiés qui entendent transmettre leur expertise dans un cadre associatif. Leur expertise touche autant la connaissance des technologies visant à faire des citoyens-consommateurs avertis, que la capacité à intégrer l’usage de nouveaux outils dans les pratiques sociales et culturelles locales ; il s’agit par exemple d’aider des jeunes à faire l’acquisition d’ordinateurs “ récupérés ” et remis en état ou de développer la mise en réseau de bibliothèques rurales.
Certes les Cybercommunes n’ont pas la vertu magique de créer des usages et des pratiques sociales uniquement à partir des outils technologiques, mais partout des citoyens réfléchissent à ce qu’ils pourraient faire avec cette offre. Nous avons ainsi travaillé auprès de “ militants du numérique ” désireux d’intégrer les outils dans des usages préexistants. Dans de nombreux cas, les bonnes volontés s’épuisent, face au désengagement des acteurs politiques locaux, face aux difficultés à assurer une prestation de qualité dans un cadre purement bénévole et face à certaines difficultés technologiques. Mais, en marge de cette légion de déçus, la dynamique des Cybercommunes a parfois fait naître des projets d’appropriation citoyenne des outils. Ces actions ne s’inscrivent quasiment jamais dans une pensée claire alliant la critique technique et l’innovation sociopolitique. À l’image du Web, c’est la profusion et la variété des initiatives qui surprend de prime abord. De ce braconnage, émergent des projets de mise en réseau de ressources bibliographiques, des visioconférences reliant des maisons de retraite, d’éphémères radios d’adolescents, des projets socio-éducatifs sur les quartiers ou parfois même des projets de création de centres de ressources en formation professionnelle.
Rien de cela n’est stabilisé ; on ne saurait déjà parler d’usages, mais on ne peut ignorer ces pratiques. En effet nous avons alors traversé une période éphémère de pratiques informatiques publiques dans la tradition des programmes d’acculturation technique des années 80. Ces Cybercommunes ont momentanément montré le potentiel d’ouverture des pratiques liées aux nouveaux médias électroniques. L’ouverture réside à la fois sur le mode d’exposition de l’objet technique pour lequel les prescriptions d’usages étaient fort ténues, et d’autre part sur les modes d’appropriation collectives. L’originalité de cette politique publique est suffisamment rare pour être soulignée. En effet, “l’effet Cybercommune ” a interrogé à la fois le concept associant le préfixe “ Cyber ”, jusqu’à présent associé aux mondes virtuels (bien éloignés du réalisme rural), au référent de la commune qui lui est, à l’opposée, bien réel dans cet environnement. Ce mot-valise, issu d’une union apparemment contre-nature, renforcé par le travail médiatique, a largement contribué à générer cet objet-frontière qui occupe une place centrale dans la formation des usages selon Patrice FLICHY (Flichy 2002). L’apparition dans l’espace public de cette Cybercommune aux contours imprécis a, certes, favorisé une certaine déperdition d’efficacité des moyens de formation, mais elle a par ailleurs contribué à interroger la place de l’Internet au sein de la vie locale. En 1998, l’Internet n’était au mieux qu’une curiosité, au pire ce mot avait à peine été entendu chez les populations ciblées. Le décalage entre le projet technique et les logiques d’usage était alors total. Le préfixe “ Cyber ” désignait en quelque sorte une abstraction, une pensée u-topique, alors que son association avec la “ commune ” lui donnait l’ancrage territorial indispensable ainsi que nous le verrons plus loin. L’Internet était donc perçu comme pouvant s’insérer rapidement dans la vie de la commune.
La seconde originalité de l’expérimentation est de proposer une approche collective d’un objet (l’ordinateur) déjà inscrit dans une logique d’usage privatif et hyper individualisé. Sans parler de réhabilitation du lieu public dans la vie sociale, il est néanmoins surprenant de constater que des espaces physiques ont été dédiés aux pratiques de citoyenneté en réseau ; dans certains cas des locaux ont même été construits à cette fin. Ce retour de la place publique dans la vie de la commune a permis des rencontres souvent fructueuses entre des habitants peu enclins à se rencontrer dans d’autres types d’espaces. Ces rencontres furent notamment très intergénérationnelles. Cette vision positive ne doit évidemment pas masquer les très fortes différences qui existent entre les attentes des publics, ni l’indifférence de certaines franges de la population. Les évaluations du projet ont montré l’importance de ce phénomène de construction partagée et d’échanges dans les Cybercommunes qui ont su conserver une fréquentation importante. En effet, les analyses quantitatives ont mis en évidence que la seule acquisition des techniques bureautiques élémentaires n’était pas en mesure de séduire durablement les visiteurs des centres s’ils ne parvenaient pas à inscrire ces outils dans d’autres pratiques.
Cette dimension collective et publique de l’approche des réseaux numériques est, en elle-même, un élément important de cette phase transitoire de formation des usages. Alors que les usages des produits développés autour de l’Internet privilégient des usages privatifs lucratifs, les Cybercommunes ont permis, momentanément, de penser des usages destinés au partage des ressources. C’est donc un rare moment d’observation qui a été ouvert aux chercheurs qui ont étudié ces Cybercommunes bretonnes ; un moment comparable aux expérimentations Telem à Nantes, ou bien encore Claire à Grenoble, qui ont précédé l’essor de la télématique domestique. Cette précision limite les interprétations hâtives que l’on pourrait être tenté de tirer de cette phase d’usages publics. De même, la place des acteurs publics dans l’offre de services et de financements ne permet pas de discerner nettement quelles seront les orientations des usages collectifs qui se mettront en place à l’issue de la période qui s’achève.
Les remarques qui précèdent nous ont conduit à poursuivre notre investigation des usages citoyens en dehors des lieux publics d’une part, et d’autre part auprès d’acteurs non (ou faiblement) institutionnalisés. Nous avons donc recherché, toujours sur le territoire breton, les espaces de pratiques et d’expressions utilisant largement l’Internet. Un nécessaire travail d’inventaire et de catégorisation a donc été engagé. Avant tout, nous avons classé les offreurs de services en ligne selon des catégories qui vont des individus isolés jusqu’aux associations très structurées en passant par des collectifs de fait. La première difficulté rencontrée à cette occasion a été de constater combien ces catégories usuelles perdent leur opérationnalité sur le Web. Ici ce sont l’efficacité de l’outil et son aptitude à s’ouvrir aux attentes d’autres internautes qui priment sur la nature de l’émetteur. C’est ainsi que de nombreux sites personnels remplissent fort bien des fonctions laissées vacantes par de puissantes organisations. Nous savions déjà que les initiatives émanant des pouvoirs publics, hormis les Cybercommunes, ne changent généralement rien à l’exclusion des citoyens dans l’information et la prise de décision. Nous avons également écarté de notre approche les sites à caractère commercial, administratif ou médiatique traditionnel[1]. Les sites n’entrant pas dans cette catégorie furent recherchés à l’aide de plusieurs moteurs de recherche que nous avons interrogés à partir d’identifiants territoriaux (noms de villes, de lieux, d’institutions culturelles, de productions culturelles, etc.). Les premières investigations portant sur cette sélection ont déjà mis en évidence que l’activité de l’Internet ne saurait être mesurée à partir du nombre de sites recensés.
En effet, notre première découverte fut qu’il existait un nombre très important de “ sites fossiles ”, c’est-à-dire de sites qui ont existé de façon éphémère, souvent entre 1998 et 2001, et qui, après leur mort par manque d’actualisation et corrélativement de fréquentation, ont laissé une empreinte sur les moteurs de recherche.
Ce constat, en soi banal, permet néanmoins de distinguer deux catégories d’usagers issus de deux périodes distinctes. Ces sites “ fossiles ” ont été créés par des personnes séduites par la technique, par l’innovation potentielle permise par l’ouverture du Réseau. Elles se sont attelées à construire en HTML des sites fastidieux à faire fonctionner, mais, cette performance accomplie, le site n’avait plus d’intérêt pour leur créateur. Certains d’entre eux ont appliqué leur savoir-faire en créant des applications au profit d’associations, mais ces dernières ont été, elles aussi, incapables de les faire évoluer pour les adapter à leurs propres exigences. Ces technophiles, utilisateurs de première génération n’ont pas réussi à faire la preuve d’une quelconque utilité de ces outils pour le bien public. Le cadre technique restant imposé par des détenteurs du savoir informatique et l’accès au réseau limité par des contraintes économiques (les forfaits de connexions restant encore élevés), L’Internet ne faisait que reproduire des pouvoirs existants. Les discours sur la démocratisation de l’accès à l’information restaient de ce fait totalement incantatoires.
À ces sites fossiles succéda une autre génération d’applications que nous avons pu examiner avec attention. Cette génération se caractérise par un fort projet d’expression personnelle et souvent aussi collective qui s’appuie sur l’Internet comme un simple outil. La quête de performance technique et les usages rêvés d’Internet se raréfient chez ces personnes qui parlent surtout en termes d’efficacité de l’outil. C’est ainsi que les utilisateurs de cette génération cherchent avant tout à faire des économies pour produire et diffuser des informations. On voit aussi se construire des usages reproduisant ceux de media traditionnels. L’Internet est ainsi, un répondeur, un diffuseur d’informations sous forme de mails, un outil de coordination, un espace de discussion, un espace d’affichage de productions ou d’opinions, etc. Ces aptitudes permettent, par filiation d’usage, aux militants que nous avons rencontrés, de démultiplier leur efficacité[2] (Granjon, 2001). Les références technologiques chères aux pionniers de première génération étaient assez rares au moment de l’étude (dernier trimestre 2003). La principale cause de ce changement est imputable à une simplification des outils et à une baisse significative des coûts de connexion et des matériels, ce qui permet maintenant de considérer comme une réalité tangible les phénomènes d’auto-médiation (à la fois autonomisation du lecteur et automatisation du process) annoncés par Jean-Louis WEISSBERG[3] (Weissberg, 1999). Une étape supplémentaire dans la désintermédiation a incontestablement été franchie à cette occasion et il devient dès lors important de suivre l’évolution des formes de celle-ci, ainsi que la recomposition des régimes de circulation et d’utilisation de l’information.
Pour comprendre comment les nouvelles formes de circulation de l’information se construisent, un retour vers le local (au sens territorial) s’impose.
Tous ces sites ont un point commun : ils ont un ancrage territorial plus ou moins affirmé, mais toujours identifiable. L’analyse du contenu des sites montre de fortes références à l’identité locale, voire micro-locale. Les sites mentionnent beaucoup les lieux où s’opèrent les échanges traditionnels (établissements scolaires, établissements socioculturels, espaces festifs, etc.) et ils insistent sur les éléments temporels importants que constituent les manifestations qui s’y déroulent ou bien encore les événements et rythmes forts de cette vie locale que sont les marchés, fêtes collectives, expositions et concerts. Partant de là, un certain nombre de sites créent des liens avec des sites nationaux, voire même se constituent de fait en sites nationaux. C’est par exemple le cas du site du festival des Vieilles Charrues[4] de Carhaix qui accède aujourd’hui à une audience européenne. Mais c’est aussi le fait d’associations locales qui connaissent, lors de leur mise en ligne, une notoriété élargie. Ainsi la protestation exprimée localement contre la construction d’un incinérateur a trouvé vocation à devenir un portail national[5]. En examinant l’organisation locale des sites, on observe une hybridation des espaces de réflexion et d’action qui va du micro-local à un “ global ” qui se situe souvent à l’échelle du canton et rarement au niveau “ planétaire. Alors que nous avons vu que les communes se sont repliées sur elles-mêmes et que les espaces ouverts par les Cybercommunes n’ont pas changé les pratiques politiques locales, une nouvelle aire de sociabilité semble pouvoir bénéficier de ces interactions techniques. Nous avons ainsi pu définir que le “ global ” pertinent se situe au niveau des “ Pays ” où s’exerce la vie sociale en zone rurale.
La question du territoire s’avère occuper un espace très important pour développer l’innovation liée aux usages de l’Internet. L’innovation planétaire n’a pas forcément la visibilité, ni même la réalité, si souvent proclamée ; ce global interfère peu avec le local. Par contre à l’échelle des “ Pays ” nous observons une forme d’innovation concrète. Sa principale caractéristique est qu’elle ne produit pas de nouveaux paradigmes mais brouille les référents traditionnels, distribue différemment les espaces de l’information et de l’action, reconfigure les alliances d’acteurs, mixe les discours et les formes d’exposition. Ce n’est donc pas l’invention de nouvelles organisations que nous chercherons, mais de nouvelles configurations des pratiques existantes. Nous en détaillerons quelques-unes ici.
Une des limites de certaines Cybercommunes provient de leur incapacité à penser l’offre de services en lien avec les transformations des formes de vie rurale. Le pari de la proximité absolue n’a pas toujours été gagné. En effet, l’hyper proximité des services en accès public au détriment de leur qualité n’a pas toujours séduit dans des espaces où l’on est habitué à effectuer des dizaines de kilomètres pour exercer des activités quotidiennes de travail, de consommation, de formation, de culture, etc. L’usage des nouveaux réseaux doit donc être articulé à l’échelle de cette sociabilité rurale afin d’y apporter des ressources de qualité difficilement accessibles par d’autres moyens.
En analysant les espaces où les Cybercommunes ont apporté avec succès ces ressources, on peut voir que ceux-ci recouvrent plus ou moins les aires de sociabilité définies autour des “ Pays ” dont elles matérialisent en quelque sorte une forme d’unité culturelle, économique et sociale. C’est pourquoi les travaux d’évaluation des Cybercommunes qui ont suivi, se sont basés sur l’hypothèse selon laquelle ces “ Pays ” développeraient des outils en réseau facilitant le partage des pratiques et ressources. Hypothèse difficile à vérifier car le niveau de structuration actuelle des pays montre que la volonté affichée d’asseoir les activités locales en grande partie autour des NTIC reste souvent au niveau de la déclaration d’intention politique et que les chargés de mission ne s’appuient guère sur les ressources existantes chez les résidants de ces Pays. Au-delà de ce niveau, l’échelle régionale demeure pérenne indépendamment des technologies utilisées. Lorsque nous regardons les sites bretons, il est flagrant que la zone dans laquelle ils déclenchent des actions sur le terrain est, au plus large, la Bretagne, mais souvent ce sera la commune ou la communauté d’agglomérations. Cela nous rappelle que les systèmes d’acteurs se construisent encore principalement dans l’action de terrain.
S’il est essentiel de rappeler la prégnance de l’espace local dans la constitution des usages des nouveaux réseaux, il ne faudrait pas voir que cette unique dimension. L’Internet est un média qui permet la réplique de l’action (mobilisation simultanée de personnes qui ne se connaissent pas en divers points d’un territoire), la participation synchrone à des actions à diverses échelles (actions physiques locales mais répliquées à plusieurs niveaux du Cyberespace) et la transversalité de l’inscription dans plusieurs réseaux (les fonctionnalités techniques de duplication et de re-routage facilitent cette poly-activité sur le réseau). Les potentiels techniques ne peuvent pas être examinés sous le seul angle de la commutation. Le réseau apparié à d’autres outils numériques apporte simultanément des moyens pour répliquer les actions et les informations, et les met à disposition d’un collectif. Ce type de fonctionnement a été bien décrit notamment par Fabien GRANJON à propos des usages de l’Internet par des militants. Cette référence nous importe beaucoup car l’analyse des sites en région qui sont productifs sur la Toile révèlent qu’ils revendiquent tous une forme de militantisme.
On soulignera aussi que l’action locale, relayée aisément et à coût quasi nul, devient aussi une information globale qui circule sur le réseau. Dès lors que les individus exposent leurs modalités d’actions locales, celles-ci deviennent disponibles pour chacun sur l’Internet. Nous sommes ici en rupture avec des pratiques de mise en publicité intentionnelle du mode opératoire des acteurs de terrain ; ce qui est fait avec l’Internet est visible et réutilisable par tous sans autre forme de médiation. Le mode d’action local devient donc un référent commun à défaut d’être un modèle. Bon nombre d’actions menées au sein du “ Pays de Brest ”, en raison de leur visibilité sur la Toile, sont devenues des références pour une communauté qui s’étend aujourd’hui bien au-delà de la Bretagne[6].
Dans une acception commune, l’aire de l’action (civique, économique, politique, culturelle, etc.) de l’individu est définie par des espaces géographiques structurants. Ces échelles demeurent pérennes car les systèmes d’acteurs se construisent toujours à partir de l’interconnaissance des individus capables de développer des stratégies communes. Toutefois la circulation des modèles d’actions locales que venons d’évoquer démultiplie parfois les actions locales, mais surtout en renforce l’efficacité. La encore les échanges de savoir-faire et les interconnexions de réseaux bénéficient de l’usage simplifié des technologies de coordination et de liaison.
Pourtant cette représentation idéalisée ne doit pas faire illusion. Dans les “ Pays ” où nos travaux ont été conduits, nous avons bien évidemment rencontré des sites “ servant le collectif ” mais nombre d’entre eux le font très maladroitement. Nous voyons naître des utilisations innovantes de l’Internet, mais nous les voyons tout autant disparaître. Nous voyons aussi s’établir une autre sorte de fracture : celle qui divise les acteurs de terrain et les individus qui portent l’action sur la Toile. Il est flagrant que les groupes informels ou les associations structurées ont en commun de ne pas s’approprier collectivement les outils du net, engendrant ainsi leur propre pôle d’experts en communication numérique. Le site représentant ces groupes est quasiment toujours le fait d’un individu qui interagit fort peu à l’interne avec les membres du groupe et privilégie les relations en direction de ses alter ego du cyberespace. Inversement ces échanges sur le net ne bénéficient pas nécessairement à l’action locale dont le cyber-animateur est parfois de plus en plus distant. L’absence de forums de discussion, l’absence de réponses aux questions, l’absence de propositions de contenu et souvent même la rareté des membres disposant d’un accès à Internet ou prêts à l’utiliser est constante sur les sites étudiés.
Un tel constat nous conduits à requalifier la nature de l’action locale en lien avec l’Internet. Il est vrai que, globalement, elle est plutôt bénéfique quant aux résultats observés. Mais le fonctionnement interne dissocie fortement la réalisation de l’action et son inscription sur le réseau. Nombre d’actions locales sont emphatisées par leur mise en visibilité sur le réseau alors qu’elles ne produisent que peu d’effets sur le terrain. L’inverse existe bien évidemment de la même manière, mais nos travaux n’ont évidemment pas permis de les étudier[7].
L’examen du contenu des sites analysés montre que la circulation de l’information s’opère entre le local et un “ global ” plus large. Mais “ plus large ”, signifie ici que l’on échange des informations avec des sites ou des internautes fréquemment situés dans le département, voire dans la région, moins souvent au niveau national et plus rarement au-delà. La finalité intentionnelle (nous avons vu qu’il existe une publicité non-intentionnelle) est donc bien avant tout de mettre en correspondance des problématiques locales comparables ; ainsi des sites d’oppositions municipales n’intéressent souvent que les seuls habitants de la commune et lorsqu’il y a des actions concertées, celles-ci s’organisent plus aisément à l’échelle d’une communauté de communes ou d’un canton. L’information pertinente qui circule au niveau global se situe donc essentiellement au niveau infra-régional.
Parfois il existe une volonté d’envoyer sur le réseau une information comme on lance une bouteille à la mer. Il peut s’agir de promotion culturelle ou artistique (dans notre corpus) ou la cible est imaginée dans un espace indéfini, ou bien répondre à une demande quantifiable comme pour le festival des Vieilles Charrues. Nous constatons aussi que la professionnalisation de l’émetteur favorise la constitution de véritables cahiers des charges préalables à la réalisation des sites. Et, dans ce cas, les acteurs de terrain confient fréquemment leurs réalisations à des professionnels en perdant encore plus le contrôle sur le média.
L’information globale provient aussi parfois d’une fédération nationale qui nous éloigne encore plus de la conception hétérarchique idéalisée par des libertaires du Net[8] (Proulx, 2001, p. 140). En l’occurrence, les sites que nous avons étudiés, conçus de la sorte, reproduisent leurs fonctionnements institutionnels en y sur ajoutant le frein de l’accès technique.
Le bilan que nous dressons de cette information globale est conceptuellement intéressant car il met en scène une indifférenciation grandissante de l’intentionnalité ou de la non-intentionnalité dans la circulation de l’information. Cette problématique est très proche de celle qui s’intéresse aux hybridations entre exposition de l’intimité et entrée dans les espaces publics[9] (Chambat, 1995). L’action locale est une forme de vécu devenant information lors de son exposition dans le cyberespace et c’est sans doute là toute l’originalité apportée par l’extension généralisée de l’accès aux informations sur l’Internet.
L’interrogation sur les formes d’actions et d’informations qui s’échangent entre un niveau local et un niveau global ne fait, somme toute, que reprendre des interrogations sur la nature et la fonction de l'information locale longtemps dévolue aux seuls médias institutionnels. Pour ces derniers, l’intentionnalité est évidente ; c’est la fonction première du travail journalistique de transformer la vie du local en produit informationnel. Passer de l’action locale à l’information globale est donc le cœur de métier du médiateur qui produit la valeur ajoutée de l’information marchande. Ce modèle est donc confronté à l’information par capillarité offerte par les terminaux des internautes et de cette confrontation ne naît pas une concurrence mais une évidente complémentarité résultant, elle aussi, de l’hybridation des deux formes d’information. Si l’on a pu croire à la fin de la précédente décennie que les médias locaux traditionnels pouvaient craindre ce modèle et tenter de l’investir rapidement, leurs expériences souvent malheureuses dans le domaine nous ont aidé à comprendre leur spécificité. Nous sommes en effet confrontés à l’apparition d’une modalité d’accès à l’information qui, à la fois, abolit les temporalités de la médiation[10] (Leal Adghirni, 2000, Ringoot 2000) et parvient à articuler les fonctions de collecte-distribution de l’information entre le micro local et le global en intégrant, sous forme logicielle, des savoir-faire traditionnellement détenus par les médiateurs journalistiques.
Dans ce contexte l’information locale retrouve une vitalité et une densité que les médias classiques ne peuvent plus offrir, ces derniers continuant à apporter une plus value en termes d’agrégation, d’expertise, de mise en édition, de balisage des lectures qui font défaut dans l’information pléthorique des sites locaux. Les sites portails qui tentent d’apporter cette fonction trouvent toujours difficilement leur place dans des catégories existantes. Un site-portail n’est pas un annuaire, il n’est pas non plus une nomenclature, il n’a pas l’aptitude d’un média local à garantir une qualité de l’information, il devient difficilement un espace de promotion, etc. Soulignons pourtant, avec Jean-Michel UTARD[11] (Utard, 2000), une caractéristique technique importante : les liens pointés vers ces sites peuvent aussi s’inscrire dans le corps du discours, auquel cas il ne s’agit plus seulement d’une citation mais d’une continuité de l’énonciation.
Nous trouvons ainsi dans notre corpus quelques uns de ces sites qui ont un fonctionnement que nous pourrions qualifier de “ ribambelle ”, où des acteurs locaux se tiennent par la main pour construire un discours dont l’énonciateur s’efface fortement[12].
Nous venons de voir quelques unes des hybridations dont découlent certaines pratiques de l’Internet local. Cependant, nombre de thèses sur l’affaiblissement des références territoriales, l’émergence de nouvelles organisations communautaires, la libération des carcans de l’expression publique, voire la création ex-nihilo de nouvelles pratiques d’information demeurent très éloignées des réalités observées. Sans prétendre énoncer une conclusion définitive, tant les pratiques sont mouvantes, nous verrons dans cette partie que nombre d’attentes exprimées vis-à-vis des NTIC se limitent à des effets d’annonce.
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L’historique de la mise en place des Cybercommunes bretonnes nous a montré beaucoup de choses, sauf quelque chose qui puisse être qualifié de cyberdémocratie. Des choix politiques ont été opérés par les dirigeants politiques d’un Conseil Régional, des mises en place technocratiques ont été conduites par des services administratifs, des choix techniques ont été opérés par des informaticiens, des applications médiatiques ont été valorisées… Mais où s’inscrit la participation citoyenne dans cette politique publique ? Les centres homologués Cybercommunes n’ont pas eu pour mission de mettre en œuvre une réflexion sur le droit d’accès aux cybertechnologies et à leurs usages. Même si nous soulignions plus haut que les implantations des socioculturels firent débat, ce débat est resté confiné aux groupes les plus proches de ces problématiques et le rapport citoyen aux TIC n’a, curieusement, jamais été mis en débat.
Le préfixe “ Cyber ”,
en dépit d’une certaine propension à fasciner, ne saurait introduire plus de
démocratie dans ces processus décisionnels. Nous avons aussi mentionné le
risque grandissant d’accroître les disparités entre les individus acculturés à
l’informatique et une grande partie des citoyens actifs n’appartenant pas à
cette catégorie.
Les sites analysés montrent fréquemment un accroissement des capacités à coordonner et à généraliser les échanges d’informations numériques au sein des groupes constitués. Les échanges d’informations ne résultent pas forcément d’une démarche volontariste ; nous avons vu que l’action de mise en publicité sur la toile constitue en soi une information, mais une information non intentionnelle, avons-nous précisé. Ni ces usages utilitaires du réseau, ni la publicisation de l’action locale ne témoignent objectivement d’une volonté de créer de nouvelles communautés. Les portails, qui constituent pourtant un lieu de passage important, restent largement attachés à cette logique de circulation et préfèrent souvent la co-existence des réseaux plutôt que leur fédération
Les Cybercommunes ont accru le fossé entre usagers et non usagers des NTIC résultant moins de la disponibilité des technologies que du rapport développé avec des usagers potentiels. L’accès aux machines n’est évidemment pas l’élément principal limitant l’expression et, sauf dans le cadre d’une politique municipale très volontariste comme les ateliers d’écritures publiques mis en place par la municipalité de Brest, les politiques incitatives demeurent incantatoires. Pour le reste, l’expression reste formalisée autour de formes canoniques de type forum, ou bien résultant de pratiques marginales reproduisant l’engouement sans cesse renouvelé pour l’usage de NTIC dans le champ de la formation et de l’expression alternative. Les webtrotteurs et autres ateliers d’expression ont suffisamment de ressemblances avec d’autres utopies technologiques des dernières décennies pour que nous les regardions sans avoir l’impression d’assister à une révolution sociotechnique.
Il serait aisé de poursuivre cette énonciation des
discours iréniques dissous dans le réalisme social, mais cela interroge aussi
notre posture critique de chercheur. Il reste infondé de poser des analyses
définitives durant les phases de constitution de nouvelles pratiques. Ce que
les Cybercommunes nous ont révélé paraît sans doute bien inconsistant eu égard
aux ambitions d’un tel projet. Il est cependant indéniable que se construit une
nouvelle dynamique d’expérimentation de nouvelles configurations des modalités
de communication et de l’action de leurs acteurs. Il est important aussi de
souligner que nous assistons à des phénomènes, d’emprunts, de filiation
classiques, que nous avons identifiés dans les hybridations repérées par cette
étude.
Une multitude d’objets-valises apparaissent chaque jour sur
la toile et nous montrent des pratiques d’auto-édition collectives (webzines)
ou personnelles, voire intimes (weblogues) ou encore coopératives selon
des modalités nouvelles telles les Wiki. La fonction de ces objets valises, comme l’a montré Patrice
FLICHY[13]
(Flichy, 2002), n’est pas de stabiliser des usages, mais au contraire de
permettre la négociation de nouvelles pratiques et leur stabilisation par des
acteurs en mesure de le faire. Si la dynamique de négociation des usages est
active, ce qui manque dans ce paysage mouvant est essentiellement des
positionnements d’acteurs privés ou publics. Les acteurs publics ont, par
l’intermédiaire du Conseil Régional, impulsé un programme essentiel, mais sont
aujourd’hui en quête de relais et de définition des axes prioritaires à
accompagner. Quant aux acteurs privés, ils restent extrêmement discrets dans ce
paysage trop incertain. À part quelques prestataires offrant de simples
réalisations de sites, les objets-valises, évoqués plus haut, ont
insuffisamment opéré leur travail de stabilisation pour les séduire.
CHAMBAT Pierre,
“ Espace public / espace privé : le rôle de la médiation technique ”
in PAILLIART Isabelle (dir.), “ L'espace public et l'emprise de la
communication ”, Grenoble : ELLUG, 1995, pp. 66-98
FLICHY Patrice “ Imaginaire et développement des réseaux techniques. Les apports de l'histoire de l'électrification rurale en France et aux Etats-Unis ”, in Technique et imaginaire, Revue Réseaux, Volume 19 n° 109/2001, février 2002.
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[1] Une précédente étude menée tant en Bretagne que dans différentes régions de France, mais aussi au Canada, aux USA, au Mexique et au Brésil nous avait fait mesurer la limite de l’espace que ces médias souhaitent occuper sur la Toile. cf. DAMIAN Béatrice, RINGOOT Roselyne, RUELLAN Denis, THIERRY Daniel (s/dir.) Inform@tion.local, le paysage médiatique régional à l’ère électronique, Paris, l’Harmattan, coll. Communication et civilisation, 2002, 308 p.
[4] www.vieillescharrues.asso.fr
[5] voir le site : http://www.trinite-surzur.com/
[6] Pour mesurer la portée exemplaire de ce qui se passe dans cette région, consulter le site : http://www.a-brest.net
[7] Toutefois nous avons souvent été étonnés de constater que des manifestations locales importantes, ou des organisations importantes n’étaient parfois présentes sur la toile que par un seul site vitrine ou même totalement absente.
[9] Voir notamment : CHAMBAT Pierre, “ Espace public / espace privé : le rôle de la médiation technique ” in PAILLIART Isabelle (dir.), “ L'espace public et l'emprise de la communication ”, Grenoble : ELLUG, 1995, pp. 66-98.